Shirin Ebadi, avocate iranienne, Prix Nobel de la paix. 27 juillet 2016
"Son prix Nobel de la paix décerné en 2003 fut une merveilleuse surprise pour l’avocate iranienne Shirin Ebadi, mais il s’est vite révélé un cadeau empoisonné. Le régime des mollahs n’a eu de cesse depuis lors de la réduire au silence, sabordant sa carrière et son mariage, confisquant ses biens, emprisonnant ses proches. Elle n’a cédé en rien. Et continue inlassablement sa lutte pour les droits de la personne. En exil.
Je ne serais pas arrivée là si…
Si je n’étais pas née dans une famille musulmane iranienne très moderne. Mes parents étaient ouverts et tolérants à l’égard des autres. J’ai appris avec eux à respecter toutes les religions. Et ce sont eux qui m’ont aussi enseigné le féminisme en ne faisant aucune différence entre mon frère et les trois filles de la famille. Il était fondamental que nous fassions tous de bonnes études. Mon père était juge. Je le suis devenue moi-même. Et ma fille le sera !
Etait-ce un rêve, la magistrature ?
Quand j’ai commencé à étudier le droit, une femme ne pouvait pas être juge en Iran. Mais dès que ce droit nous a été octroyé, j’ai foncé. J’ai passé le concours pour entrer au Palais et j’ai été reçue lauréate à 22 ans. Puis j’ai été la première femme à présider le tribunal de grande instance de Téhéran. Mon père était très fier de moi.
Vous avez confié un jour avoir rêvé de devenir ministre de la justice d’Iran…
Je pense que j’ai toujours ressenti, depuis ma plus tendre enfance, le désir d’être remarquée.
Vous voulez dire admirée ?
Remarquée par mon travail. Combien de gens autour de nous consacrent leur vie entière à leur métier, puis prennent leur retraite en laissant le monde inchangé ? Cela ne pouvait pas être mon histoire. Je voulais laisser une trace. Ma fille cadette, qui vient de finir son doctorat à l’université de Londres, ressent ce même besoin.
La révolution islamique de 1979 a coupé court à vos ambitions en déniant soudainement aux femmes le droit d’être juges…
Ce fut une catastrophe. Et je voulais leur prouver qu’ils avaient eu tort. J’ai travaillé comme une forcenée, écrit des articles et des livres, fait des conférences, créé trois ONG. Je me suis investie à fond dans le Centre pour les droits de l’homme et dans une carrière d’avocate essentiellement consacrée à défendre les prisonniers politiques et les droits des femmes et des enfants. Et quand j’ai reçu le prix Nobel de la paix, en 2003, je me suis dit que ce but-là, au moins, était atteint. Qu’en entendant mon discours à Oslo, le ministre iranien de la justice avait forcément regretté ma destitution. Il est des colères utiles qu’il faut apprendre à canaliser pour le meilleur. J’appelle ça la colère sacrée.
Cette colère ne venait pas que de cette ambition gâchée ?
Elle venait de cette succession de règles profondément injustes pour les femmes instaurées par le nouveau régime. Figurez-vous que, cinq mois après la révolution, avant même que la Constitution ne soit votée et qu’on élise une Assemblée nationale, le Conseil de la Révolution a proclamé une loi selon laquelle un homme pouvait désormais épouser quatre femmes. En cas de divorce, la mère perdait le droit de garde des enfants. J’ai immédiatement écrit un article interpellant les mollahs : " Avez-vous fait la révolution pour pouvoir épouser quatre femmes ? " Mais les mesures discriminatoires n’ont fait que se succéder. Ce n’était pas une révolution islamique, mais bien une révolution machiste.
Pouvez-vous donner quelques exemples de ces lois discriminatoires ?
Des dizaines ! La vie d’une femme vaut la moitié de la vie d’un homme. Si mon frère et moi sommes attaqués dans la rue, les indemnités versées pour la vie de mon frère seront le double des miennes. Un fils reçoit un héritage deux fois supérieur à celui reçu par sa sœur. Dans les affaires judiciaires, le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes. Et dans la plupart des cas, le témoignage d’une femme ne vaut rien. Je pourrais continuer !
Le cas de la petite Leila Fathi, dont vous vous êtes occupée, a soulevé beaucoup de réactions…
Cette petite fille de 11 ans avait été violée par trois hommes qui l’ont tabassée avant de jeter son corps dans un ravin. Les trois hommes ont été arrêtés, l’un s’est pendu en prison et les deux autres ont été jugés coupables de viol et de meurtre et donc condamnés à mort. Mais comme la loi accorde deux fois plus de valeur à la vie d’un homme, fût-il violeur et meurtrier, qu’à celui de sa victime féminine, il doit toucher une compensation. Et c’est ainsi que la famille de Leila a été condamnée à indemniser la famille de ses assassins. Comme elle était incapable de le faire, même en ayant vendu tous ses biens, les assassins ont été relâchés. J’ai tout fait pour ébruiter ce cas et faire en sorte que les femmes réalisent que leurs droits avaient été spoliés les uns après les autres. Elles n’en avaient absolument pas conscience.
Il s’agit bien de la charia…
D’une interprétation totalement erronée de la charia sous l’effet du patriarcat. Il y a trente pays musulmans dans le monde. Il n’y en a que trois ou quatre qui l’appliquent de cette façon.
