Revue de presse

Sorcières : "Un parent du sage Montaigne fait régner la terreur en Pays basque" (Le Figaro, 18 juil. 24)

(Le Figaro, 18 juil. 24) 25 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La chasse aux sorcières n’a pas été menée que par de sombres brutes. Elle a été aussi le fait de grands juristes, comme Jean Bodin ou par un neveu de Montaigne, Pierre de Lancre, humaniste raffiné, qui a pourtant sévi avec intransigeance.

Par Jacques de Saint Victor

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Lire "Chasse aux sorcières : quand un parent du sage Montaigne faisait régner la terreur en Pays basque".

La chasse aux sorcières révèle bien des paradoxes rompant avec certains de nos préjugés les plus ancrés. Cette persécution n’est pas un privilège de l’Inquisition. À l’époque des guerres de Religion, les pays protestants poursuivent autant la sorcellerie que les pays catholiques, voire plus, en raison de certaines tendances puritaines. C’est même dans les États allemands qu’on a brûlé le plus de sorcières en Europe, la France venant juste après. Paradoxalement, certains pays d’inquisition, comme l’Italie, se sont moins acharnés contre les sorcières. Et, le plus singulier, ce sont souvent de grands esprits qui se sont montrés les plus virulents chez nous dans la chasse à la sorcellerie.

Nous avons déjà évoqué un des plus célèbres juristes français, Jean Bodin, brillant professeur de droit, auteur de La Démonomanie des sorciers (1580), qui, comme chacun le sait, a été l’inventeur de la notion moderne de souveraineté. L’auteur des Six Livres de la République (1576) s’intéressait à toutes les cultures et à toutes les religions, notamment le judaïsme. On le présente souvent comme un défenseur de l’absolutisme, mais c’était au nom de la liberté de conscience. Il plaidait pour un pouvoir laïc fort, car il ne voyait que cette solution, dans le contexte des guerres religieuses, pour assurer à chacun la possibilité d’exercer le culte de son choix. Bodin, parfois surnommé le «  Montesquieu de la Renaissance », appartenait comme Montaigne au camp des «  Politiques », c’est-à-dire des partisans d’un dépassement par le pouvoir laïc du conflit opposant les factions religieuses.

Cette logique est à l’origine de l’édit de tolérance. Mais, contrairement à Montaigne, Bodin va s’acharner contre les sorciers avec un étrange fanatisme. Il prendra même la plume pour écrire une Réfutation des opinions de Jean Wier (Johann Weyer), un des rares esprits éclairés de ce siècle ayant dénoncé dans la chasse aux sorcières un «  bain de sang d’innocents ». On finit par y perdre son latin. En général, les biographes de Bodin négligent cet aspect du grand penseur. L’historien anglais Trevor-Roper, spécialiste de la sorcellerie, écrit pourtant à raison que «  c’est une expérience atterrante que de feuilleter le livre de Bodin (…) et de voir ce grand homme (…) qui réclame la mort sur le gril, non seulement pour les sorcières, mais aussi pour tous ceux qui mettent en doute un seul détail grotesque de la mythologie nouvelle ». D’autres grands esprits de ce temps ont été pris dans cette frénésie d’époque. Des médecins de grand renom, comme le calviniste Ambroise Paré, dénoncent dans leurs œuvres médicales l’existence des sorciers. On citera aussi pour mémoire le roi d’Écosse Jacques VI Stuart (1567-1625), tellement préoccupé par la sorcellerie parce qu’il se croyait envoûté qu’il rédigea en 1597, avant de devenir roi d’Angleterre, un livre très sévère sur les sorciers, la Daemonologie, dans lequel il encourage la chasse «  de ces détestables esclaves du diable » qui, selon ce monarque, «  méritent la punition la plus sévère ».

Mais aucun ne fera peut-être autant parler de lui qu’un brillant magistrat d’origine basque, aujourd’hui bien oublié, un certain Pierre de Rosteguy, sieur de Lancre, conseiller au Parlement de Bordeaux. Ce juge peut paraître en surface un modèle de l’humaniste du XVIe siècle, helléniste, intéressé à la kabbale, bon danseur, joueur de luth et grand voyageur, ayant étudié le droit à Turin puis sillonné l’Italie, de Venise à Naples. Cet homme riche et esthète, passionné par l’Antiquité, a même épousé une petite-nièce de Montaigne, un des rares à n’avoir jamais cédé à cette mode de la sorcellerie. Mais cette parenté n’a pas inspiré de Lancre. Ce juge raffiné craint autant les Juifs que les sorciers (souvent ces deux obsessions sont liées). Il voit le diable partout. Dans un de ses tours d’Italie, il prétend avoir assisté à Rome à la transformation d’une jeune fille en garçon sous l’influence du démon (sic). Cet homme très attiré par le mal, tout en le redoutant plus que tout, est tiraillé par d’étranges démons intérieurs - certains historiens, comme son biographe Roland Ville neuve, évoquent une probable homosexualité refoulée (par son insistance, dans ses descriptions du sabbat, sur les scènes de sodomie).

Celui que Trevor-Roper désigne comme le prototype d’un «  enchanting persecutor  », un persécuteur mondain, va être chargé en 1609 par le «  bon roi » Henri IV de réprimer la sorcellerie au Pays basque. De Lancre va y mener une répression si féroce et si fanatique qu’il suscitera un soulèvement de la population de la province du Labourd.

