Revue de presse

"Sale temps pour la circoncision" (Le Monde, 8 sept. 12)

12 septembre 2012

"[...] Six ans après sa parution, un essai virulent dénonçant l’échec de l’intégration des Turcs en Allemagne, notamment en raison de leurs pratiques religieuses, est parvenu à créer d’importantes tensions entre ce pays et... Israël.

Une des clés de l’énigme est à Cologne. Le 26 juin, une décision du tribunal de grande instance de cette ville de Rhénanie-du-Nord - Westphalie qui interdit la circoncision à des fins religieuses est rendue publique. L’affaire remonte à 2010, quand une circoncision effectuée par un médecin sur un petit Tunisien de 4 ans tourne mal. Le lendemain, la plaie saigne. La mère panique. L’enfant est envoyé à l’hôpital, la blessure rapidement soignée.

MODIFICATION "DURABLE ET IRRÉPARABLE"

Début 2011, néanmoins, le procureur porte plainte pour atteinte corporelle avec circonstances aggravantes contre le médecin, un Syrien installé depuis 1991 en Allemagne. N’étant pas suivi par le tribunal, le procureur fait appel auprès du tribunal de grande instance, qui, lui aussi, relaxe le médecin, en raison d’une situation juridique peu claire. Mais surtout, le tribunal affirme que la circoncision est un délit pénal, parce qu’elle modifie le corps de façon "durable et irréparable". C’est bien parce que cette mutilation est irréversible que "le droit d’un enfant à son intégrité physique prime sur le droit des parents ". Du reste, à sa majorité, le délit pénal tombe et l’enfant peut décider de se faire circoncire. Le procureur ne s’étant pas pourvu en cassation, ce jugement est définitif et s’applique à toute l’Allemagne.

Ce jugement est historique. D’un trait de plume, des juges allemands viennent de condamner un rite multimillénaire. Pourtant, rendu le 7 mai, le jugement passe tout d’abord inaperçu. Ce n’est que fin juin qu’un universitaire, Holm Putzke, alerte quelques journaux. Pas innocemment d’ailleurs. Né en 1973 dans la Saxe, ce professeur à l’université de Passau (Bavière) est devenu depuis quelques années l’un des plus farouches opposants à la circoncision. Exactement depuis 2006, quand un de ses ex-professeurs, Rolf Dietrich Herzberg, lui demande d’étudier cette question, après avoir été choqué par la description d’une circoncision dans un essai qui a fait polémique - Die verlorenen Söhne, de la sociologue allemande d’origine turque Necla Kelek, traduit en français sous le titre Plaidoyer pour la libération de l’homme musulman (éd. Jacqueline Chambon).

"UNE NATION DE GUIGNOLS"

En 2008, à l’occasion d’un hommage au professeur Herzberg, Holm Putzke publie une étude de 41 pages truffée de références : Pertinence pénale de la circoncision des garçons. La mèche est allumée. "Il ne viendrait à l’idée de personne se revendiquant comme raisonnable de prendre au mot le texte entier de la Bible et d’aligner son comportement dessus ", écrit-il, en introduction, se défendant par avance de critiques.

Sous ses airs de gendre idéal, l’universitaire a manifestement envie de croiser le fer. "Certains jugeront sans doute ce thème délicat en se souvenant probablement des caricatures de Mahomet qui, publiées dans un journal danois, ont provoqué un débat nourri sur le niveau des critiques autorisées à l’égard de la religion ", anticipe-t-il. A tort. Son article n’est lu que par quelques spécialistes et ne soulève aucun débat. En revanche, le jugement qui repose sur son argumentation fait l’effet d’une véritable bombe. Même Angela Merkel est sortie de sa réserve traditionnelle. Seul pays au monde à interdire la circoncision, l’Allemagne risque de passer pour "une nation de guignols", confie-t-elle aux dirigeants de son parti, la CDU.

