Livre

"Rue des Rosiers, haro sur la République" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 18 mai 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Ce 9 août 1982, mon frère et moi avons rendez-vous pour déjeuner au restaurant Goldenberg de la rue des Rosiers. Nous avons coutume de nous installer au bar comme dans les delicatessen de New York et nous régaler de herring, de pickelfleisch, de pastrami et de gros cornichons en saumure comme en consomment les authentiques héritiers du Yiddishland ! Enfants, nous y venions de temps à autre avec mon père, le dimanche matin, pour acheter ces quelques mets dont la qualité magique de "madeleine" de Proust ashkénaze primait sur la valeur gastronomique. La tradition laïcisée se perpétue par la nourriture, ces denrées de pauvres devenues si chères, les parfums, les saveurs, l’accent typique d’Europe centrale et les dernières histoires juives qu’on s’échangeait au comptoir.

Chez Goldenberg, c’était un peu chez nous. Papa y retrouvait Albert, son compagnon du camp de Drancy où les juifs notamment étaient rassemblés par la police française avant d’être expédiés par les convois de la mort vers un destin sans retour. Albert avait un fils de mon âge, avec lequel je sympathisais, Patrick, qui, à l’adolescence entama une brève carrière de chanteur de variétés avant d’ouvrir à son tour une épicerie-restaurant-delicatessen près de la place des Ternes à Paris. Dans la douceur d’une jeunesse paisible nous, les enfants de déportés, tissions des liens amicaux d’un genre particulier, coupables de devoir la vie à leur invraisemblable survie.

Il doit être près de 13 heures. Je m’impatiente, même si je sais que mon frère, artiste-peintre, un peu la tête dans les nuages, a érigé le fait d’être en retard à ses rendez-vous en règle de vie. L’humanité se divise ainsi en deux tribus aussi différentes que pouvaient l’être Néanderthaliens et Cro-Magnons. D’un côté, ceux qui, dans le stress permanent, ne parviennent jamais à boucler leurs engagements en temps et en heure, et mangent le temps des autres à qui ils font payer le prix de leur liberté. De l’autre, ceux qui se préparent longtemps à l’avance, arrivent bien avant l’heure à leur rendez-vous et piétinent sur place. Mon frère est de la première tribu et moi de la seconde.

Tout en me faisant discipline d’être à l’heure, j’ai toujours aimé prendre mon temps et ne jamais me gâcher le plaisir du trajet surtout lorsqu’on a la chance de parcourir la Ville Lumière, et qu’on peut laisser son imagination flotter et transformer ces temps perdus de transport qu’on regrettera à l’ultime minute de vie. Me ménager des petits moments de parenthèse, de distanciation avec les rythmes imposés, les urgences en tout-genre, de lâcher-prise, de respiration, de pas de côté comme le fait le compagnon en loge qui change ainsi sa vision du monde et repart dans une nouvelle direction tel le cavalier du jeu d’échec. Ces quelques secondes de retrouvailles avec soi-même où l’on s’extrait des horloges officielles, j’en ai découvert la valeur lorsqu’arrivant en loge je fus comme chaque nouveau, contraint au silence et invité à m’approprier le temps qui passe.

Être maître de son temps fut le plus beau des cadeaux que m’offrit la retraite. Je craignais une punition, une petite mort. Ce fut un bonheur. Je compris bien vite pourquoi les Espagnols la désignent par le mot jubilación connoté de plaisir. Je découvrirais bientôt que vieillir, même si les articulations endolories peinent désormais à assumer leurs missions, peut être un plaisir et même un privilège dès lors qu’on s’est créé un lien ouvert avec le temps et donc avec l’espace.

J’attends donc mon frère en devisant philosophiquement avec moi-même tout en pestant néanmoins après ce nouveau retard. Décidément, on ne change jamais les gens, quelques rêves prométhéens qu’on puisse nourrir. La sonnerie du téléphone posé à l’ancienne sur le comptoir métallique retentit au milieu d’un brouhaha protecteur. C’est lui qui m’annonce avec regrets qu’il sera très en retard et me propose de nous retrouver pour le café au domicile familial. Je maugrée. Un classique des scènes de famille !

