Revue de presse

Sorcières : "La ténébreuse affaire des possédées de Loudun" (Le Figaro, 19 juil. 24)

(Le Figaro, 19 juil. 24) 26 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Sous le règne de Louis XIII, le cardinal de Richelieu ne va pas montrer plus de hauteur de vue que le roi Henri IV avec les sorciers du Labourd. Dans la très célèbre affaire des possédées de Loudun, le cardinal offre ce visage ombrageux et machiavélien qu’Alexandre Dumas lui prête dans Les Trois Mousquetaires et on finit par penser que, même inexact, le roman en dit parfois plus qu’il n’y paraît sur les aspects cachés de certains grands personnages.

Par Jacques de Saint Victor

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Lire "« Crime de magie, maléfice et possession » : la ténébreuse affaire des possédées de Loudun".

L’histoire des possédées de Loudun a défrayé les annales judiciaires mais elle est assez peu connue dans son déroulé. C’est une affaire complexe qui a inspiré Aldous Huxley et été bien étudiée par l’historien Michel Carmona. Elle continue malgré tout à conserver quelques zones d’ombre. Elle est en outre très politique puisqu’elle se déroule dans une petite ville du Poitou, fort marquée par la présence protestante, proche de Luçon, cet «  évêché crotté » où le jeune Richelieu a fait ses premières armes. La province est alors considérée par l’église comme une terre de mission. Le cardinal a gardé un fort mauvais souvenir de sa visite à Loudun qui ne relève pas juridiquement de son diocèse. Il a été confronté en 1618, alors qu’il n’était qu’évêque de Luçon, à la morgue d’un jeune et brillant ecclésiastique, un certain Urbain Grandier, né vers 1590, et devenu curé de l’église Saint-Pierre-du-Marché. Lors d’une procession, Grandier a obtenu que Richelieu lui cède la première place car l’évêque n’a à Loudun que le titre de prieur de Coussay alors que Grandier est chanoine prébendé de Sainte-Croix-de-Loudun ; or, si un évêque passe devant un curé, un simple prieur doit céder le pas à un chanoine. Richelieu s’est incliné, mais de mauvaise grâce. Ce sont parfois ces petites blessures d’amour-propre qui s’oublient le moins.

Quelques années plus tard, en 1632, alors que le cardinal est au sommet de sa puissance, ce même Urbain Grandier va se trouver au cœur d’un scandale retentissant de sorcellerie, ou plutôt de possession diabolique. Certaines religieuses du couvent des Ursulines de Loudun se disent ensorcelées par Asmodée à la demande d’un sorcier qui n’est autre que le curé de Loudun.

Urbain Grandier, esprit brillant, bel homme, séducteur même, proche du Don Juan qui est publié en Espagne à la même époque, cultive un parfum de scandale. Il poursuit le succès et les femmes. Formé chez les Jésuites de Bordeaux, Grandier aime s’écouter parler. Il connaît les ficelles de la rhétorique, peut se montrer parfois audacieux, et monte en chaire comme on va au théâtre. Ses mots d’esprit, ses audaces, ses saillies ravissent les âmes simples, faciles à manipuler. À Loudun, où beaucoup s’ennuient, on se précipite à l’église Saint-Pierre pour écouter ses sermons. Durant la semaine, les salons de la petite ville ne bruissent plus que des fulgurances du bel abbé. Les femmes se l’arrachent comme confesseur car elles adorent la complicité qu’offre l’ombre du confessionnal. Le curé de Saint-Pierre n’hésite pas à les séduire. Les moins farouches cèdent. Grandier est audacieux. On lui prête plusieurs histoires, dont l’une avec la femme du procureur du roi. L’adultère finit dans le sordide car la propre fille de la maîtresse de Grandier tombe enceinte de ses œuvres. Loin de s’en mortifier, Grandier rédige à la même époque un pamphlet contre le célibat des prêtres afin de proposer, laisse-t-il entendre, d’être à la fois le curé et le mari de la jeune fille. Il est le prototype de ces abbés volages qui séduiront la cour de Versailles un siècle plus tard.