S’il ne s’agissait que de cela, l’affaire ne serait pas si grave. Mais en interdisant la circoncision, l’Allemagne s’en prend à un rite musulman, mais aussi à l’un des piliers du judaïsme. Significativement, la phrase exacte d’Angela Merkel, d’après témoins, était : "Je ne veux pas que l’Allemagne soit le seul pays du monde où les juifs ne peuvent pas pratiquer leur religion. Sinon, on passerait pour une nation de guignols."

Bien que le jugement concerne des musulmans et que cette communauté, forte d’environ 4 millions de personnes dans le pays, soit infiniment plus importante que la communauté juive (105 000 personnes, selon le Conseil central des juifs en Allemagne), ce sont les représentants de celle-ci qui sont de loin les plus virulents contre le jugement. "Si la circoncision était interdite en Allemagne, les juifs seraient poussés dans l’illégalité et, finalement, la vie juive ne serait plus possible ici ", déclare Dieter Graumann, l’influent président du Conseil central des juifs en Allemagne. Un homme dont une simple remarque a contraint au printemps des représentants de l’équipe allemande de football à se recueillir à Auschwitz avant de disputer l’Euro 2012 en Pologne et en Ukraine.

Dans Die Zeit (du 16 août), deux rabbins du Centre Simon-Wiesenthal sont plus explicites : "Hitler et ses exécuteurs ont tué plus de 1,5 million d’enfants juifs. Cela explique pourquoi des parents juifs ne sont pas prêts sur la question de la circoncision de leurs garçons à accepter des reproches ou des consignes émanant de quelque autorité allemande que ce soit."

Même si l’on ne compte qu’une centaine de circoncisions par an dans la communauté juive en Allemagne, l’affaire est suivie au plus haut niveau en Israël. Une lettre envoyée à ce sujet par le président Shimon Pérès à son homologue allemand Joachim Gauck en témoigne. Mi-août, le grand rabbin ashkénaze d’Israël, Yona Metzger, se rend à Berlin, pour faire part au gouvernement à la fois de son indignation, de son incompréhension et de son espoir de trouver une solution. Tout en se montrant solidaire des musulmans, le grand rabbin fait remarquer que, pratiquée par les juifs selon le commandement de Dieu à Abraham au huitième jour du nourrisson, la circoncision est moins douloureuse que chez les musulmans, où elle intervient plus tard.

"UNE QUESTION DE FOI"

La Turquie, dont sont originaires la plupart des musulmans vivant en Allemagne, fait aussi entendre sa voix. Dans un article paru dans la Süddeutsche Zeitung, Egemen Bagis, ministre turc chargé des affaires européennes, "observe avec étonnement que la liberté religieuse n’est plus totalement garantie en Allemagne" où, pourtant, elle est protégée par la Loi fondamentale. Selon lui, la circoncision est "une question de foi dont les frontières ne peuvent être définies arbitrairement par des tribunaux". D’ailleurs, note-t-il, "si le tribunal avait vraiment eu l’intention de protéger l’intégrité physique des enfants et leur liberté religieuse individuelle, il aurait logiquement dû inclure le baptême chrétien dans son jugement" - Egemen Bagis omet que, dans la circoncision, il y a un coup de bistouri. Etonnamment, le jugement de Cologne a eu des conséquences dans toute l’Allemagne - les associations de médecins ont recommandé à leurs adhérents de cesser toute circoncision -, mais aussi à l’étranger.

En Suisse, les hôpitaux de Zurich et de Saint-Gall ont décidé, en juillet, de suspendre les circoncisions en attendant l’avis des comités d’éthique. Au grand dam des représentants des communautés religieuses qui auraient préféré que la consultation précède la décision. Fin août, l’hôpital de Zurich a annoncé reprendre les opérations au cas par cas, en tenant compte "du bien de l’enfant", et en exigeant l’accord écrit des deux parents. En Autriche, des gouverneurs de province ont demandé aux hôpitaux de ne plus pratiquer de circoncisions avant que le ministère de la justice redonne son feu vert. En France, la circoncision est une atteinte corporelle volontaire et donc théoriquement condamnable sur le plan pénal, mais aucune plainte ne semble jusqu’à présent avoir été déposée. En Europe, c’est la Suède qui se montre la plus restrictive. Aucune circoncision n’est possible sans intervention médicale.