Une demi-heure plus tard, je retrouve mes parents qui terminent de déjeuner en écoutant d’une oreille distraite le journal télévisé de la mi-journée. À peine le temps de les embrasser que le présentateur, blême, annonce qu’un attentat vient d’avoir lieu au restaurant Goldenberg de la rue des Rosiers. "À 13h15 un groupe de deux à cinq personnes masquées et armées de pistolet-mitrailleur a fait irruption dans le restaurant où se trouvaient une cinquantaine de personnes. Ils ont lancé une grenade avant de mitrailler clients et employés. Puis le commando a lancé une seconde grenade et s’est enfui à pied en tirant dans la foule." J’ai peine à dire à mes parents que c’est à ce bar, dont l’image brisée apparaît à l’écran en alternance avec des vues de passants en émoi, qu’une demi-heure plus tôt nous devions déjeuner mon frère et moi. Ce bar, où deux clients, heureux de pouvoir prendre nos places libérées, ont péri.

Bilan : six morts et 22 blessés. Et une enquête policière interminable qui va transformer cette terrible tragédie en scandaleuse affaire rebondissant, trente-sept ans plus tard, par les tardives révélations du patron des services de renseignement.

Les affaires de sécurité ne sont jamais simples. Elles deviennent troubles quand la politique s’en mêle. Et que la communication institutionnelle vise à masquer les responsabilités et parfois même le cynisme des autorités. La guerre du Vietnam et celle d’Irak ont montré jusqu’à quel point les autorités américaines avaient manipulé l’information, donnant raison à Machiavel qui affirmait déjà que "gouverner, c’est faire croire".

Ce fut aussi le cas dans l’affaire du Rainbow Warrior, le ministre de la Défense français cherchant jusqu’au bout à masquer sa responsabilité dans l’attentat orchestré par les services français contre le navire de Greenpeace dans le port d’Auckland en Nouvelle-Zélande. Parfois, il s’agit de cacher des "mésententes" ou des "dysfonctionnements" entre policiers et militaires comme ce fut le cas durant l’assaut donné aux terroristes qui occupaient le Bataclan, le 13 novembre 2015 à Paris. Attentat le plus meurtrier perpétré en France depuis la seconde guerre mondiale qui fit au total 137 morts et 416 blessés hospitalisés.

La gestion de l’enquête sur l’attentat de la rue des Rosiers semble se perdre dans les relations complexes entre le pouvoir et les services de renseignement. L’été 1982, la France est marquée par sept attentats terroristes. Le président Mitterrand crée un Secrétariat à la sécurité publique qu’il confie à Joseph Franceschi, son vieux complice qui, à l’époque militante, arrivait sur les lieux des meetings parmi les tout premiers et vérifiait sous la tribune, les estrades et les moindres recoins qu’aucune aucune bombe n’y avait été cachée.

C’est lui qui met en place une cellule anti-terroriste, rattachée directement à l’Élysée, dirigée par le commandant Prouteau. Celui-ci se heurte rapidement aux autres services de sécurité qui refusent de collaborer.

Le 28 août 1982, le capitaine Paul Baril, adjoint du patron du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale) interpelle les auteurs supposés de l’attentat attribué à des nationalistes irlandais ! C’est le début de l’affaire des "Irlandais de Vincennes" dans laquelle Paul Baril est soupçonné d’avoir apporté lui-même les pièces à conviction, en l’occurrence des explosifs ! Les suspects seront finalement libérés en mai 1983, bénéficieront d’un non-lieu et recevront un franc de dommages et intérêts ! Les enquêtes judiciaires mettront en évidence l’antagonisme entre la police et la gendarmerie, tandis que Paul Baril échappera à toute poursuite.

Tout cela ressemble à un mauvais thriller hollywoodien, voire à un nouvel épisode des Pieds nickelés. Mais les auteurs de l’attentat de la rue des Rosiers courent toujours. Les membres du commando seront identifiés par la justice française et localisés. Des mandats d’arrêt seront émis en 2015 mais les assassins ne seront pas jugés. La France n’a pas obtenu leur extradition des pays où ils résident, la Jordanie, la Cisjordanie, la Norvège.

Trente-sept ans après l’attentat, Yves Bonnet, l’ancien patron du renseignement français, reconnaît devant un juge avoir négocié avec le responsable de la tuerie. "Je ne veux plus d’attentat en France et en contrepartie, je vous laisse venir en France, je vous garantis qu’il ne vous arrivera rien", aurait-il dit au représentant d’Abou Nidal, dissident du Fatah de Yasser Arafat et commanditaire présumé de l’attentat. L’impunité, prix à payer pour acheter une trêve des attentats ? Coup d’envoi d’une politique qui conduira au massacre de Charlie Hebdo ?

