Alexis Carré, doctorant en philosophie politique à l’ENS. 20 juin 2017
Lors du débat d’entre-deux-tours, Emmanuel Macron avait été interpellé sur l’interdiction de l’UOIF. Il avait répondu que si l’organisation enfreignait la loi, elle serait interdite. Cette réponse ne va pas assez loin.
"[...] De la même façon qu’Uber n’a pas besoin d’un chauffeur professionnel, consacrant sa vie au métier et possédant une licence de taxi, mais de n’importe quel individu disponible au moment et à l’endroit donné, de même Daech n’a pas besoin d’un musulman fanatisé de longue date, consciencieusement entraîné et formé à la dissimulation. Pour les besoins de l’attaque, sa dévotion et sa compétence n’ont pas besoin d’être un sentiment et des facultés mûrs et confirmés dans le temps, seul leur degré d’intensité au moment fatidique compte.
La communication instantanée et globale que permettent les réseaux sociaux, et internet en général, donnent à Daech la possibilité de fournir clé en main à des individus, il est vrai souvent instables, un mode opératoire qui va faire se rencontrer, à un moment donné, une pulsion individuelle et les objectifs de l’organisation. Mais sans cet appel initial de l’État Islamique, l’acte terroriste, sans doute facilité par l’instabilité du sujet, n’existerait tout simplement pas. Des individus instables ont toujours existé sur notre sol. Mais il n’a échappé à personne que les fous ne fonçaient pas spontanément dans la foule il y a de cela quelques années.
Cette nouvelle forme de terrorisme par intérim a l’autre avantage de saturer complètement la capacité de surveillance des services de renseignement et les moyens d’action de la justice. Une trajectoire terroriste a en effet d’autant plus de chance d’être détectable qu’elle nécessite de temps, de rencontres et de ressource pour se constituer. Notre système judiciaire suppose en outre de poursuivre des actes qui ont été commis ou dont les préparatifs constituent déjà une infraction à la loi. Avec ces nouvelles méthodes, Daech peut produire partout dans le monde des profils terroristes en un temps très court, sans entraînement ou transfert d’équipement, sans nécessité de contact avec une hiérarchie. Cela crée autour des militants du circuit long une nébuleuse de terroristes potentiels, parmi lesquels un petit nombre seulement passent à l’acte, mais dont tous ceux qui le font, ou presque, sont issus. La combinaison de leur nombre et de leur imprévisibilité détourne l’attention et épuise les ressources du renseignement. [...]
Le succès de Daech ne saurait donc reposer essentiellement, comme on l’a trop répété, sur sa capacité à utiliser les nouveaux moyens de communication. La capacité de ces contenus disponibles à déclencher des violences ne dépend sans doute ni de leur nombre ni de leur intensité ; ils ne fonctionnent qu’à partir d’un environnement favorable au sein duquel ils vont servir de catalyseur. Ce n’est qu’à partir d’affects déjà présents que leur message va pouvoir se traduire en actes.
Or comment rendre réceptifs à ce message les citoyens d’États libéraux et démocratiques modernes ? Le lien de faible intensité créé par internet n’y suffirait pas sans l’existence de relais locaux qui fournissent à l’organisation terroriste le terreau, le produit transformé, à partir duquel elle va pouvoir confectionner des profils violents. Alors que la communication à longue distance, spectaculaire et explicitement violente, détourne notre attention, nous ignorons l’action locale d’autres acteurs qui, dans la limite des moyens légaux à leur disposition sur notre sol, préparent le terrain du terrorisme. Quelle est leur cible ?
Ces jeunes hommes qui finiront par commettre le pire ont commencé par être des adolescents comme beaucoup d’autres. Or on ne convainc pas instantanément quelqu’un de commettre des atrocités. Cela nécessite une domestication, qui peut prendre plus ou moins de temps, mais qui passera dans tous les cas par une série d’étapes obligées. Le but de la propagande terroriste est, à partir d’un discours général accessible au très grand nombre, d’opérer un ciblage croissant, qui amène l’individu à s’isoler de la société dans son ensemble. Ce n’est qu’une fois extrait de la communauté de ses victimes qu’il est en mesure d’envisager des actions violentes à leur encontre.
Pour Daech, ce matériau initial, dans son acception la plus large, regroupe l’ensemble des jeunes musulmans d’un pays ou d’une zone donnée. Le bruit de fond destiné à ce premier groupe est de faible intensité. Il contient nombre d’éléments qu’à première vue, et isolés de leur contexte, certains d’entre nous hésiteraient à rejeter. C’est pourquoi il trouve des échos, et comme autant de confirmations, dans un nombre incalculable d’organisations nonterroristes ayant pignon sur rue.