Les partisans de la circoncision mettent souvent en avant l’exemple des Etats-Unis. Dans ce pays, la circoncision était la norme dans les années 1960 : 80 % des nouveau-nés étaient circoncis. Ce n’est plus ici une question religieuse mais de prophylaxie. L’excision du prépuce, petit repli cutané qui recouvre le gland, a des effets bénéfiques, que ce soit face à la maladie ou pour l’activité sexuelle, comme l’a indiqué Richard Guédon (Le Monde du 29 août).

POURCENTAGE DE NOUVEAU-NÉS CIRCONCIS EN CHUTE LIBRE

Et pourtant l’exemple américain devient moins probant, puisque le pourcentage des nouveau-nés circoncis est en chute libre : il représente aujourd’hui moins de 50 % des petits garçons. Là encore, des associations médicales américaines ont émis des réserves quant aux risques liés à l’opération. En Californie, une pétition pour interdire la circoncision n’a pas reçu assez de soutiens pour imposer un référendum sur la question.

Tout se passe donc comme si le jugement de Cologne avait importé en Europe un débat qui touchait surtout le continent nord-américain, et sous l’angle davantage médical que religieux. On en a un bon exemple avec le juriste Rolf Dietrich Herzberg, l’un des hommes par qui le scandale est arrivé, pour qui le jugement ne s’en prend pas à l’éducation religieuse, mais "condamne seulement la minimisation dépourvue de toute empathie de ce que l’on fait à l’enfant désarmé avec la circoncision, ainsi que le mépris qui l’accompagne du droit fondamental à l’intégrité corporelle".

A l’instar d’Angela Merkel, la classe politique est d’autant plus gênée que, selon les sondages, 56 % des Allemands approuvent le jugement. Signe de cet embarras, le 19 juillet, alors qu’ils avaient interrompu leurs vacances pour approuver le plan d’aide aux banques espagnoles, les députés en ont profité pour voter une motion sur le sujet. La CDU, le Parti libéral et aussi le Parti social-démocrate demandent au gouvernement de présenter à l’automne un projet de loi qui, "en prenant en considération le bien-être de l’enfant et la liberté religieuse, comme le droit des parents à l’éducation, assure qu’une circoncision médicalement appropriée des garçons sans douleur inutile est en principe autorisée".

"BLESSURE INTENTIONNELLE "

Lors de sa visite à Berlin, le grand rabbin Metzger a donné son accord pour que des médecins participent à la formation des spécialistes de la circoncision, mais il a refusé toute idée d’anesthésie. Preuve de la complexité du débat : le Conseil des juifs en Allemagne a, par la suite, pris l’exact contre-pied de cette position. Consulté par le gouvernement dans le cadre de la préparation de la loi, le Comité d’éthique propose d’autoriser la circoncision, à condition de traiter la douleur, d’avoir l’accord des parents qui auront été informés des risques et que l’intervention soit faite par un spécialiste médical.

Une tentative de compromis qui ne fait pas l’unanimité. Ni à l’extérieur - l’association des pédiatres allemands juge "scandaleux" que le droit des enfants à l’intégrité physique ne soit pas respecté - ni même à l’intérieur. Pour le juriste Reinhard Merkel, membre du Comité d’éthique, la circoncision, "blessure intentionnelle ", est injustifiable au regard de la loi allemande. Mais, dit-il, "à cause des abominables crimes de masse organisés dans le passé dans ce pays, les responsables politiques allemands ont le devoir unique au monde d’avoir une sensibilité particulière à l’égard de tout intérêt juif. Il n’y a pas à discuter". Bien qu’il le déplore, il ne voit donc pas d’autre solution que de reconnaître ce "privilège judaïco-musulman".

En autorisant la circoncision, la future loi réglera sans doute le problème de la douleur, mais pas celui de l’intégrité physique. Révélatrice de tensions en Europe entre une société laïque et des communautés religieuses, mais aussi des difficultés de l’Allemagne à assumer son passé, la polémique n’est pas près de s’éteindre.

Frédéric Lemaitre (Berlin, correspondant)"

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