Un esprit dérangé
Il a laissé un récit très précis de son œuvre funeste. Un historien royaliste du XIXe siècle, le comte d’Aubert de Résie, dit que ses confessions lui font penser à celles d’un «  représentant du peuple racontant en 1793, à la tribune de la Convention, les horreurs de son proconsulat ». Même exaltation, même absence de remords, même sentiment de nécessité et de salut (celui des âmes n’étant pas moins sanguinaire que le «  salut public »). Au fond, la folie purificatrice est une forma mentis qui est de toutes les époques et de tous les camps, mais la faiblesse des régimes absolus est de laisser plus facilement à ces individus dérangés la capacité de nuire. Et il est à noter, comme ajoute Résie pour le déplorer, que les «  jugements barbares » de De Lancre ont été «  rendus au nom d’un des meilleurs rois qui aient gouverné la France  », Henri IV, au fond peut-être plus superstitieux qu’il n’y paraît.

Pierre de Lancre arrive en juillet 1609 dans la région de Bayonne. Le Labourd est un pays pauvre et reculé, où les habitants parlent le basque et non le français. Des accusations de sorcellerie se multiplient depuis 1605. Cette année-là, les élus de Saint-Jean-de-Luz ont demandé au Parlement de Bordeaux de condamner une dizaine de sorcières emprisonnées à Bayonne. Ces affaires sombres cachent en réalité des luttes de pouvoir entre familles locales. Saisissant vite cet arrière-plan, les juges bordelais décident de ne pas donner suite. Mais la noblesse basque insiste auprès d’Henri IV, qui crée finalement en 1608 une commission extraordinaire et charge deux spécialistes de démonologie, le président d’Espagnet et le conseiller de Lancre, de se rendre sur place pour réprimer la sorcellerie. Les lettres patentes de ces deux inquisiteurs laïcs sont publiées le 17 janvier 1609. Elles leur donnent pendant six mois le droit de vie et de mort sur toute la population de la province. D’Espagnet se désintéresse très vite de la question, qui lui semble insignifiante, mais de Lancre prend sa charge très au sérieux. Il est même exalté et écrira dans Du sortilège (1627) : «  Que la Justice arbore les estrapades et les gibets, qu’elle étende le glaive, la corde, la roue, le feu, et les tortures largement sur les scélérats et les méchants.  » On croirait un de Maistre exaltant le bourreau. C’est cet esprit dérangé qui se déplace de paroisses en paroisses à la recherche des sorciers.

La panique se répand dans la région. Dans chaque village où Pierre de Lancre arrive avec la troupe, les habitants s’enfuient. De Lancre perquisitionne, interroge et arrête n’importe qui. Les prisons regorgent vite d’innocents, souvent des filles, emprisonnés sur de simples ragots. De Lancre est très misogyne, estimant que, depuis Médée et Circé, la femme est plus encline à la sorcellerie.

Véritable massacre judiciaire
Le tribunal qu’il a institué à Saint-Pée voit passer en seulement quatre mois plus de 500 personnes «  marquées du caractère du diable  » et 500 enfants. Beaucoup connaîtront le bûcher. Il use de tous les moyens pour faire avouer la sorcellerie, y compris les lettres anonymes et les témoignages d’enfants de moins de 8 ans. Il s’attaque même au clergé basque, accusé de protéger les sorciers, et attire un essaim de personnes, hâbleurs, escrocs, charlatans qui, pour diverses raisons (jalousies conjugales, rivalités de voisinage, vengeance des enfants contre les parents, etc.), se dénoncent les uns les autres. On ne sait pas exactement combien de personnes ont été condamnées par de Lancre, car les procédures ont été brûlées avec les accusés, «  afin qu’aucune trace ne demeurât de leurs terribles forfaits ». Les historiens sont divisés. Les chiffres oscillent entre plusieurs centaines (Robert Mandrou) et une centaine (Trevor-Roper). Mais même cette fourchette basse est colossale. En effet, cette commission n’a agi que sur une durée très courte (six mois). On peut parler d’un véritable massacre judiciaire.

Son œuvre finit par susciter de telles émeutes dans le Labourd que l’évêque de Bayonne, Bertrand d’Echaux, supplie le roi de rappeler de Lancre, qui a même commencé à trouver la justice ecclésiastique, l’officialité, «  suspecte » de complicité avec le démon. Ce point est très surprenant et mérite une remarque. Le juge laïque est bien plus féroce que le juge d’inquisition. De Lancre ira jusqu’à déplorer la mansuétude de l’Inquisition espagnole. Il considère que les juges du Saint-Office, qui œuvrent peu après du côté espagnol, sont bien trop laxistes. Seules six personnes ont été brûlées par l’Inquisition de juin à novembre 1610 en Navarre, alors que lui, sur la même période, en a fait brûler au moins vingt fois plus. De Lancre se félicite de voir la justice du roi n’être pas aussi faible. Quand on examine les rapports des inquisiteurs espagnols, on réalise avec peine que ce n’est pas la justice laïque, mais celle de l’Inquisition qui a fait preuve de bien plus de lucidité, en affirmant n’avoir pas trouvé la «  moindre indication permettant de déduire qu’un seul acte de sorcellerie ait réellement eu lieu ».

Henri IV ne cessa jamais d’accorder sa confiance à de Lancre. Face aux émeutes, il se borna à ne pas renouveler la mission du magistrat qui finit paisiblement ses jours en 1631, âgé de 78 ans, un peu amer, mais n’ayant jamais exprimé le moindre regret. Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Peu après sa croisade en Labourd, le roi a désigné un autre inquisiteur laïc, le baron de Laubardemont, qui va égaler en Béarn les brillants exploits de De Lancre chez les Basques. La terreur continue à s’abattre sur ce Sud-Ouest martyrisé et le baron de Laubardemont, qui entrera par la suite au service de Richelieu, fera reparler de lui comme tortionnaire d’Urbain Grandier, le principal accusé de sorcellerie dans l’affaire des possédées de Loudun."


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro : "La véritable histoire des sorcières" (juil. 24) (note de la rédaction CLR).


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