Revue de presse

"Samuel Paty : les intellectuels le tuent une deuxième fois" (G. Biard, Charlie Hebdo, 11 nov. 20)

Gérard Biard, rédacteur en chef de "Charlie Hebdo". 14 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"C’est le retour de l’huile sur le feu, mais en version huile sainte. Sans surprise, au lendemain de l’attentat de Nice, un certain nombre de dignitaires catholiques se sont engouffrés dans la brèche que leur ouvre le terrorisme islamiste pour signifier que les caricatures blasphématrices, ça avait assez duré, et que cette gueuse de République laïcarde n’a que ce qu’elle mérite. Il aurait été dommage de passer à côté d’une telle aubaine. Mgr Le Gall, archevêque de Toulouse : « On ne se moque pas impunément des religions […] on voit les résultats que cela donne. » Mgr Legrez, archevêque d’Albi : « Jamais la liberté d’expression ne devrait faire fi du respect dû aux convictions d’autrui. » Mgr Cattenoz, archevêque d’Avignon : « Le blasphème est-il vraiment un droit en démocratie  ? […] je réponds non à cette question. » Mgr Marceau, évêque de Nice : « Il y a des identités qu’on ne peut pas trop bafouer à la légère. » Mais bien-entendu-vous-pensez-bien-loin-de-moi-de-justifier-ces-actes-barbares… Vos Éminences, vous suivez l’actualité  ? Vous lisez les journaux  ? Alors arrêtez de tourner autour du pot et assumez. Aujourd’hui, quand on dit « on ne se moque pas impunément des religions », cela équivaut à dire « on a le droit de tuer quiconque s’y risque ». Et cela vaut pour le bedeau canadien Justin Trudeau et ses insupportables leçons de bienséance communautariste.

Car les propos les plus scandaleux, au fond, ne viennent pas d’un haut clergé dont on sait qu’il ne ratera aucune occasion, dût-il se vautrer dans l’abject, pour regagner un peu de ce pouvoir politique dont il s’estime volé. Ils viennent de ses supplétifs « civils », en l’occurrence de ces représentants de la sphère politique et intellectuelle qui considèrent eux aussi qu’on en fait un peu trop avec cette foutue liberté d’expression et cette bien encombrante laïcité. Passons sur l’inénarrable Luc Ferry, qui confirme qu’il n’a toujours pas quitté le XIXe siècle puisque après avoir appelé la police et la troupe à tirer sur la populace des « gilets jaunes » – « Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois  ! […] On a la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies » (Radio Classique, 7 janvier 2019) –, il invoque aujourd’hui les caricatures de Louis-Philippe… Attardons-nous plutôt sur quelques tribunes et interventions publiées ces jours derniers par d’éminents « sachants ». Celle que le démographe François Héran a signée dans La Vie des idées, la revue du Collège de France – excusez du peu –, par exemple.

Du haut de sa chaire de la prestigieuse institution, Héran propose aux professeurs d’histoire-géographie de « réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », qu’il souhaite « plus respectueuse des croyances ». Dans un salmigondis d’une ahurissante indigence, qui ignore toute notion de droit public et ne s’embarrasse pas davantage de contextualisation – ce qui est ennuyeux quand on prétend s’adresser à des profs d’histoire –, il appelle à ne pas « en faire un absolu ». Moyennant quoi, il affirme sans trembler que le concept de liberté d’expression « apparaît pour la première fois dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ». Le professeur Héran devrait reprendre quelques cours auprès de ceux à qui il prétend délivrer ses conseils, car l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dit précisément que « la libre communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement […]  ». Quant à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, elle s’applique à toute expression publique, quelle que soit sa forme. On conseille par conséquent à cet enseignant visiblement en plein burn-out – tout comme à son collègue de discipline Emmanuel Todd, qui ne voyait que des « catholiques zombies » défiler le 11 janvier 2015 – de prendre un peu de repos et de s’en tenir à sa spécialité : compter le nombre d’habitants au kilomètre carré à Terre-Neuve.

Mais la plus intéressante des diatribes contre les caricatures impies est celle qu’Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel, anciens directeurs de la revue Esprit, ont publiée dans Le Monde du 3 novembre. Car elle constitue un aveu. Non pas parce qu’elle dénonce « les défenseurs de la caricature à tous les vents » et les « spécialistes de l’héroïsme de papier [qui] ont réclamé qu’on les exhibe sur tous les murs ». Pas ­davantage parce qu’elle accuse la France de vouloir « imposer par la force » son « universalisme républicain » – alors que l’emploi de la force, c’est le moins que l’on puisse dire, est du côté des fanatiques obscurantistes. Non, l’aveu touche au regard que les auteurs portent sur les populations pour lesquelles ils réclament le « respect ». Ce texte suinte la condescendance et le mépris à leur égard. À ce titre, ce n’est plus une tribune, c’est un cas d’école. Il regorge de périphrases et d’euphémismes destinés à ne pas dire ouvertement, à propos d’un « monde musulman » fantasmé : « ce tas de sauvages analphabètes ». Ainsi, il est question au fil de la démonstration de « millions de manants illettrés ou peu lettrés », de « faibles en savoir », de « non-cultivés », de « nombre d’illettrés ou de semi-cultivés », de « populations illettrées du Sud, musulmanes et autres »… On l’aura compris, les auteurs de cette édifiante tribune, comme bien d’autres de leurs coreligionnaires, ne sont pas du genre à « exhiber » un dessin irrévérencieux. Et surtout pas à des pouilleux basanés dont ils sont de toute évidence convaincus que pas un ne sait lire, ni réfléchir, ni rire. Ils préfèrent continuer à leur tapoter sur la tête en observant leur « culture » du haut de leur esprit éclairé, comme un entomologiste observe des insectes.

C’est certain, ces prises de position tous azimuts, ces injonctions à la soumission pure et simple à un totalitarisme religieux clairement revendiqué deviennent, à la longue, odieuses et insupportables. Mais il faut voir leur bon côté. Elles ont l’avantage de nous renseigner sur le monde auquel aspirent ces hérauts de la « responsabilité », de la « tolérance » face à l’intolérable et de l’abandon des principes qui fondent la démocratie : un monde de missionnaires aigris qui rêvent de réévangéliser l’Europe, d’hurluberlus pédants et de néo­colonialistes plus ou moins refoulés."

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