Officiellement les autorités françaises ne négocient jamais avec des terroristes même lorsqu’il s’agit de sauver des otages. La réalité est différente dès lors que la partie se joue dans l’ombre et que les menaces de nouveaux assassinats pèsent sur la conscience des dirigeants. Dans l’affaire de la rue des Rosiers, une chose est certaine, les services n’ont pas pris une telle décision sans l’aval des autorités politiques les plus haut placées. L’ancien patron de la DST déclare d’ailleurs qu’il disait tout à Gilles Ménage, le directeur de cabinet du Président de la République. Le seul attentat qui aurait pu m’emporter demeurera impuni !

L’attentat contre la synagogue de la rue Copernic

Deux ans auparavant, le 3 octobre 1980 à 18h38, une bombe explose contre la synagogue de la rue Copernic à Paris. C’est le premier attentat contre les juifs en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Sur le macadam, quatre morts et une quarantaine de blessés. Les "services" s’orientent dans un premier temps sur une piste d’extrême-droite, les Faisceaux nationalistes européens, bientôt mis hors de cause, puis sur la piste d’un groupe dissident du Front de libération de la Palestine. Au final, en janvier 2018, un libano-canadien, Hassan Diab, soupçonné d’avoir posé la bombe, bénéficiera, "faute de charges suffisamment probantes", d’un non-lieu peu commun selon le titre de l’article de Libération.

Dans les jours qui suivent l’attentat contre la synagogue Copernic l’heure est à l’émotion. Et à la mobilisation. Une grande manifestation est en cours de préparation. Au Grand Orient les jeunes s’activent, vite soutenus par les anciens qui pressentent le danger d’un retour de l’idéologie de la haine. Pas question de nous satisfaire d’un communiqué officiel et de deviser dans le silence tranquille des Loges sur le réveil de "la bête immonde" ! Nous voulons manifester en tant que francs-maçons, affichant notre identité et notre engagement.

Roger Leray, alors Grand Maître, partage notre volonté d’appeler au défilé qui se prépare sur les boulevards parisiens entre la place de la République et celle de la Nation. Il s’emploie à convaincre les quelques ateliers réticents qui, au nom de l’"apolitisme", souhaitent que la Maçonnerie demeure silencieuse au fond de sa grotte initiatique. Mais Roger n’est pas favorable à notre proposition de descendre dans la rue vêtus de nos décors, nous affichant en plein jour en tant que francs-maçons. Il nous demande de ne pas porter nos cordons et baudriers. Comment pourrait-il nous en empêcher ? De telles manifestations de maçons en cordons, cela ne s’est pas vu depuis longtemps, probablement depuis le Front populaire. Pour les jeunes, ce n’est pas négociable.

La foule se presse nombreuse sur le pavé parisien bien avant l’heure prévue pour le départ du cortège. Les partis de gauche, les syndicats, les associations de défense des droits de l’homme sont présents, identifiables à leurs banderoles. Il y a du monde, beaucoup de monde. Autour de moi, des grappes d’amis, de maçons et de maçonnes, s’agglutinent.
"Alors on les met ou pas ?
Moi je mets le mien"
, dit un ancien en sortant de sa poche un cordon bleu, couleur du rite français, avec l’équerre et le compas brodé en fil doré. Une sœur, à son tour, porte le sien sur son épaule, bleu avec des liserés rouges sur chaque côté, symbole du rite écossais. J’enfile le mien. En quelques minutes, des dizaines de cordons sortent des poches et des sacs. Nous voilà plusieurs centaines à nous afficher francs-maçons dans la rue, bientôt rejoints par les baudriers jaunes à liserés verts du Conseil de l’ordre [1], blancs bordés de bleu ciel des dignitaires d’autres obédiences. Foisonnement de couleurs, des maçons de tous les rites, fiers de se joindre au peuple, affichent clairement le sens de leur engagement en faveur de l’universalisme et de la fraternité. Des slogans fusent contre l’antisémitisme, contre le racisme, contre le fascisme qui ne passera pas.