Mais, comme l’abbé du film Ridicule, Grandier est aussi fat que maladroit. Il est enivré par son succès et se montre imprudent. Il n’hésite pas à se moquer des moines et des moniales de la ville de Loudun qu’il juge bien peu instruits. Ses sarcasmes déplaisent fortement à certains membres du clergé, dont la supérieure du couvent des Ursulines, une femme de bonne noblesse, Jeanne des Anges. Soit par conviction, soit par dérangement mental, soit par manipulation, comme semblent le penser la plupart des historiens, la supérieure des Ursulines va affirmer en 1632 être victime de «  possessions démoniaques ». Elle accuse l’abbé Grandier d’être la cause de cette possession qui se répand dans son couvent. Certains historiens affirment que Jeanne des Anges aurait monté toute cette machination pour attirer la lumière sur son institution. Une possession diabolique ? Pour les Ursulines de Loudun, c’est la certitude de se faire à l’époque de la publicité. Et comme Grandier a beaucoup d’ennemis, la rumeur enfle vite. Le public commence du reste à se presser au couvent pour assister à ces représentations étranges où les sœurs se mettent en scène, parfois sur des estrades, comme au théâtre, en poussant des cris, en lâchant des propos obscènes ou pornographiques, tombant parfois en convulsion après avoir évoqué des scènes torrides avec les démons. Cette forme de psychose collective est hélas fréquente depuis le début du siècle. Elle a d’abord défrayé la chronique dans un couvent d’Aix où l’abbé Gaufridy a été accusé des mêmes turpitudes par quelques sœurs atteintes de convulsions et cette mode des possédées se répand en France.

Après l’affaire de Loudun, on en rencontrera une autre fort similaire à Louviers. Et bien d’autres encore. On a parlé d’une «  épidémie des couvents ». Elle s’explique en partie parce que, depuis le concile de Trente, la situation s’est durcie dans les couvents. Le concile, tout en cherchant à lutter contre les vocations forcées, a dans sa 25e session (canon 5) renforcé drastiquement la claustration des religieuses. Or, beaucoup de jeunes filles nobles sans fortune ont été envoyées au couvent, sans se soucier de savoir si elles ont la moindre vocation. Ces religieuses malgré elles, qui pouvaient sortir facilement au Moyen Âge, se sentent tout à coup prises au piège. Certaines, désespérées à l’idée de ne plus voir le monde, se mettent, par mélancolie ou frustration, à avoir d’étranges pensées, en particulier la nuit. Par contagion, elles entretiennent une sorte de délire collectif entre les quatre murs clos des établissements religieux.

Le scandale de Loudun dérange le cardinal de Richelieu mais il y voit très vite un bon moyen de se débarrasser de Grandier, qui a aggravé son cas en publiant un pamphlet contre le principal ministre de Louis XIII, Lettre de la cordonnière de Loudun, exploitant des secrets qui auraient été obtenus de la reine Marie de Médicis dont la cordonnière, probable maîtresse de Grandier, avait été la confidente.

Le cardinal dispose sur place d’un homme sûr et brutal, qu’il a envoyé pour démolir le château de cette ancienne place forte protestante. Le baron de Laubardemont a l’expérience de la chasse aux sorcières puisqu’il a, on l’a vu, terrorisé le Béarn à la fin du règne précédent. Il est en outre parent de Jeanne des Anges. Richelieu le charge d’une commission extraordinaire pour juger Grandier et rétablir le calme dans la cité. Il suit le principe du grand inquisiteur espagnol, Francisco Pena, pour qui la condamnation à mort d’un pécheur n’est pas destinée à sauver l’âme de l’accusé mais a pour objectif de «  maintenir le bien public et de terroriser le peuple ».

