Contribution

Sindicatul Pastorul cel Bun : le droit européen contre la laïcité (C. Ruche)

par Claude Ruche 2 octobre 2014

L’histoire que je souhaite vous relater aujourd’hui, nous montre, sans l’hombre d’un doute, que le droit européen travaille contre la laïcité. En effet, par un subtil renversement de jurisprudence, la CEDH a validé l’existence d’un droit religieux, parallèle au droit commun. Cette affaire met en évidence la notion d’autonomie des organismes confessionnels en les plaçant au rang de titulaires de droits fondamentaux qui, jusqu’à présent, n’étaient reconnus qu’aux seuls individus et en aucun cas à des personnes morales. Entre deux notions juridiques de valeur égalitaire, l’article 9 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion, et l’article 11 qui garantit la liberté de réunion et d’association, la CEDH vient de trancher en faveur de la première.

L’affaire

Le 4 avril 2008, trente-cinq membres du clergé et du personnel laïc de l’Eglise orthodoxe roumaine, décidèrent de fonder le syndicat Păstorul cel Bun [1].

En vertu de la loi sur les syndicats, il sollicita auprès du tribunal de première instance de Craiova, l’octroi de la personnalité morale et son inscription sur le registre des syndicats. Le représentant de l’Archevêché s’opposa à cette demande. Il reconnut que les membres du syndicat étaient employés de l’Archevêché en vertu de contrats individuels de travail, mais fit valoir que le statut interne de l’Eglise orthodoxe, reconnu par un arrêté du Gouvernement, interdisait la création de toute forme d’association sans l’accord préalable de l’archevêque. Le représentant du syndicat réitéra sa demande en soulignant que les conditions légales pour la création d’un syndicat, prévues par la loi sur la liberté syndicale, étaient respectées, et que la loi en question n’interdisait pas la création d’un syndicat par les catégories professionnelles en cause. Le ministère public se joignit à la demande, estimant que la création du syndicat était conforme à la loi et que le statut interne de l’Eglise ne pouvait pas l’interdire, les prêtres et les laïcs concernés étant tous employés par l’Eglise et ayant à ce titre le droit de s’associer pour défendre leurs droits.

En première instance : Syndicat 1 – Eglise 0

Par un jugement du 22 mai 2008, le tribunal accueillit la demande du syndicat et ordonna son inscription au registre des syndicats, lui conférant ainsi la personnalité morale. Le tribunal fonda son jugement sur les dispositions de la loi, le Code du travail, la Constitution, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’art. 11 de la Convention européenne des droits de l’homme [2]. Observant ensuite que les membres du syndicat étaient employés en vertu d’un contrat de travail, il jugea que, dès lors, leur droit à se syndiquer, qui était garanti par la législation du travail, ne pouvait pas être subordonné à l’obtention préalable de l’accord de leur employeur.

Relativement à la réglementation interne de l’Eglise, le tribunal jugea que la subordination hiérarchique et l’obéissance qui étaient dues par les prêtres à leur employeur en vertu du statut de l’Eglise ne pouvaient pas justifier une restriction d’un droit consacré par la législation du travail car elles ne constituaient pas des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Examinant le statut du syndicat, le tribunal estima que la création de celui-ci n’était pas nécessairement la manifestation d’un courant divergent au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine, qui mépriserait la hiérarchie et ses traditions, mais que, au contraire, elle pourrait contribuer à la mise en place d’un dialogue entre l’employeur et ses employés quant à la négociation des contrats de travail, au respect du temps de travail et de repos et des règles de rémunération, à la protection de la santé et de la sécurité au travail, à la formation professionnelle, à la couverture médicale, et au droit d’élire des représentants dans les structures de décision et d’y être élu, dans le respect des spécificités de l’Eglise et de sa mission spirituelle, culturelle, éducative, sociale et caritative.

L’Archevêché forma un pourvoi contre le jugement du tribunal, soutenant que les dispositions légales internes et internationales sur lesquelles celui-ci avait fondé son jugement étaient inapplicables au cas d’espèce. Il argua que l’article 29 de la Constitution garantissait la liberté de religion et l’autonomie des communautés religieuses et que ce principe ne pouvait pas s’effacer devant la liberté d’association syndicale. Selon lui, en reconnaissant l’existence du syndicat, le tribunal s’était immiscé dans l’organisation traditionnelle de l’Eglise, portant ainsi atteinte à son autonomie.

En appel : l’Eglise 1 – Syndicat 0

Par un arrêt définitif du 11 juillet 2008, le tribunal départemental de Dolj accueillit le pourvoi, annula le jugement rendu en première instance et, sur le fond, rejeta la demande d’octroi de la personnalité morale et d’inscription sur le registre des syndicats.

Le tribunal départemental observa que la Constitution et la loi garantissaient l’autonomie des communautés religieuses et leur droit de s’organiser conformément à leurs statuts. Il nota ensuite que la notion de syndicat n’était pas prévue dans le statut de l’Eglise orthodoxe, en vertu duquel la constitution, le fonctionnement et la dissolution des associations et des fondations religieuses étaient subordonnés à la bénédiction du synode de l’Eglise et les prêtres devaient obéissance à leurs supérieurs et ne pouvaient accomplir d’actes civils, y compris de nature personnelle, qu’avec leur approbation écrite préalable.

