Revue de presse

"Sadiq Khan, au-delà du symbole" (M, le magazine du Monde, 28 mai 16)

31 mai 2016

"Son élection a été saluée dans le monde entier, faisant de Londres un modèle de tolérance. Pour la première fois, un musulman prenait la tête d’une capitale occidentale. Qui plus est en ayant affirmé fièrement sa religion pendant la campagne. Mais la victoire du fils d’immigrés pakistanais marque avant tout l’avènement d’un véritable animal politique. Que certains imaginent passer un jour du City Hall au 10 Downing Street.

Son prédécesseur, Boris Johnson, avait banalement prêté serment à la mairie de Londres, en 2008. Pour sa cérémonie d’intronisation, le samedi 7 mai, Sadiq Khan, lui, a choisi, la cathédrale de Southwark, l’un des plus vieux lieux de culte de la capitale britannique. C’est sous les voûtes de ce site chrétien depuis plus de mille ans que cet avocat travailliste de 45 ans, fils d’un chauffeur de bus immigré du Pakistan, a lancé avec solennité son désormais célèbre : " Je m’appelle Sadiq Khan et je suis le nouveau maire de Londres. " La profession de foi a été accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Pendant d’interminables secondes, l’intéressé a savouré son plaisir, oscillant entre fierté et béatitude, se retournant comme pour prendre à témoin les représentants de toutes les religions alignés derrière lui sous la haute nef. La veille, avec 56,8 % des suffrages, il avait battu à plates coutures le conservateur Zac Goldsmith (43,2 %). Salué comme le premier musulman à prendre les rênes d’une capitale occidentale, Sadiq Khan s’est présenté à Southwark Cathedral comme le " maire de tous les Londoniens ". " J’ai voulu que cette cérémonie soit organisée au coeur de cette ville, en présence de Londoniens de toutes origines, a-t-il déclaré. Si je suis ici aujourd’hui, c’est seulement parce que cette ville m’a donné ma chance et tendu une main secourable, à moi et ma famille. "

Le lendemain, pour sa première sortie officielle, Sadiq Khan a de nouveau fait la preuve de son habileté politique. Devant 3 000 représentants de la communauté juive réunis au stade Barnet Copthall, au nord de Londres, il a assisté à la commémoration de la Journée du souvenir de la Shoah et dialogué avec des rescapés. Alors que le Parti travailliste de Jeremy Corbyn est accusé de complaisance à l’égard de propos anti-juifs, le nouveau maire Labour a promis " une tolérance zéro contre l’antisémitisme ". En présence du grand rabbin du Royaume-Uni Ephraim Mirvis et de l’ambassadeur d’Israël Mark Regev, il a assuré qu’" en matière de racisme, il n’existe pas de hiérarchie " et plaidé pour l’enseignement de l’histoire de la Shoah.

Pendant de longs mois de campagne, les conservateurs avaient tenté de torpiller sa candidature en martelant sans relâche le même " argument " : " Vous n’avez qu’une seule chose à savoir de Sadiq Khan, c’est un ami des extrémistes. " Le premier ministre David Cameron lui-même avait repris ce refrain devant la Chambre des communes. A la veille du vote, le tabloïd Daily Mail est allé jusqu’à illustrer une diatribe anti-Khan écrite par son adversaire Zac Goldsmith avec une photo d’un double-decker rouge éventré lors des attentats terroristes de 2005. Message à peine subliminal : Khan = terrorisme. Les électeurs n’ont pas marché.

Dans le monde entier, la victoire du " fils de chauffeur de bus pakistanais " a été largement commentée, parfois célébrée. Londres a été érigée en symbole de tolérance, s’affichant comme une ville à ce point confiante en elle-même et forte de sa diversité qu’elle est capable de donner sa chance à tous. Si les pouvoirs du maire sont en réalité réduits (transports, police, urbanisme), Sadiq Khan est désormais perçu comme un leader chargé d’une redoutable mission planétaire : administrer la preuve que le monde occidental est accueillant et que l’islam y est soluble. " Ce que - mon - élection a montré c’est qu’il est possible d’être musulman et occidental. Les valeurs occidentales sont compatibles avec l’islam, répète-t-il. Quand le prétendu Etat islamique entend s’attaquer à notre mode de vie, je suis visé. Quel meilleur antidote à la haine qu’il répand que l’accession de quelqu’un comme moi à ces fonctions ? "

Pour lui, Donald Trump, le candidat républicain à la présidentielle américaine, a promis de faire une exception à son projet de bannissement des musulmans étrangers du sol américain. Mais le nouveau maire de Londres balaie son invitation d’un revers de sa manche d’avocat : " Il ne s’agit pas seulement de moi. Il s’agit de mes amis, de ma famille, de quiconque ayant les mêmes origines dans le monde entier " , n’a-t-il cessé de répéter en substance pendant toute la campagne, transformant le conte de fées de sa propre ascension sociale en bande-annonce de ses ambitions pour une ville-monde dont le dynamisme attire la planète entière. " Quelles que soient tes origines, si tu travailles dur, tu trouveras une main pour t’aider et tu pourras tout réussir. C’est ce qui m’est arrivé, nous a-t-il expliqué lors d’un entretien au Monde mi-avril. Mais aujourd’hui, trop de Londoniens, en particulier des jeunes, ne peuvent plus aller jusqu’au bout de leur talent. Les prix des logements et de la vie sont hors de leur portée et plus personne ne les aide. Maire de Londres, je veux être cette main secourable pour les Londoniens de toutes origines. "

Et d’égrener les étapes de sa success-story.

