(Charlie Hebdo, 25 oct. 23) 25 octobre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Entre les attaques au couteau et les alertes à la bombe, les écoles sont plus que jamais exposées à la violence. Reste à savoir dans quelle mesure on peut en faire des milieux clos et sanctuarisés, à l’écart de la société, et surtout si cela est souhaitable.
Coline Renault
Lire "Terrorisme : bienvenue à l’école de la peur".
« On nous a dit que si on avait peur, nous n’avions qu’à changer de métier. » Le ton est donné. Un soir d’octobre, les professeurs du lycée François-Arago de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) se réunissent avec leur hiérarchie pour une commission d’urgence d’hygiène et de sécurité. Comme Charlie Hebdo le racontait ici la semaine passée, l’établissement vient de connaître neuf alertes à la bombe en deux semaines. Messages Telegram, mails, appels malveillants…, les menaces pleuvent. À chaque fois, élèves et enseignants sont évacués en catastrophe. Une dizaine de professeurs, jugeant le protocole d’urgence insuffisant, ont fait valoir leur droit de retrait. Mais, ce soir-là, la hiérarchie estime que le mot « danger » est « calomnieux ». À croire que le risque fait donc définitivement partie du métier de professeur.
Le 13 octobre, les enseignants étaient en train de se réunir dans le stade après une énième alerte à la bombe quand ils ont appris la mort du professeur de lettres Dominique Bernard lors de l’attentat d’Arras. « Un collègue m’a attrapé le bras et m’a dit : « ça ne rigole plus. Si un fou débarque avec un fusil ou avec sa voiture, nous sommes totalement exposés », se souvient Camille, une enseignante. Nous étions très inquiets. Un avion est passé très bas au-dessus de nous et nos cœurs se sont tous arrêtés de battre. C’est vous dire notre état de stress sur le moment. » Le soir, il faut rassurer par téléphone les élèves angoissés, parfois jusqu’à 23 heures. Eux-mêmes n’en mènent pas large. « Certains de nos collègues songent à démissionner. D’autres sont en arrêt maladie. On n’est pas préparés à cela. Chacune des alertes à la bombe nous rend un peu plus vulnérables », soupire Émile, un autre professeur.
Blague potache ? Peut-être, peut-être pas. C’est suffisant, en tout cas, pour créer un état de tension insupportable au sein du lycée. Le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, a dénombré, le 16 octobre, au moins 168 alertes à la bombe dans les établissements scolaires, partout en France. La peur gagne les écoles, a fortiori les écoles juives. À Sarcelles (Val-d’Oise), qui compte une importante communauté juive, entre 10 et 15 % seulement des élèves étaient présents le vendredi 13 octobre, selon René Taïeb, président de l’Union des communautés juives du Val-d’Oise. Considérés de longue date comme une cible privilégiée par les terroristes, les écoles, collèges et lycées sont plus que jamais exposés à la violence. Le gouvernement a certes annoncé des mesures pour renforcer la sécurité des établissements, comme des patrouilles mobiles de policiers ou des contrôles d’accès des personnes qui pénètrent dans l’enceinte des bâtiments, avec une vérification systématique des sacs, mais la question demeure : faut-il faire de nos écoles des bunkers ?