Il considéra que l’interdiction de créer toute forme d’association au sein de l’Eglise en l’absence d’accord de la hiérarchie était justifiée par le besoin de protéger la tradition chrétienne orthodoxe et ses dogmes fondateurs et que, si un syndicat venait à être créé, la hiérarchie de l’Eglise serait obligée de collaborer avec un nouvel organisme étranger à la tradition et aux règles canoniques de prise des décisions.

Enfin, il nota qu’en vertu de la loi, les personnes exerçant des fonctions de direction n’étaient pas autorisées à créer des syndicats et, tenant compte du fait qu’en vertu du statut de l’Eglise, les prêtres assumaient la direction de leurs paroisses, il conclut qu’ils tombaient sous le coup de cette interdiction.

L’effarante prise de position de la CEDH [3]

Le 30 décembre 2008, ayant épuisé tous les recours de la justice roumaine, le syndicat Păstorul cel Bun saisit la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le fait qu’il estimait que le tribunal départemental de Dolj avait méconnu son droit à la liberté syndicale garanti par l’article 11 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales qui précise que : Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. Le 31 janvier 2012, un premier arrêt fut rendu par la chambre invitée à statuer. A l’unanimité de celle-ci, la requête fut déclarée recevable et, par une majorité de cinq voix contre deux, elle affirma qu’il y avait eu violation de l’article 11 de la Convention.

Le Gouvernement roumain s’opposa, bien évidemment, à cette thèse.

Le 27 avril 2012, à la suite d’une demande formée par le Gouvernement, l’affaire fut renvoyée devant la Grande Chambre [4] de la CEDH.

Argumentations des parties

L’argumentation des parties en présence était fort intéressante puisque le syndicat s’appuyait sur l’article 11 de la convention, garantissant la liberté syndicale, et le gouvernement roumain étayant son raisonnement sur l’article 9 de la même convention, garantissant la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Le syndicat Păstorul cel Bun souligna que le but de la constitution du syndicat, tel qu’il ressort de son statut, était exclusivement la défense des intérêts extra religieux, de nature économique, des employés cléricaux et laïcs de l’Eglise. Il souligna que le syndicat ne remettait en cause ni les dogmes de l’Eglise ni sa hiérarchie ou son mode de fonctionnement et qu’il ne représentait ni ne cherchait à représenter ou à remplacer ni l’Eglise ni ses fidèles ni sa hiérarchie, mais avait été créé en dehors de l’Eglise exclusivement pour représenter ses propres membres, employés de l’Eglise, dans leurs rapports économiques et administratifs avec leur employeur et avec le ministère de la Culture et des Cultes. Dès lors, il estimait que les conclusions du tribunal départemental qui avait rejeté sa demande d’enregistrement et la thèse du Gouvernement reposaient sur une confusion entre la liberté religieuse des fidèles et de l’Eglise et les droits syndicaux des employés de l’Eglise. Considérant que les deux domaines sont différents, il affirmait que la liberté religieuse ne saurait justifier la limitation des droits sociaux fondamentaux. Par ailleurs, il rejetait l’affirmation selon laquelle les prêtres exerceraient des fonctions de direction dans leurs paroisses et, de ce fait, tomberaient sous le coup de l’interdiction de se syndiquer prévue par la loi roumaine. En tout état de cause, il précisait que le syndicat était également constitué d’employés laïcs de l’Eglise.

Au vu de ces éléments, le requérant estimait que la disposition du Statut de l’Eglise qui conditionne la création du syndicat à la bénédiction de l’employeur est illégale car contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution et par la Convention. Il soutenait que le clergé et les laïcs ne font pas partie des catégories visées par les exceptions prévues au second paragraphe de l’article 11 de la Convention [5] et conclut que le refus d’enregistrer leur syndicat leur fait subir une discrimination injustifiée par rapport aux autres catégories de travailleurs.

Le Gouvernement, pour sa part, admettait que le refus d’enregistrer le syndicat requérant a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’association protégée par l’article 11 de la Convention, mais il estime que cette ingérence était justifiée car prévue par la loi, poursuivant un but légitime et étant nécessaire dans une société démocratique.

Pour ce qui est de la légalité de la mesure, le Gouvernement indiquait que le refus d’enregistrement était justifié par les dispositions de la loi sur la liberté syndicale et du statut de l’Eglise orthodoxe, reconnu par l’arrêté du Gouvernement du 16 janvier 2008.