Premier de la fratrie à naître à Londres, il a été élevé dans une HLM surpeuplée du quartier populaire de Tooting avec ses six frères et sa soeur, par des parents durs à la tâche - un père ne refusant jamais les heures supplémentaires, sauf le dimanche pour emmener ses enfants au musée, et une mère qui cousait des robes pour 25 pence la pièce, tout en préparant les repas. Il raconte son expérience du racisme ordinaire - qui l’a conduit parfois à exercer ses talents de boxeur -, ses professeurs de l’école publique qui l’ont poussé vers les études supérieures, sa carrière d’avocat spécialisé dans les droits de l’homme, comme son épouse Saadiya... Puis l’immersion en politique : conseiller municipal à 24 ans, député de Tooting à 34 ans, ministre à 37 ans. " Le premier musulman à accéder au conseil privé de la reine ", a-t-on dit de lui quand, en 2009, le premier ministre travailliste Gordon Brown lui a confié le portefeuille des transports. Avant la première séance, en présence d’Elizabeth II, de cette instance consultative très restreinte, Buckingham l’a appelé pour lui demander sur quel genre de Bible il comptait prêter serment. Il a demandé un Coran. Il n’y en avait pas. Il a apporté son propre exemplaire. Après la cérémonie, lorsque le Palais l’a appelé pour lui retourner son livre, le nouveau ministre a répondu : " Puis-je le laisser pour le suivant ?"

Sept ans et quelques cheveux blancs plus tard, le même homme se tient sous le dôme de la grande salle de presse du City Hall, vaste sphère de verre construite par Norman Foster sur la rive sud de la Tamise. C’est sa première conférence de presse, moins d’une semaine après son triomphe électoral. Le fils d’immigrés va gérer l’une des villes les plus cosmopolites du monde, capitale financière de l’Europe et mégapole de 8,7 millions d’habitants. Sous l’immense verrière ruisselante de pluie printanière, il arrête le journaliste américain qui, une énième fois, cherche à le ramener sur le terrain de l’islam : " Soyons clairs : je ne suis pas un leader musulman ou un porte-parole des musulmans, je suis le maire de Londres. Je parle pour tous les Londoniens, juifs, chrétiens, musulmans, hindous, sikhs ou incroyants, noirs, blancs, lesbiennes ou gays ", énumère-t-il comme il l’a fait mille fois au cours de sa campagne.

Si sa victoire a été perçue comme celle d’un musulman, c’est qu’il a lui-même mis en avant cette " partie de son identité ". " J’ai des identités multiples : je suis un Londonien, un Britannique, un Asiatique d’origine pakistanaise, un supporteur de Liverpool, un père, un mari, un travailliste et un musulman ", nous a-t-il encore précisé. Ses tracts vantaient " le musulman britannique qui va affronter les extrémistes " et il n’a jamais caché qu’il fréquentait une mosquée, priait, jeûnait en période de Ramadan et s’abstenait de boire de l’alcool.

Lorsque la presse a publié d’anciennes photos le montrant en compagnie d’islamistes, il a répondu qu’en tant qu’avocat, il lui était arrivé de défendre de " dégoûtants personnages " et que dans un meeting, " on ne sait pas toujours qui va parler après vous ". Pendant la campagne, il avait invité Mary Riddell, chroniqueuse au Telegraph, à partager un repas de rupture de jeûne pour lui montrer " la vraie version de l’islam ", tolérante et ouverte, glissant au passage qu’il lui arrive d’avoir peur pour ses filles, non seulement à cause des chauffards, mais aussi des djihadistes. Le candidat du Labour a critiqué le port du foulard islamique - très fréquent - dans l’espace public, et rappelé qu’il a été visé par une fatwa pour avoir voté en faveur du mariage gay en tant que député. Il n’est d’ailleurs pas certain que son élection ait rempli de joie tous les musulmans de Londres - 1 million environ, soit 12 % de la population. " Je ne pense pas qu’il représente vraiment la manière de voir de la majorité des musulmans de cette ville, a ainsi confié une électrice musulmane âgée de 31 ans au Guardian. Ce qu’il a dit sur les femmes voilées m’a déçue. Il doit agir contre le sentiment de peur que ressentent les femmes musulmanes portant le hijab ou le niqab. "