Il consiste généralement à dénoncer des actes dont la responsabilité incombe à la communauté nationale dont ces jeunes font partie. Le vol des ressources, la colonisation, la guerre en Irak, les crimes commis en Palestine ou en Syrie etc. A partir de là, cette rhétorique déroule un syllogisme assez simple. Comment ne pas condamner ces actes qui paraissent inacceptables sans s’en rendre complice ? En s’en rendant complice ne trahit-on pas ses racines ? Et quand on les condamne, comment maintenir une communauté de vie ou de destin avec ceux qui les commettent ou les cautionnent ? Le but de ce discours à large spectre est d’éroder l’autorité morale du groupe, qui constitue, plus encore que les forces de sécurité, le premier obstacle s’opposant à des comportements violents. La première raison pour laquelle on ne s’en prend pas à la communauté dont on est membre est en effet que cette dernière prescrit ce qui est bien et mal. Une fois cette prescription remise en cause, des comportements auparavant inenvisageables deviennent possibles. Car à mesure que l’on est pris dans cet engrenage il devient de plus en plus difficile de justifier le refus en bloc de la violence islamiste. On commence par l’expliquer, puis par la comprendre et enfin par la voir comme la réponse à une violence de même nature que commettraient les sociétés libérales contre leurs citoyens musulmans.
L’existence de cette zone grise, de cette première ceinture d’individus est cruciale pour créer l’environnement favorable dont seront plus tard extraits les militants actifs de Daech. En dehors de Syrie et d’Irak, les besoins opérationnels de l’organisation n’excèdent pas quelques centaines d’activistes, mais l’existence de ces derniers repose si ce n’est sur le soutien du moins sur l’hésitation des populations qui les entourent à les combattre ou à les condamner. T. E. Lawrence, qui avait participé, et en partie orchestré, la guerre insurrectionnelle des arabes contre les turcs, soulignait déjà, en 1920, l’importance de cette zone grise : « [les rébellions] doivent avoir le soutien des populations, pas un soutien actif, mais suffisamment de sympathie pour ne pas les trahir au profit de l’ennemi. Les rébellions peuvent être composées de 2% d’actifs dans la force de frappe et de 98% de sympathisants passifs. » Il n’est qu’à se rappeler les circonstances de la cavale de Salah Abdeslam pour s’en convaincre.
Ce travail de fond idéologique nécessite une présence en extension, sur le terrain, et dans le temps. La constitution de ces soutiens passifs, par les moyens qu’elle demande, ne saurait se faire dans l’illégalité et le secret. Elle ne saurait être confiée qu’à des organisations légales qui n’ont d’ailleurs besoin d’aucun lien organisationnel avec des groupes violents. L’ONG Barakacity, récemment perquisitionnée dans le cadre d’une enquête pour financement du terrorisme, pointe vers cette limite trouble entre légalité et illégalité. D’autant que pour contourner l’arsenal répressif des démocraties libérales, ces structures légales n’ont souvent qu’à condamner publiquement le terrorisme, tout en s’autorisant, sous couvert de cette légalité, à promouvoir les opinions et les pratiques qui tendent à le rendre excusable, légitime ou souhaitable dans l’esprit de leurs membres. Dans une forme de double discours, leur action se limite à la répétition des prémices du raisonnement djihadiste, en faisant mine d’ignorer que certains de leurs membres ne manqueront pas de tirer leurs propres conclusions. Les frères musulmans en Égypte, dont est issue l’UOIF, furent les spécialistes de cette rhétorique fondamentaliste soi-disant non violente. Elle est également au coeur du discours de ces États qui financent massivement les associations cultuelles musulmanes en France et dont la responsabilité dans la radicalisation de l’Islam français est bien connue.
Ces dispositifs exploitent une certaine forme de naïveté qui consiste à croire que des ennemis de la République ne vont pas exploiter les formes et les abstractions de la légalité pour la combattre. Ils transforment notre attachement à l’état de droit et à la liberté d’expression en armes destinées à nous détruire. Toutes les organisations terroristes ou révolutionnaires, du Komintern à l’ETA ou l’IRA, ont fait usage de cette sous-traitance de l’agit-prop à des vitrines légales dont l’efficacité reposait justement sur leur autonomie, voire leur rivalité de vitrine, par rapport aux groupes violents. Lénine affirmait déjà, bien avant la stratégie nazi de « prise légale du pouvoir », que « les révolutionnaires qui ne savent pas allier aux formes illégales de lutte toutes les formes légales sont de bien mauvais révolutionnaires ». C’est pour ces raisons qu’une compréhension formelle de la légalité ne saurait permettre une gestion adéquate du problème posé par les promoteurs de l’Islam politique en France. Une politique volontariste, passant peut-être par la mise hors-la-loi, est nécessaire.
D’autant que l’influence de ces organisations est croissante et rayonne bien au-delà de leurs seuls membres. En plus d’événements comme le salon du Bourget, qui est l’un des grands rendez-vous de l’Islam rigoriste en France, une enquête récente menée par l’IFOP pour le compte de l’Institut Montaigne, montre que 37% des musulmans français se sentent représentés par Tariq Ramadan (proche de l’UOIF). Cette même enquête souligne les progrès d’un Islam « sécessionniste » et « autoritaire » chez les plus jeunes. 50% des moins de 25 ans seraient ainsi favorables au niqab ou à la polygamie, contre 20% des plus de 40 ans. Plus qu’un état des lieux, cette étude marque une dynamique, celle de la conquête par ces organisations de l’hégémonie culturelle sur une génération entière de jeunes musulmans français. Avec de telles proportions, il devient clair que dans des territoires entiers, ces opinions, très minoritaires à l’échelle du pays, deviennent la norme, c’est-à-dire remplacent la communauté nationale dans son rôle de prescripteur moral dont nous parlions plus haut.
