(Le Monde, 11 juil. 24) 11 juillet 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Après son départ de LFI, le député de la Somme accuse le parti d’avoir abandonné les zones d’expansion du RN.
Propos recueillis par Sandrine Cassini
Réélu de justesse, dimanche 7 juillet, dans la 1re circonscription de la Somme face au Rassemblement national (RN), le député François Ruffin pose un regard critique sur La France insoumise (LFI), la formation politique qu’il a quittée avant le second tour des élections législatives. Appelant à ne pas opposer « la France des bourgs et [celle] des tours », il accuse son ancien parti d’avoir sciemment abandonné les campagnes populaires et les terres ouvrières, pour se concentrer uniquement sur la jeunesse et les quartiers.
Comment analysez-vous les résultats des législatives. Est-ce vraiment une victoire de la gauche ?
Au soir des élections européennes, le 9 juin, la gauche était en miettes, le moral dans les chaussettes. Qu’avec un « Soyez unis », un « Front populaire », on parvienne en quatre semaines à rallumer la lumière, c’est un espoir. Mais, au risque de jouer le rabat-joie, je dis : « Attention, c’est un sursis. » Il y a un effet trompe-l’œil. Le mode d’élection, les institutions ont contenu la poussée du RN, mais la vague est puissante.
Ma Picardie a élu treize députés d’extrême droite sur dix-sept, c’est pire dans le Pas-de-Calais. Et 57 % des ouvriers ont voté pour le RN dès le premier tour. Perdre les ouvriers, c’est très grave pour la gauche : ce n’est pas seulement perdre des voix, c’est aussi perdre son âme. Et, dans ma circonscription aussi, il faut l’énoncer avec lucidité, je recule de 8 points en deux ans.
Cette difficulté, je l’avais identifiée dès 2022, dans mon livre Je vous écris du front de la Somme [Les Liens qui libèrent]. La gauche souffrait de trois « trous » : un trou géographique, la France des bourgs ; un trou démographique, les personnes âgées ; un trou social, les salariés modestes. Mais cette alerte n’a servi à rien. La situation a empiré, et même basculé.
Comment avez-vous vécu la campagne ?
Dans la douleur. D’un côté, il y avait la force d’attraction du RN : en face de moi, le candidat, c’était Jordan Bardella. Pour bien des gens, Marine Le Pen et lui incarnent le changement. Et, de l’autre côté, une force de répulsion. Pendant trois semaines, nous avons porté notre croix, un sac à dos rempli de pierres, on s’est heurtés à un mur, à un nom : « Mélenchon, Mélenchon, Mélenchon. » Avec le profil de la gauche, de LFI, ces deux dernières années, je savais qu’on perdait du terrain. Mais je pensais que ma figure, localement, servirait de paratonnerre.
Eh bien non, cela ne suffit pas, ni à Sébastien Jumel [député sortant communiste (PCF), qui s’est incliné en Seine-Maritime], ni à Fabien Roussel [secrétaire national du PCF, qui a perdu dans le Nord], ni à d’autres. C’était presque comique : les gens me disaient « on adore tes discours, c’est formidable », « Attends, j’appelle ma femme, on va faire un selfie », et à la fin, contre Macron et Mélenchon, ils votaient Bardella !
Vous avez annoncé quitter LFI juste avant le second tour. Pourquoi si tard, alors que vous étiez déjà en désaccord avec Jean-Luc Mélenchon ?
Parce que j’avais porté le Front populaire, l’unité de la gauche, je me devais de les préserver. Mais, avec Jean-Luc à la télé tous les deux jours, ça nous étranglait. Même tard, il fallait que je coupe la corde pour pouvoir respirer. Et dès cet instant ça a tout changé, ça nous a libérés, on a regagné des voix par centaines.
La gauche a donc failli dans les zones d’expansion du RN ?
Elle a fait le choix de l’abandon. En 2022, alors que l’Assemblée nationale accueillait 89 députés RN, Jean-Luc Mélenchon déclarait, texto : « De toute façon, ces terres-là n’ont jamais accepté la démocratie et la République. » Ça m’a stupéfié. Car quels sont ces endroits ? Le Pas-de-Calais, la Picardie, le Midi rouge, qui pendant un siècle ont envoyé des députés communistes et socialistes dans l’Hémicycle.
Du coup, très inquiet, je sors un petit livre, j’interroge : « Les bastions comme les miens, on en fait quoi ? On les renforce, ou on les abandonne ? » Ça n’a pas suscité de débat, seulement des attaques, comme quoi j’étais un « adversaire des quartiers populaires ». Pas du tout : je veux additionner, pas soustraire ! Il faut réconcilier, pas opposer, montrer l’immense commun entre la France des bourgs et des tours. Pour des raisons morales, évidentes. Mais surtout pour des raisons électorales : on ne gagnera pas sans.
L’année d’après, [Julia] Cagé et [Thomas] Piketty, dans leur ouvrage paru au Seuil [Une histoire du conflit politique], invitent à la même chose : « La gauche doit retrouver le chemin des campagnes populaires. » Là, les cadres de LFI clarifient : c’est non ; ils misent tout sur les quartiers et la jeunesse diplômée. Tant mieux, il nous les faut. Mais les autres ?
Désormais, dans les textes de Jean-Luc Mélenchon, c’est « la nouvelle France », qui s’oppose sans doute à « la vieille France »… Depuis deux ans, LFI, c’est la stratégie [du think tank] Terra Nova avec le ton du Nouveau Parti anticapitaliste.
Voilà la ligne : se renforcer là où on est déjà forts, quitte à s’affaiblir là où on est déjà faibles… Donc, dans les quartiers, on a des députés LFI élus dès le premier tour. Bravo ! Ce sont les cadres du mouvement, qui ont hérité des meilleures circonscriptions, où la gauche fait 70 %, qui n’ont pas à mener de bagarre pour leurs sièges, et encore moins contre le RN. Et ce sont eux qui, depuis Paris, l’Ile-de-France, les grandes métropoles, édictent une stratégie perdante pour le reste du pays ! Merci !
A l’inverse, les « insoumis » vous accusent de passer sous silence le racisme sous-jacent du vote RN. Que leur répondez-vous ?
Lutter contre le racisme, c’est pour moi une bataille de tous les jours, pas théorique. C’est mon laïus, mille fois répété : « Devant la justice, la police, la santé, l’éducation, qu’importe notre religion, notre couleur de peau, nous devons être tous et toutes égaux. »
Et, sur l’immigration, mon refrain quotidien : « La France doit intégrer comme elle l’a toujours fait : par la langue, par la formation, par le travail. » C’est une bagarre menée à bras-le-corps, pour que revienne l’envie de faire France ensemble. [...]"
Voir aussi dans la Revue de presse les dossiers La France insoumise (LFI), La gauche et les classes populaires (note de la rédaction CLR).
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