De fait, l’élection de Sadiq Khan ne fait pas nécessairement du multiculturalisme londonien un modèle de réussite. La tolérance à l’égard du port des tenues religieuses, voire des discours islamistes sur la voie publique, y est incomparablement plus large qu’en France. Et la présence des " minorités visibles " dans l’espace public britannique, y compris en politique et dans les médias, y est nettement plus marquée. Mais le cloisonnement entre communautés, et les tensions qui ont conduit aux émeutes de 2011 n’ont certainement pas disparu. En 2015, David Cameron avait certes vanté le Royaume-Uni comme " la démocratie multiraciale et multiconfessionnelle la plus réussie de la planète ", mais aussi souligné que " dans certaines de nos communautés, on peut vivre toute une vie pratiquement sans rencontrer des gens d’autres confessions ou d’autres milieux ". Réalisée après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher à Paris, une étude de la fondation américaine Pew montrait que les Français (76 %) considéraient les musulmans plus favorablement que les Britanniques (72 %) et les Allemands (69 %). Plus ancienne (2006) mais non renouvelée, une autre enquête de Pew montrait la prégnance de l’identité religieuse au Royaume-Uni. Parmi les musulmans britanniques, seuls 7 % se définissaient d’abord comme britanniques (81 % comme d’abord musulmans) alors que 42 % des musulmans français se disaient en premier lieu français (46 % comme d’abord musulmans).

Au-delà du symbole retentissant que représente l’élection d’un fils d’immigrés musulmans, le plus probable est que Sadiq Khan doit sa victoire bien davantage à son positionnement de travailliste modéré ultra " pro-business ", à son talent politique et à son charisme, qu’à sa religion, dans une ville devenue, à l’instar de Paris, sociologiquement de gauche. Rompant avec la " stratégie du doughnut " qui consistait, pour le Labour, à concentrer la campagne sur les quartiers centraux, plus populaires, laissant la couronne aux Tories, Sadiq Khan a " labouré " l’ensemble de l’agglomération et y a gagné des soutiens.

De façon significative, la première mesure très appréciée qu’il a prise consiste à permettre aux usagers des bus - les plus défavorisés car le bus est moins cher que le métro - de changer de ligne pendant une heure sans repayer. Le nouveau maire est aussi très attendu sur ses actions en faveur de la construction de logements abordables, alors que les prix stratosphériques, exacerbés par la pénurie, font fuir les autochtones ou exploser les budgets. En promettant de construire 80 000 logements par an, il a mis l’accent sur le principal échec de son prédécesseur. Pendant les huit années où Boris Johnson a été maire, gratte-ciel et appartements de luxe ont proliféré et les prix se sont envolés, mais les mises en chantier de maisons ordinaires ont stagné alors que la population augmentait de 100 000 habitants par an.

L’héritage de Boris Johnson ?

"Une mégapole heureuse adorée par le monde entier, mais pas par les Britanniques ", résume le journal conservateur Telegraph, où l’ancien maire tient pourtant une chronique hebdomadaire. Londres est " un gigantesque aspirateur qui draine la vie du reste du pays ", a pu dire l’ex-ministre de l’économie Vincent Cable (libéral-démocrate), mettant en garde contre l’inquiétant fossé qui se creuse entre la capitale et le nord de l’Angleterre. Pourtant, Sadiq Khan l’a lui-même reconnu : avec ses extravagances calculées, sa tignasse savamment en bataille, et ses blagues, " Boris " a été " un fantastique ambassadeur - de sa ville -pendant les Jeux olympiques de 2012 ". " Il m’a rendu fier d’être londonien et a été très bon pour encourager les investissements étrangers ", a même ajouté le nouveau maire pendant sa campagne. Mais celui que les Londoniens surnomment " Boris " s’est aussi comporté en dilettante, dissimulant les mauvaises performances en matière de pollution et de tarif des transports sous ses pitreries, et se préoccupant surtout de préparer l’étape suivante de sa carrière politique. De ce point de vue, la situation s’est soudain clarifiée : Boris Johnson, après s’être fait élire député en 2015 dans une circonscription acquise aux Tories, a rompu avec son " ami " d’enfance David Cameron et pris la tête de la campagne pour le " Brexit " (" British exit " ou sortie de l’Union européenne) lors du référendum du 23 juin. Multipliant outrances et provocations, il a expliqué la démarche de Barack Obama venu à Londres plaider contre le " Brexit " par " l’aversion ancestrale de l’Empire britannique d’un président en partie kenyan "et comparé le dessein de l’Union européenne à celui d’Hitler.

Ironie de la vie politique, le nouveau maire de Londres pourrait se poser, sur le plan national, en challenger de son prédécesseur. " BoJo " ne cache nullement son ambition de succéder à David Cameron à Downing Street si le premier ministre échoue à maintenir son pays dans l’UE. Quant à Sadiq Khan, l’homme qui a rendu Londres aux travaillistes, il masque de moins en moins ses ambitions au sein du Labour dirigé par le très à gauche et peu charismatique Jeremy Corbyn. " Boris l’europhobe contre Sadiq le pro-européen ", telle pourrait être la prochaine affiche des joutes politiques britanniques. La sphère transparente du City Hall de Londres a engendré deux " premiers ministrables " qui vont bousculer David Cameron. Quel que soit le scénario de l’après-référendum, on n’a pas fini de mesurer à quel point le " musulman " élu le 5 mai maire de Londres est d’abord un redoutable animal politique.

Philippe Bernard"


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