Revue de presse

Riss : « Les anti-Charlie font du bruit, mais nous aussi, et ils vont devoir nous supporter encore longtemps » (Le Figaro, 25 nov. 24)

(Le Figaro, 25 nov. 24). Riss, directeur de "Charlie Hebdo" 25 novembre 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Charlie Liberté. Le journal de leur vie, éd. Les Echappés, 5 décembre 2024, 224 p., 29,90 €.

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Riss : « Les anti-Charlie font du bruit, mais nous aussi, et ils vont devoir nous supporter encore longtemps »

Par Claire Bommelaer

ENTRETIEN - Dix ans après l’attentat islamiste qui a décimé une partie de la rédaction, Charlie Hebdo sort Charlie Liberté. Le journal de leur vie, un livre en hommage aux disparus.

Riss, 58 ans, était dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo, lorsque deux terroristes islamistes y ont fait irruption, assassiné 8 membres de la rédaction - 12 personnes au total - et blessé plusieurs autres. Dix ans plus tard, il est encore sous haute garde policière et reçoit dans un endroit neutre à Paris. Sa détermination est pourtant intacte : « Nous ne voulons pas être réduits au 7 janvier 2015 », dit le rédacteur en chef, pointant les photos, textes et dessins de Charlie Liberté. Le journal de leur vie. En librairie le 5 décembre, ce livre a pour but de faire perdurer la mémoire de ses confrères disparus. « Nous ne baissons pas la tête, nous croyons à nos valeurs et nous serons encore là dans dix ans », lance-t-il.

LE FIGARO. - Pourquoi, et pour qui, sortir un livre sur les 8 membres de la rédaction assassinés ?

RISS. - Tous les ans, depuis dix ans, on se demande comment faire en sorte que Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Mustapha Ourrad, Tignous et Wolinski ne disparaissent pas vraiment. Les années passent et, parfois, nous croisons des gens qui confondent la date du 7 janvier 2015 avec une autre. Cela nous fait mal au cœur. Leurs opinions, leur mauvaise foi, leur liberté, leur lucidité et leur humour nous manquent. Le livre pose des jalons pour des artistes qui méritent d’être gardés dans les mémoires. Il se décline en huit chapitres, avec des photos et des dessins de chacun.

Nous les avons choisis avec les ayants droit et les familles, en essayant de dépasser la période Charlie, pour montrer l’étendue de leur travail, ainsi que des inédits. En octobre, après la mort de notre webmaster, Simon Fieschi (blessé au cours de l’attentat, NDLR), nous avons ajouté six pages pour qu’il fasse partie du livre. À travers ce projet, nous voulons mettre en avant les talents et la créativité de tous ces morts, afin de ne pas les réduire à des assassinés. Ce jour-là de 2015, ce sont aussi des styles et un art que les terroristes ont détruit.

La première page liste l’ensemble des victimes des attentats des 7, 8 et 9 janvier. L’Hyper Cacher, c’est aussi votre histoire ?

Nous sommes passés d’un moment d’actualité à un moment d’histoire. Nous savons, nous, pour quelle raison nous nous sommes fait assassiner - la rédaction, et Charb en particulier, était une cible, désignée comme telle par les djihadistes. C’est un autre niveau de violence, par rapport aux attentats dits aveugles, une véritable exécution sommaire. Mais quels que soient les destins, écrire les noms des autres, comme celui la policière Clarissa Jean-Philippe ou des clients de l’Hyper Cacher, c’est leur redonner une individualité. On a souhaité se montrer solidaires en ne séparant pas les morts de ces trois jours.

Aujourd’hui, comment vont le journal et la rédaction ?

Au lendemain du 7 janvier, certains pensaient que le journal était foutu, et que plus personne ne voudrait venir travailler pour Charlie Hebdo. Je savais, moi, qu’en y consacrant du temps, on arriverait à renaître. Cela a été un travail de longue haleine, mais nous y sommes parvenus. Même si cela n’a pas été toujours facile, nous avons réussi à recruter des nouveaux journalistes, et nous sommes désormais une quarantaine de salariés. Certaines unes, dont celles récentes sur Gisèle Pelicot ou sur le match France-Israël font réagir, mais on continue de se marrer, sinon on aurait déjà raccroché. Grâce à Simon Fieschi, qui s’occupait des réseaux sociaux, nous sommes présents sur internet où Charlie Hebdo est bien en vue, y compris à l’étranger. La publication de caricatures du guide suprême en 2023 nous a valu d’innombrables remerciements de la part d’Iraniens. Et les deux villes où on trouve le plus d’abonnés à notre compte Instagram sont Paris et Téhéran !