Des établissements sous haute protection
Dans la Région Auvergne-Rhône-Alpes, des mesures drastiques ont été prises dès 2016, sous l’égide de son président Les Républicains Laurent Wauquiez. Dispositifs antibéliers, établissements encerclés de grillages, alarmes anti-intrusion, filtrage par badge, vidéosurveillance dans et devant l’établissement, portiques de sécurité : les lycées de la Région sont protégés comme des bases militaires de haute sécurité, le tout pour un investissement colossal de 110 millions d’euros. « Quand Laurent Wauquiez a mis en place ces dispositifs, il a dû essuyer beaucoup de critiques, affirme Renaud Pfeffer, vice-président de la Région en charge de la sécurité. Les gens disaient : « Nos lycées ne sont pas des prisons. » Nous considérons qu’il faut sanctuariser les zones scolaires. L’école doit rester un lieu d’épanouissement, de confiance, de sociabilisation. Il faut la protéger, et protéger nos enfants, de la violence de la société. Évidemment, on sait très bien que ce n’est pas fiable à 100 %, mais on crée des obstacles, des embûches aux intrusions. Désormais, même les chefs d’établissement le plébiscitent, tout comme les élèves. »
De façon peut-être moins austère, mais pas moins utile, la Région a également mis en place une équipe mobile chargée d’intervenir sur la gestion des conflits, et de repérer les profils de radicalisation. Première intervention, début septembre, dans un lycée de Clermont-Ferrand, pour une affaire d’abaya. Un père de famille avait menacé de mort un proviseur. « L’équipe a agi en amont pour éviter que la tension monte, et éviter que des situations dégénèrent façon Samuel Paty », explique Renaud Pfeffer.
Sur le terrain, de fait, l’heure est moins au symbole qu’au pragmatisme. Enseignants comme équipes encadrantes veulent du concret, de la sécurité matérielle, tangible, rassurante. À Laval (Mayenne), par exemple, le proviseur Jean-Marc Boigné aimerait voir déployer dans son établissement des portiques de sécurité, et être autorisé à diriger les caméras de surveillance vers l’extérieur du bâtiment. « Nous avons mis en place des moyens humains, avec des personnes qui contrôlent les cartes, fouillent les sacs. Mais nous avons 10 entrées à surveiller dans le lycée. C’est compliqué de sécuriser totalement les bâtiments avec ce protocole », regrette-t-il.
Des mesures contre-productives
Dans le fond, c’est la conception de l’école qui est en jeu. Doit-on en faire un lieu hors du monde ou inscrit dans un quartier, une époque ? Éric Debarbieux, chercheur et fondateur de l’Observatoire européen de la violence à l’école, considère ces dispositifs de sécurité comme contre-productifs. D’un point de vue pratique, parce que les filtrages à l’entrée ralentissent les flux et créent des attroupements, et donc des cibles potentielles. Les portiques d’entrée seraient assez peu efficaces. Mais surtout, la sécurisation à outrance aurait comme effet pervers de « banaliser la violence ». « Les cas aussi extrêmes et dramatiques que ceux qui se sont passés à Arras ou à Conflans-Sainte-Honorine ont pour vocation de terrifier, et ils y arrivent très bien, estime Éric Debarbieux. On ne doit pas mettre en place des dispositifs globaux sur des tragédies exceptionnelles, ce serait irrespectueux pour les victimes. Ce ne sont pas des faits divers parmi d’autres. Cela encourage par ailleurs les récupérations politiques qui vont avec. »
Si on considère la violence qui s’enracine sous toutes ses formes à l’école, avec les agressions de professeurs, le harcèlement scolaire, seulement 0,4 % des faits sont liés à des intrusions de personnes non autorisées dans les bâtiments. « Si vous enfermez l’établissement sur lui-même, vous ne traitez pas les faits de violence qui se passent dans l’enceinte de l’école, poursuit le chercheur. L’école de quartier devient une école dans le quartier ; un ovni dans un champ de betteraves. » Les élèves, le monde extérieur, tout devient potentiellement un ennemi. « Les élèves eux-mêmes, fouillés, sont considérés comme des ennemis, ce qui a comme effet d’encourager la violence et la tension au sein des établissements. Cela se rapproche de la problématique du harcèlement scolaire. La question est bien plus complexe que le technosolutionnisme », ajoute-t-il. Certaines écoles ont réglé le problème en généralisant le distanciel en cas d’alerte à la bombe. Chacun chez soi : c’est sans doute la meilleure façon de vivre vieux. Mais pas forcément mieux instruit."
Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers Assassinat de l’enseignant Dominique Bernard à Arras (13 oct. 23),
Profs menacés dans Atteintes à la laïcité à l’école publique, Les profs d’histoire en première ligne dans Ecole : Histoire dans Ecole : programmes, dans Ecole (note de la rédaction CLR).
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