Sous le regard étonné des passants, une grande bannière est déployée sur la largeur du boulevard, blanche avec en lettres noires les seuls trois mots : "Liberté - Égalité - Fraternité". Pas de mention d’obédience. Pas de symboles maçonniques. Pas d’équerre et de compas. Rien que cette devise que nous avons en partage avec la République et qui en dit bien plus long que de savants programmes.

Cet étendard que nous sommes parvenus à placer en tête de notre cortège contre l’avis de nos dignitaires, battra désormais le pavé parisien chaque fois que le Grand Orient manifestera pour défendre les grands principes de la République. Cette bannière que les appareils photos, les caméras des journalistes, immortalisent, surprend la foule innombrable du cortège comme les nombreux badauds massés sur les trottoirs qui applaudissent à notre passage.

"Les Francs-Maçons sont là, c’est que le moment est important", me dit un promeneur étonné qui s’est avancé jusqu’au premier rang de notre défilé, pour voir de près ces femmes et ces hommes dont les décors scintillent sous un bienveillant soleil d’automne. Peu savent qui nous sommes à marcher en silence, avec dignité, derrière la trilogie républicaine. Un passant curieux vient vers moi. Il veut en savoir plus. Sommes-nous ceints d’une écharpe d’élu, demande-t-il en montrant du doigt nos cordons bleus ? Sommes-nous des "cordons bleus", des formateurs à la gastronomie française, ajoute cet homme au visage buriné de pâtre grec, la barbe hirsute, le regard espiègle, le look baroudeur de celui qui a parcouru les terres et les mers et connaît les hommes.

Je lui explique que nous sommes les francs-maçons, ce que cela signifie, pourquoi nous participons à cette manifestation. Il lève les yeux, regarde la banderole et dit avec son accent flamand typique des Grecs qui ont un moment immigré en Belgique : "Liberté, Égalité, Fraternité, ça me va bien. J’ai pas mal tourné dans ma vie et cette devise, c’est le plus beau de tous les programmes. Comment fait-on pour rentrer ?" Jean-Pierre Goffings sera reçu quelques mois plus tard dans ma loge où il sera assidu jusqu’à la fin de sa vie, quand l’aventurier n’était pas en pérégrination au bout du monde. Les voies de la franc-maçonnerie sont souvent inattendues. Il deviendra un de mes plus fidèles amis, donnant à la Fraternité la place qu’elle devrait toujours avoir dans les loges.

Ces attentats qui s’abattent sur la France conduisent les loges à prendre la mesure de leurs responsabilités alors que des mouvements tectoniques fragilisent bientôt les principes humanistes que nous imaginions les mieux établis. Le Grand Orient va sensibiliser les autres obédiences françaises adogmatiques et les associations de défense des droits de l’Homme. Ensemble elles vont publier des communiqués pour dénoncer les agressions racistes et antisémites de plus en plus nombreuses, comme elles alerteront de la montée des confusions y compris dans les têtes de brillants intellectuels.

L’abominable lapsus de Raymond Barre, Premier ministre, illustre cette confusion. Voulant dénoncer le crime antisémite de la rue Copernic, il évoque cet "odieux attentat qui voulait frapper les israélites qui se rendaient à la synagogue et a frappé des Français innocents qui traversaient la rue". Le chef du gouvernement n’était certainement pas antisémite mais sa perception inconsciente de l’identité française en exclut les juifs. Les juifs ne sont pas des français innocents comme les autres !

L’antisémitisme, que beaucoup comme moi-même estimaient un résidu en voie de disparition d’une époque heureusement passée, au fil des ans va prospérer. Longtemps principalement porté par l’extrême droite, il trouvera une nouvelle jeunesse avec les tenants de l’islamo-fascisme soutenu par une partie de l’extrême-gauche racialiste.

Dans les années 2020, une large majorité des enseignants dans les zones dites sensibles diront que les préjugés antisémites sont très répandus chez leurs élèves et qu’ils ne peuvent plus enseigner la Shoah à l’école [2]. Que s’est-il passé entre la salutaire réaction au lendemain des attentats de la rue Copernic et de la rue des Rosiers et la banalisation d’un antisémitisme des cités arrivé dans les valises du communautarisme islamiste ?

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[1L’exécutif du Grand Orient de France (note du CLR).

[2Sondages IPSOS et IFOP.



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