Votre Nobel a-t-il donné aux femmes un surcroît de force ?
Elles étaient des centaines à m’accueillir à l’aéroport après le Nobel ! Et les activistes ont vite fait d’y voir une reconnaissance de leur lutte et un soutien du reste du monde. En juin 2006, une manifestation de femmes contre les lois discriminatoires a été violemment réprimée. Cela a boosté une immense campagne – " Un million de signatures " – pour sensibiliser tout le pays à ces questions. Le pouvoir a alors pris peur et ordonné l’arrestation de dizaines de militantes pour " conspiration contre la sécurité nationale ". J’ai été l’avocate de plusieurs d’entre elles et j’ai détruit à l’audience ce chef d’accusation ridicule : " Pouvez-vous m’expliquer en quoi une femme qui n’accepte pas que son mari prenne une seconde épouse va conduire l’Etat d’Israël à attaquer l’Iran ? " Elles ont finalement été condamnées pour " atteinte à l’ordre public " mais au moins le débat sur le droit des femmes a-t-il pris une ampleur nationale. Tout a un prix, la prison s’il le faut. Un peuple qui ne veut pas payer le prix de la liberté est voué à supporter des despotes.
Menaces et harcèlement n’ont pas cessé après votre Nobel…
Ça avait commencé avant ! J’avais déjà fait trois semaines de prison, été mise sur écoute, et vu mon nom écrit noir sur blanc sur une liste de gens à assassiner. Mais plus ma voix a porté dans le monde, plus l’animosité du gouvernement à mon égard s’est accrue. Les menaces se sont accumulées. Affichées sur la porte de mon domicile : " Arrêtez de calomnier l’Iran ! Vous tuer est pour nous la chose la plus facile à faire. " Envoyées par courrier : " Si vous continuez, on s’occupera de vous et de votre fille Nargess. " Ou proférées par téléphone, en pleine nuit : " Attention ! On s’impatiente ! " La surveillance s’est intensifiée, les pressions se sont multipliées, mes collaborateurs ont été harcelés. Des agents venaient à mon cabinet m’avertir que mes critiques étaient récupérées par les ennemis du régime. Je répondais que je ne disais que la vérité ! En 2009, une centaine d’hommes ont attaqué mon bureau en criant : " A mort, la mercenaire de l’Amérique ! " Quand j’ai appelé la police, celle-ci s’est contentée d’observer. Et on a saisi la caméra d’un voisin qui avait filmé la scène. Ma fille et mon mari ont subi à leur tour des tracasseries. Mais je refusais de m’angoisser. Chacun est responsable de sa vie. Et moi, je faisais mon devoir.
Vous donniez une conférence à Majorque, en 2009, quand ont eu lieu les élections truquées par le clan Ahmadinejad. Qu’avez-vous ressenti lorsqu’on vous a conseillé de ne pas rentrer en Iran ?
Je bouillais, mais j’étais convaincue que ça ne durerait pas longtemps. Et ceux de mes confrères qui n’avaient pas encore été emprisonnés me demandaient d’aller aux Nations unies rapporter les faits. Puis la population s’est insurgée, confrères et amis ont été arrêtés. J’étais plus utile hors d’Iran.
Vint ce moment où votre mari vous avoue, au téléphone, qu’il vous a trahie et que, soumis à un chantage du régime, il a accepté de vous dénoncer comme agent de l’Amérique à la télévision iranienne…
Que vous dire ? Que j’étais en colère ? Mon mari était avant tout une victime, et ma colère était tournée contre le gouvernement iranien. Un gouvernement capable d’emprisonner une femme parce qu’en montrant ses cheveux elle met l’islam en péril, mais qui, dans le même temps, utilise les services d’une prostituée pour piéger un homme, filmer la scène, et l’obliger ensuite à dénoncer publiquement son épouse. C’est l’islam, ça ?
Votre prix Nobel a dynamité votre vie !
J’ai perdu mon métier, mon mari, tous mes biens. Le centre que j’avais créé a été vendu aux enchères. Et, à 69 ans, je me retrouve à Londres, dans un pays étranger avec u neculture et une langue que je ne connais pas. Je passe dix mois par an à voyager dans le monde, j’habite dans les avions. Ma vie est démantelée. Mais je ne dévierai pas du chemin que j’ai choisi et je ne ressens pas de culpabilité à l’égard de mes proches. Ce n’est pas moi mais le gouvernement qui les a maltraités. Et ce n’est pas la faute du prix Nobel. L’une de mes meilleures amies et collaboratrice purge actuellement une peine de vingt-deux ans de prison et elle n’a jamais eu le Nobel !
Pas d’amertume ?
Je regarde devant et me concentre sur le travail qui reste à faire. Ma colère sacrée me donne de l’énergie. Et j’ai beaucoup d’espoir car la société iranienne évolue. Sous la peau de la ville, pour reprendre le titre d’un film, il se passe bien des choses. J’avais l’impression d’être seule en 1980, il y a aujourd’hui une foule de féministes en Iran. Et si l’on faisait un référendum, 90 % de la population voterait pour une démocratie laïque.
Votre fille est-elle prête à prendre la relève ?
Oui. Et ils ont raison de la craindre, car elle est encore plus active que moi."
Lire "Shirin Ebadi : « Il est des colères utiles qu’il faut apprendre à canaliser pour le meilleur »".
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