Stephen Smith, ancien journaliste (Libération, Le Monde...), professeur d’études africaines à l’université Duke aux États-Unis. 14 décembre 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Stephen Smith, La Ruée vers l’Europe, La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Grasset, 2018, 272 p., 19,50 €.
"[...] L’enjeu, ce ne sont évidemment pas 230 réfugiés de plus ou de moins en Europe. L’intérêt, c’est d’afficher ses couleurs, de compter ses troupes et de serrer les rangs face à un ennemi forcément infâme. C’est totem et tabou. Tout est fait pour qu’un compromis - une politique de migration, fruit d’une délibération et sujette à révision - ne soit pas possible. De part et d’autre, on préfère l’effet de loupe au tableau de bord. Donc on n’avance pas.
Par exemple, on ne renégocie pas le règlement de Dublin, qui stipule que la demande d’asile doit être traitée par le pays où le requérant a mis pied dans l’espace Schengen - et qui divise l’Europe en États exposés en première ligne et États plus abrités à l’intérieur. Pas plus qu’on ne cherche à redéfinir le droit d’asile, alors qu’aujourd’hui la plupart des demandeurs sont des réfugiés de la pauvreté. Au lieu de s’attaquer à ces montagnes, on préfère « sauver l’honneur » ou « assumer ses responsabilités » un bateau après l’autre… [...]
Dans La Ruée vers l’Europe (Grasset), vous estimiez que notre continent n’en était qu’au début des grands mouvements migratoires venant d’Afrique. Près de cinq ans après la publication de ce livre, avez-vous le sentiment que votre constat se vérifie ?
Absolument. La tendance lourde que j’ai décrite s’impose, bien que les circonstances changent sans cesse, parfois de façon inattendue. Ainsi, je ne me doutais pas en 2018 qu’une pandémie allait mettre une sourdine aux mouvements migratoires pendant deux années. Ou que l’économie mondiale allait entrer dans une crise de déconnexion dont les effets sur la migration africaine sont contradictoires : d’un côté, le désespoir s’accroît en Afrique, mais, de l’autre, le développement du continent s’en trouve ralenti et, de ce fait, le nombre de candidats au départ pouvant réunir le pactole de départ pour prendre la route s’accroît plus lentement. Enfin, dans les années à venir, des réfugiés climatiques vont sans doute renforcer les flux migratoires. Mais, en l’absence de précédent, il est difficile d’anticiper l’ampleur du phénomène.
Malgré ces nombreuses contingences, il suffit de lever la tête pour constater l’évolution en cours. En 1960, au moment des indépendances au sud du Sahara, moins de 30.000 Subsahariens vivaient en France ; aujourd’hui, si l’on compte la première et la deuxième génération, ils sont près de 2 millions. En 1980, 4% des immigrés arrivant en France venaient du sud du Sahara ; en 2020, toujours selon les chiffres de l’Insee, leur proportion était de 18%. Cette pression migratoire ne se relâchera pas, alors que la population africaine - quelque 300 millions d’habitants en 1960 - passera de 1,4 milliard aujourd’hui à 2,5 milliards en 2050, le temps d’une génération.
La pression montante se fait sentir même aux États-Unis. Entre 2000 et 2010, davantage d’Africains y sont arrivés - plus de 400.000 - que pendant les trois siècles et demi qu’a duré la traite transatlantique.
Il y a un très fort sentiment d’impuissance publique par rapport à l’immigration. Des actions peuvent-elles être entreprises, ou bien faut-il se résoudre à une immigration inéluctable compte tenu du rapport de force démographique ?
Quand la migration - la « reconfiguration de la géographie humaine du monde » - est présentée comme la tectonique des plaques, c’est-à-dire un phénomène naturel sur lequel nous n’avons pas prise, la résignation s’invite. Et le sentiment d’impuissance se renforce quand les seules solutions proposées sont un rêve d’ado ou un cauchemar, à savoir un monde sans frontières ou un monde découpé par des rideaux de fer. Déjà, l’Europe n’arrive pas à gérer son espace commun. Alors, comment croire à une gouvernance planétaire de la migration qui ne soit pas chaotique ? Et, en face, comment appeler de ses vœux l’apartheid à l’échelle mondiale ? [...]"
Lire « Chaque migrant qui quitte l’Afrique renforce un sentiment d’échec collectif ».
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Immigration (note du CLR).
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