Or dès que la loi religieuse supplante la loi civile, ou entre simplement en compétition avec elle, cette dernière, lointaine et exigeante, tend plus facilement à apparaître comme une violence exercée de manière illégitime contre la communauté sans défense (l’Oumma) constituée par la loi religieuse (Charia). Et à mesure que l’attachement à l’une favorise le rejet de l’autre, vient la possibilité, puis la nécessité de se porter à sa défense. Daech, et sa communication spectaculaire, n’interviennent en définitive qu’en bout de course afin de fournir les outils d’un dessein que l’environnement culturel a peu à peu préparé par le renversement de l’empire moral des valeurs démocratiques.
Bien sûr, exposé à ce discours la majorité des gens s’arrêteront en cours de route, et resteront des citoyens récalcitrants mais obéissants, en négociant un compromis entre des aspirations et des attachements contradictoires, entre les conforts de la vie moderne et leurs fantasmes identitaires. La biographie de nombreux terroristes n’est rien d’autre que l’empilement de ces hésitations et de ces mouvements contraires. Il n’empêche que, loin de barrer la route à l’itinéraire terroriste, ce fondamentalisme y prépare les quelques élus qui, sans le savoir peut-être, sauteront un jour le pas.
La théorie de la guerre insurrectionnelle permet de saisir le lien de dépendance entre le terrorisme spectaculaire et un écosystème fait d’une très grande majorité de soutiens passifs. Ces derniers forment ensemble, un peuple à défendre, une communauté de prescripteurs qui accepte, ou appelle, tacitement ou explicitement, le terrorisme comme moyen de combattre la violence que constitue pour eux le rejet par la société dans son ensemble d’une loi religieuse régressive et obscurantiste.
Que ces soutiens passifs ne soient pas le produit des mêmes discours ou des mêmes organisations que les terroristes à proprement parler, que ces discours ou ces organisations s’efforcent de respecter les formes de la légalité n’enlève rien à leur rôle dans la constitution de cet écosystème islamiste qui va servir de chambre d’écho et de matrice au terrorisme violent. Toute politique de sécurité qui les ignore se condamne à l’échec en consacrant ses ressources à combattre une propagande numérique insaisissable, tout en laissant agir en toute impunité ceux-là même qui sur son sol lui donnent son public.
La réalisation des buts de l’Islam politique ne peut se faire qu’au prix de l’amoindrissement de toutes les autres potentialités humaines. Il est par nature hostile à la démocratie libérale. Et si l’intégrisme chrétien et juif existent, un traitement égalitaire de ces phénomènes ne se justifie pas dans la mesure où ces derniers n’ont pas d’impact social, et en tout cas aucun lien avec un projet politique violent. Il faut légitimement s’inquiéter de l’attitude de retrait qu’ils incarnent, mais on ne saurait les voir, à la différence de l’intégrisme musulman, comme participant d’une menace grave et imminente pour l’ordre public.
C’est pourquoi il convient, en fonction de ces éléments, de traiter l’Islam politique, non pas comme une opinion religieuse, revendiquant le droit à la coexistence, qui relèverait du régime de la liberté de conscience — et où ne sauraient effectivement exister de discriminations entre les religions — mais comme une menace politique provenant d’une idéologie particulière dont le but est la destruction de notre mode d’existence. Car on ne peut comprendre la violence terroriste pour ce qu’elle est, en faisant mine de la dissocier des idées qui la portent. Et on ne peut prétendre gagner ce combat, dont l’enjeu est la réintégration de la moitié d’une génération de jeunes musulmans dans la République, en laissant libre cours aux organisations qui se donnent pour mission de les en éloigner. Et si l’on peut comprendre les intentions louables qui amènent beaucoup à déclarer que Daech, ou le terrorisme en général, n’ont rien à voir avec l’Islam, il est impossible d’ignorer l’usage nocif dont cette idée a été l’objet. Les promoteurs de l’Islam politique s’en sont en effet servis, et s’en servent encore, afin de propager l’idée qu’il n’y aurait rien de critiquable dans l’Islam en général, et dans le leur en particulier, puisqu’il n’existerait aucun rapport entre celui-ci et la violence de ceux qui agissent en son nom. Le passage très rapide et imprévisible de la radicalisation légale à la radicalisation violente et illégale court-circuite sciemment notre système de justice criminelle, qui ne poursuit que des actes ayant déjà été commis ou dont les préparatifs constituent une infraction à la loi. Des instruments nouveaux et spécifiques sont donc nécessaires pour les combattre en amont, dans cette zone grise qui profite aujourd’hui d’une légalité formelle dont elle utilise les droits pour chercher à la détruire."
Lire "Terrorisme : l’Etat islamique, l’UOIF et la zone grise de la passivité...".
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