par Gaston Crémieux, membre de "On vous voit", collaborateur du "Droit de Vivre" et de "Franc-Tireur". 19 juin 2022
En 1870, le décret Crémieux attribue la citoyenneté française aux juifs d’Algérie. Sur Hors-Série, affilié à Arrêt sur images, l’émission du 18 juin 2022 donne la parole à Maurice Samuels, historien à l’Université de Yale, auteur de Le droit à la différence. L’universalisme français et les juifs (éd. La Découverte). Il avance notamment qu’existerait de longue date en France un "philosémitisme d’État".
Voir "De Crémieux à Valls : le philosémitisme d’État".
(Ce texte est la reprise d’un fil publié sur Twitter le 19 juin 2022.)
Toujours les mêmes mensonges antisémites sur le décret Crémieux, le supposé philosémitisme d’Etat et le tort fait aux musulmans algériens en leur refusant la citoyenneté "à cause des juifs".
Il y eut en fait deux décrets et une longue histoire de ce discours anti-Crémieux.
Le sénatus-consulte de 1865 (Second Empire) avait accordé aux indigènes israélites et musulmans d’Algérie un statut de Français de seconde zone : bénéfice d’un statut personnel conforme aux règles de leur religion, accès limité aux emplois civils, pas de droits politiques. En revanche, ils pouvaient obtenir la citoyenneté française en renonçant à leur statut personnel. Cela ne signifiait pas renoncer à sa religion mais à aux règles, coutumes, juridictions et chefferies traditionnelles (sans apostasie). Les demandes sont rares.
Dans Un temps pour haïr (Grasset, 2018), Marc Weitzmann refait l’histoire du "statut personnel", qui fut inventé par le secrétaire du colonisateur-massacreur Bugeaud, Thomas Urbain, converti à l’islam et adepte d’un développement séparé anti-universaliste préservant "les races et les moeurs".
Très arabo-islamophile, Thomas Urbain est également totalement antisémite (et aussi opposé aux Kabyles, imparfaitement "purs"). Il voit dans le statut personnel une façon d’empêcher l’émancipation des juifs, obtenue en métropole depuis la Révolution.
La République met fin à ses espoirs : il y a deux décrets Crémieux, dus à la Troisième République naissante, un pour les juifs, un pour les musulmans. Pour les juifs, c’est l’assimilation. Ils sont déclarés citoyens français, le statut personnel est aboli.
Cependant la Chambre des députés envisage, quelques mois plus tard, l’abrogation de ce décret. Sans doute ce fameux "philosémitisme d’Etat". Le gouvernement Thiers en limite la portée : les juifs sahariens n’en bénéficieront pas. Ils accèderont en 1961 à la citoyenneté française.
Pour les musulmans, le second décret Crémieux conserve le droit d’option. Ou garder le statut particulier ou demander la citoyenneté française. La plupart d’entre eux conserveront leur statut personnel, poussés en cela par les chefferies coutumières, désireuses de maintenir leur autorité.
1700 notables algériens se sont ainsi opposés en 1887 à la naturalisation de masse des musulmans.
Plus tard, la loi Jonnart de 1919 permit aux anciens combattants algériens d’obtenir la citoyenneté. Cet accès à la citoyenneté fut freiné par l’attachement au statut personnel et la mauvaise volonté coloniale. Malgré la loi de 1946, qui accorde à tous la nationalité française, les droits politiques des personnes ayant conservé leur statut personnel restent limités par le double collège, organisé pour encadrer les droits politiques des musulmans.
Cette histoire complexe fait l’objet d’une réécriture par l’antisémitisme de droite, de gauche ou d’origine islamiste.
Il vise à expliquer les décrets Crémieux par un philosémitisme d’Etat mal placé spoliant les musulmans au profit des Juifs.
Ainsi, Drumont donne dans l’arabophilie antisémite à la Thomas Urbain et explique faussement la révolte kabyle de 71 par le décret Crémieux.
Mimétique de Drumont et sa France juive, le colon algérien antisémite Georges Meynié développe dans L’Algérie juive le mensonge de la prise de pouvoir des juifs sur l’Algérie et de la spoliation des musulmans.
Les députés du groupe antijuif de Drumont, élus des colons d’Algérie, popularisent une Marseillaise antijuive et anti-Crémieux où il cherchent à rallier les populations arabes à leur antisémitisme arabophile.
Ces menées d’extrême droite trouveront leur aboutissement dans l’abrogation du décret Crémieux par Vichy. Interdit aux juifs, l’accès à la citoyenneté était paradoxalement préservé pour les musulmans.
Prenant le relais d’une extrême droite défaite, le cliché d’un décret Crémieux discriminant fut repris par le camp nationaliste arabe. Ainsi Ferhat Abbas en fait une source de frustration pour les musulmans, comme le montre Georges Bensoussan.
On sera peu étonné de cette prise de position quand on découvrira un jeune F. Abbas maurassien, fondateur de l’Action algérienne mimétique de l’Action française et d’accord avec Thomas Urbain sur la préservation anti-universaliste des races et des moeurs.
On retrouvera ce maurassisme chez les nationalistes islamistes de la Nation algérienne avec la dénonciation de l’"arrogance" des juifs depuis le décret Crémieux (cf. Algérie, une autre histoire de l’indépendance de Nedjib Sidi Moussa, PUF, 2019).
Maurras est alors sur la même ligne. Les émeutes de 1934 sont causées l’animosité des musulmans envers le décret Crémieux.
Idem chez Foudil Larabi, nationaliste algérien (et islamiste) qui rejoindra le PPF fasciste de Doriot : dénonciation du décret Crémieux et rejet du projet Blum Viollette d’accès à la citoyenneté des musulmans.
Pour l’extrême droite française, l’extrême droite des colons et la frange d’extrême droite du nationalisme algérien, l’objectif est double : enlever toute citoyenneté aux juifs et préserver le statut personnel, garant du développement séparé des musulmans.
On n’est pas étonné, en tirant le fil, de retrouver ce même schéma chez le leader des islamistes du FIS, Ali Belhadj : la citoyenneté et la laïcité y sont rejetées et considérées comme l’arme des juifs contre l’islam.
Ces allers-retours entre l’extrême droite française et l’extrême droite algérienne n’ont pas échappé au démagogue antisémite Dieudonné, qui se précipita pour proposer au pouvoir algérien un film pour poursuivre les mensonges sur le décret Crémieux.
On retrouve cet argument de la discrimination chez Houria Bouteldja pour justifier l’antisémitisme musulman et également la thèse, reprise par le sinistre Maurice Samuels, du "philosémitisme d’Etat" assimilé à un "racisme républicain".
Soral considère le décret Crémieux comme un outil de subversion de la société française par les juifs et de trahison de la société algérienne. Il justifie l’abrogation vichyste et veut en convaincre "les Algériens".
Nedjib Sidi Moussa a montré la réalité d’une pénétration de l’idéologie antisémite et complotiste de Dieudonné et Soral en Algérie. Cet aller-retour de plus entre extrême droite algérienne et française se fait encore via la critique du Décret Crémieux.
A véhiculer sous couvert d’une critique "anticoloniale" les mêmes mensonges historiques sur les décrets Crémieux, Hors-Série prend la lourde responsabilité d’alimenter une rhétorique d’extrême droite, anti-Lumières, qui monte les musulmans contre les juifs.
Gaston Crémieux
Comité Laïcité République
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