Comment parvenez-vous, vous les anciens, à cohabiter avec les nouvelles recrues qui n’ont pas vécu le 7 janvier ?

Les souvenirs, dont les bruits et les odeurs, mais aussi les mesures de sécurité toujours actives ont tissé autour de nous une toile d’araignée dont nous sommes prisonniers. Nous aimerions bien envoyer bouler tout cela, mais la rédaction n’a pas le choix. Au sein des équipes actuelles, nous sommes quelques-uns à avoir été blessés. Notre position n’est pas facile : les blessés veulent être avec les vivants, mais sont aussi à moitié avec les morts.

Ils sont déchirés intérieurement entre la mort qui a failli les emporter et la vie dans laquelle ils ont repris pied. On se comprend entre nous, souvent à coups de non-dits. En face, les valides ne peuvent rien pour nous. De toute façon, ce n’est pas parce que notre vie a été mise sur la place publique en 2015 que nous pourrons tout dire et tout raconter. Les suites des blessures, et la position de victime relèvent de l’intime et de la vie privée. À Charlie Hebdo, nous sommes tout de même privilégiés par rapport à d’autres victimes d’attentat, car nous avons pu continuer à nous exprimer, à travers le journal, et à verbaliser ce que l’on sent.

Vous continuez à faire le journal, protégés, et dans une adresse tenue secrète. Est-ce que vous vous sentez soutenus par l’État et les pouvoirs publics ?

Soyons honnêtes, depuis 2015, nous sommes aidés et soutenus par les pouvoirs publics. Les responsables au pouvoir sont derrière Charlie, notamment quand nous publions des dessins susceptibles de faire polémique à l’étranger. Le principe de la liberté d’expression est respecté en France. Nous pouvons publier ce que nous voulons, et en dehors des extrémistes, plus personne ne nous fait des procès en amoralité. S’il nous arrive encore quelque chose, on trouvera bien quelques-uns pour se réjouir que le « boulot » soit fini. Dix ans plus tard, je sais que la possibilité de la violence n’a pas disparu.

Au lendemain des attentats, l’État avait promis une maison du dessin de presse, qui semble s’enliser…

En janvier 2015, l’idée d’un musée dédié s’est imposée, portée par Maryse Wolinski. Dix ans plus tard, on en entend moins parler. Il y aurait pourtant de quoi faire tant l’histoire du dessin de presse est longue, riche et a souvent dérangé. Où sont les originaux de L’Assiette au beurre ? Ils ne sont visibles nulle part ! La presse n’a pas attendu Charlie Hebdo pour publier des dessins trash ou contre Mahomet. Ce musée, qui devrait être une décision banale, nécessite un courage politique.

Dans le texte introductif de l’ouvrage, vous parlez d’un « record de déni et de lâcheté » de la part de la gauche française, pendant cette dernière décennie…

Il y a dix ans, certains que je ne nommerai pas avaient accusé les équipes de Charlie Hebdo d’être irresponsables. Les coupables, c’était nous ! Voir les mêmes qui nous avaient fait la morale se lamenter à la cérémonie d’hommage pour Samuel Paty, en octobre 2020, m’a révolté. Nous ne sommes pas dupes des stratégies politiques cyniques qui abandonnent des thèmes comme la laïcité et l’universalisme, par électoralisme. Certains, à gauche, sont tiraillés. Ils ne veulent pas nous enfoncer, nous, les victimes d’attentat. Mais ils font le choix de ne plus défendre des valeurs de gauche. Le calcul est à court terme. Un jour, les Français renoueront avec la laïcité, seule manière de créer de la concorde entre les sensibilités religieuses, et pouvant créer un pacte commun. Être athée aujourd’hui peut sembler ringard, mais la dérive communautariste est une impasse : on ne peut pas organiser la vie de la cité là-dessus. Il n’est pas gratifiant de rester ratatiné sur soi-même, comme une vieille plante verte.

Qu’est-ce que l’islamisme, pour vous, en 2024 ?