Le baron de Laubardemont est l’homme idoine. Il n’a pas le moindre scrupule et se vante de pouvoir faire condamner à mort quiconque dès lors qu’on lui procure trois lignes de ses écrits. Grandier est aussitôt arrêté, interrogé, son domicile perquisitionné. On ne trouve rien. Peu importe. Le baron fait raser entièrement le prêtre pour rechercher sur son corps la marque du diable. Les sœurs prétendent qu’on en trouverait des traces sur son anus et ses testicules. Le pauvre Grandier, ayant perdu toute dignité, abandonné par sa hiérarchie, est livré au piqueur. On le perce dans ses parties intimes avec une aiguille et le chirurgien décèle un point d’insensibilité. Stigma diaboli ? Grandier nie. Il prétend qu’on ne l’aurait pas piqué à cet endroit. Le baron de Laubardemont hésite. Alors les Ursulines insistent, elles se disent toujours les victimes des manœuvres de Grandier et pressent l’envoyé du roi de sévir sans hésiter. Les victimes d’un sorcier ont des droits… Le baron explique alors à sa parente que, pour condamner Grandier avec certitude, il faudrait mettre la main sur son «  pacte avec le diable »…

Qu’à cela ne tienne ! Jeanne des Anges le fournit dans les jours suivants, prétendant que ce pacte lui a été apporté par Asmodée, le démon qui habiterait son propre corps. Et la supérieure des Ursulines affirme qu’Asmodée l’aurait lui-même copié dans le cabinet du diable. On nage en plein délire mais cela suffit au baron pour faire condamner à mort Urbain Grandier. Désormais convaincu du «  crime de magie, maléfice et possession », ce dernier est soumis à une ultime torture. On lui brise les jambes dans des brodequins. Le baron assiste en personne à la torture et, dans un luxe de sadisme, insiste pour qu’on utilise deux coins supplémentaires contre Grandier. Le prêtre qui l’accompagne le conjure d’avouer pour abréger ses souffrances. Mais que peut-il dire ? Grandier est finalement condamné au bûcher, avec la certitude d’être étranglé préalablement à l’ignition, s’il accepte d’aller au supplice sans protester, ce qu’il accepte. Mais, là encore, Grandier va être abusé. Une fois attaché sur le poteau, son propre confesseur met aussitôt le feu aux fagots avant même l’arrivée du bourreau. L’exécuteur, pris par surprise, se dira incapable d’étrangler le prêtre sans risquer de périr à son tour dans les flammes. Grandier agonise dans d’horribles souffrances devant l’église Saint-Pierre-du-Marché, le 18 août 1634.

Après l’exécution de Grandier, sœur Jeanne des Anges va exploiter sa soudaine popularité et se lancer dans une carrière de fausse sainte. À partir de 1635, elle effectue une tournée dans toute la France pour présenter les stigmates qui seraient apparus sur sa main gauche. On y verrait se dessiner dans son sang les noms de Jésus, Marie, Joseph, François de Sales. Balthasar de Monconys, qui l’a rencontrée, affirme dans son journal, que le sang était en vérité de la peinture étendue de façon très artisanale. Cela n’empêchera pas Louis XIII et Richelieu de rencontrer la supérieure lors de sa venue à Paris en 1638. Mais toutes ces simagrées commencent à exaspérer les personnes ayant gardé encore un peu de bon sens dans le royaume, en particulier les hauts magistrats du Parlement de Paris dont certaines parentes sont concernées par ces cas de possession. Car c’est la grande différence avec la sorcellerie des campagnes. L’affaire des possédées des couvents touche des jeunes filles de la noblesse. Et ce point a son importance. Car, par leurs excès mêmes, ces affaires de possession vont accélérer une prise de conscience qui, quelques années plus tard, permettra d’en finir brusquement avec la persécution de la sorcellerie."


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro : "La véritable histoire des sorcières" (juil. 24) (note de la rédaction CLR).


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