Quant à la légitimité du but poursuivi, il rappelait que la mesure litigieuse était justifiée par le besoin de protéger l’Eglise orthodoxe roumaine. Dès lors, il considérait que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la reconnaissance de la liberté et de l’autonomie des communautés religieuses. En ce qui concernait la nécessité de la mesure dans une société démocratique, le Gouvernement rappelait que l’autonomie des communautés religieuses était indispensable au pluralisme dans une société démocratique. Rappelant que, à leur entrée dans l’Eglise, les membres du clergé ont prêté un serment par lequel ils acceptaient librement une mission religieuse, le Gouvernement arguait que, s’ils ont ensuite considéré que les structures prévues dans le Statut n’étaient plus conformes à leur conscience, leur liberté de religion consistait à pouvoir quitter leur fonction ou même l’Eglise.
Enfin, il estimait qu’une intervention de l’Etat dans la réglementation des rapports entre les prêtres et l’Eglise aurait porté atteinte au principe de la primauté de l’autonomie des communautés religieuses. Il rappelait également que, compte tenu de l’importance de l’autonomie des communautés religieuses, l’Etat était tenu de s’abstenir d’intervenir dans l’organisation de l’Eglise.

Au vu de ces éléments, le Gouvernement concluait que le juste équilibre entre l’intérêt particulier du requérant (se voir reconnaître son droit à la liberté d’association) et l’obligation de l’Etat (respecter l’autonomie des communautés religieuses) n’avait pas été rompu.

L’arrêt définitif de la CEDH

Le 9 juillet 2013, la CEDH, siégeant en une Grande Chambre, rappelait qu’elle avait eu à maintes reprises l’occasion de souligner le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de la pratique des religions, cultes et croyances, et d’indiquer que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, particulièrement entre des groupes opposés. Elle confirma cette jurisprudence. Elle précisait que le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’Etat implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence, qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité. Il n’appartient donc pas aux autorités nationales de s’ériger en arbitre entre les organisations religieuses et les différentes entités dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère.

A la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour partage l’avis du gouvernement roumain selon lequel, en refusant d’enregistrer le syndicat requérant, l’Etat s’est simplement abstenu de s’impliquer dans l’organisation et le fonctionnement de l’Eglise orthodoxe roumaine, respectant ainsi l’obligation de neutralité que lui impose l’article 9 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales [6]. Il reste à rechercher si l’examen auquel le tribunal départemental s’est livré pour rejeter la demande du requérant répondait aux exigences permettant de vérifier si le refus d’enregistrement était nécessaire dans une société démocratique.

La majorité de la chambre a répondu à cette question par la négative. Elle a estimé que le tribunal départemental n’avait pas suffisamment tenu compte de tous les arguments pertinents, n’avançant pour justifier son refus d’enregistrer le syndicat que des motifs d’ordre religieux tirés des dispositions du Statut de l’Eglise.

La Grande Chambre ne souscrit pas à cette conclusion. Elle relève que le tribunal départemental a refusé d’enregistrer le syndicat requérant après avoir constaté que sa demande ne répondait pas aux exigences du Statut de l’Eglise car ses membres n’avaient pas respecté la procédure spéciale prévue pour la création d’une association. Elle estime qu’en procédant ainsi, le tribunal départemental n’a fait qu’appliquer le principe de l’autonomie des organisations religieuses : son refus d’autoriser l’enregistrement du syndicat requérant en raison du non-respect de la condition d’obtention de l’autorisation de l’archevêque était une conséquence directe du droit de la communauté religieuse en cause de s’organiser librement et de fonctionner conformément aux dispositions de son statut.

Conclusion

En sacrifiant la liberté syndicale sur l’autel de l’autonomie des personnes morales confessionnelles, la CEDH entérine l’idée que la protection des droits individuels est essentiellement résiduelle au sein des groupements confessionnels.
Pourtant, l’article 11 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales précise que les restrictions au droit fondamental de réunion et d’association sont cantonnées « aux membres des forces armées, à la police ou à l’administration publique de l’Etat ».
L’arrêt de la CEDH implique désormais que cette liste n’est pas exhaustive. De plus, il convient de souligner que cet arrêt entre en contradiction avec la Convention n°87 de l’Organisation Internationale du Travail qui interdit de soumettre l’exercice de la liberté syndicale, à une autorité préalable.

Cette décision incroyable montre, s’il était nécessaire, que les organisations confessionnelles grignotent nos libertés fondamentales, en se servant du droit. Dans la société libérale dans laquelle nous sommes désormais plongés, la décision finale appartient toujours au juge qui est le nouvel arbitre des tensions sociales.
Alors, certes, cette navrante histoire se passe loin de chez nous. Mais qu’adviendra-t-il, lorsque les affaires concernant la laïcité française arriveront devant la CEDH ? Si nous nous plaçons exclusivement au niveau de la loi, notre faiblesse est évidente.
En reconnaissant la primauté de l’autonomie des organisations confessionnelles, la CEDH vient, de fait, de les placer en dehors du droit commun. Il n’y a plus aucune raison pour que la Charia, comme c’est déjà le cas en Grande-Bretagne, n’obtienne pas le droit de se substituer à la règle commune.

[1Le Bon Pasteur.

[2Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales - Article 11 – Liberté de réunion et d’association - Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat.

[3Cour Européenne des Droits de l’Homme.

[4Voir arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme - AFFAIRE SINDICATUL PĂSTORUL CEL BUN c. ROUMANIE - http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001-108841.

[5L’article 11 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales précise que les restrictions au droit fondamental de réunion et d’association sont cantonnées « aux membres des forces armées, à la police ou à l’administration publique de l’Etat ».

[6Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales - Article 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion - Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.


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