La difficulté, c’est d’en identifier les manifestations dans la société, en dehors de celles les plus visibles, comme le terrorisme. Aujourd’hui, islamisme est devenu un terme un peu fourre-tout. On y met tout ce qui est lié de près ou de loin à l’islam et qui nous inquiète. Or, il y a des nuances à prendre en compte pour donner une réponse pertinente. Ce qu’on appelle souvent « islamisme », c’est une conception très réactionnaire de l’islam, très conservatrice, qui rejette toute forme de modernité.

Par certains côtés, cet islam ultraconservateur rejoint les courants les plus rétrogrades du christianisme ou du judaïsme, par exemple sur la question des mœurs ou de la condition des femmes. Et curieusement, ce qu’une partie de la gauche, celle qui se proclame la plus radicale, identifie facilement comme réactionnaire dans le christianisme, elle ne semble pas l’observer avec la même acuité dans l’islam. Les manifestations les plus rétrogrades de l’islam lui inspirent rarement les indignations dont elle est pourtant coutumière pour beaucoup d’autres sujets de société.

Depuis quelques années, vous vous rendez dans les collèges, les lycées et les universités. Qu’entendez-vous ?

Au départ, la rédaction de Charlie Hebdo restait cloîtrée et n’osait plus sortir du journal. Il a fallu cinq ans pour accepter une première rencontre publique, à Strasbourg, et aller vers les autres. Nous avions besoin de discuter avec les lecteurs, et de laisser les jeunes journalistes se confronter à leur lectorat. Nous sommes depuis régulièrement sollicités par des établissements scolaires et les universités. On répond aux questions, on se nourrit de ces dialogues, cela reste cordial. Ceux qui ne nous aiment pas ne disent en général rien dans ces débats, par manque de courage. Ils ne nous lisent pas, de toute façon.

Que dites-vous aux élèves qui refusent de respecter les minutes de silence, et à ceux disent ne pas « être Charlie » ?

Cela me heurte mais je n’ai pas envie de juger définitivement les plus jeunes. Peut-être est-ce une question d’immaturité ? J’espère qu’un jour, après une sanction pour le principe, ils comprendront que c’était bête. Ils ont le temps d’évoluer, restons optimistes. Quant à ceux qui disent « ne pas être Charlie », je ne suis pas sûr qu’ils soient nombreux. Cet anathème est devenu un slogan de ralliement à la cause du communautarisme, et parfois, une posture pour signifier que l’on n’est pas bien-pensant. Aujourd’hui décomplexés, les anti-Charlie font du bruit. Nous aussi, nous en faisons, et ils vont devoir nous supporter encore longtemps.

Il y a eu quantité de documentaires et de fictions sur les attentats du 13 Novembre, et rien sur le 7 janvier 2015. Qui peut réparer cet oubli ?

Les attentats de novembre 2015 ou celui de Nice, en 2016, sont plus « classiques » car ils sont aveugles. Nous, les djihadistes nous ont assassinés ou blessés pour ce que nous étions, des caricaturistes capables de rire de tout. Des documentaires ou docufictions sur le 7 janvier 2015 étaient en projet, ils n’ont pas abouti car personne n’a voulu s’engager à les produire ni à les distribuer. Je me dis que si les terroristes n’ont pas gagné, certaines personnes ont perdu leur dignité. Il leur aurait fallu parler des caricatures, de la liberté d’expression, deux sujets inflammables et compliqués.

Ce qui s’est passé le 7 janvier 2015 demeure un enjeu politique, et le thème de la religion est toujours aussi vif et incandescent. Quand on est dans la création et la production artistique, il faut en assumer les risques. Quelqu’un devra un jour raconter ce qui s’est passé, en dehors de nous. Un film contribuerait à la transmission des événements au grand public. Si on n’explique rien aux jeunes, et si on ne désamorce pas les a priori, rien ne changera jamais.

En janvier, une séquence commémorative va s’ouvrir, pour les dix ans des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. On vous verra sur tous les plateaux de télévision ?

Je serai accompagné d’un maximum de jeunes de la rédaction, qui prendront la parole. Pendant dix ans, j’ai porté le journal, et ils vont prendre le relais. À nous tous, nous allons réaffirmer que Charlie Hebdo est toujours là et qu’il est toujours aussi déterminé à faire ce qu’il a envie de faire. Nous ne baissons pas la tête, nous croyons à nos valeurs, et nous ne voulons pas être résumés au 7 janvier 2015. Nous serons encore là dans dix ans.


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