Revue de presse

"L’ancien résistant et Compagnon de la Libération Daniel Cordier est mort" (lepoint.fr , 20 nov. 20)

20 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Secrétaire de Jean Moulin, il était l’un des deux derniers Compagnons de la Libération. Résistant, galeriste, biographe, écrivain, il est décédé à 100 ans.

Par François-Guillaume Lorrain

Une page se tourne. Une époque, même, et quelle époque ! Il y avait eu le dernier des Poilus. Avec la mort de Daniel Cordier, quelques semaines après celle de Pierre Simonet, il ne reste plus de la Seconde Guerre mondiale qu’un seul compagnons de la Libération : Hubert Germain. Compagnon, Cordier le fut aussi du symbole même de la Résistance. À chaque fois que nous le rencontrions, nous nous disions : « Le dernier des compagnons de la Libération, ce sera lui, évidemment. » Il faisait tellement jeune. Il avait l’air si heureux, avec son rire, promesse d’immortalité, son regard malicieux, amusé qu’il posait sur vous et les œuvres d’art qui l’entouraient. Il était le survivant. Le jeune âge auquel il avait côtoyé l’Histoire – à 22 ans, il avait été « parachuté » secrétaire à Lyon de Jean Moulin –, sa longévité, sa qualité de témoin privilégié métamorphosé sur le tard en archiviste rigoureux reconnu par les historiens eux-mêmes auront prolongé jusqu’au début de la décennie 2020 ce miracle : un homme incarnait encore cette époque troublée, sa liberté, ses ombres aussi, sur lesquelles, pourtant, il aura voulu avec simplicité faire la lumière. S’il est un homme qui a dégonflé le mythe de la Résistance, qui l’a dépeinte sous les couleurs sans prétention du quotidien, du pragmatisme et de l’impossible union, ce fut bien lui.

Avec 77 ans de retard, l’éternel jeune homme s’en est allé rejoindre son patron Jean Moulin. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, c’était au restaurant Le Coq au vin, à Lyon, pour un déjeuner de travail. On était le mardi 15 juin 1943 et Moulin, plus isolé que jamais, se battait contre Pierre Brossolette, Henri Frenay et consorts qui tentaient d’avoir sa peau à Londres. Cordier, alias Alain, l’avait trouvé si épuisé qu’il lui avait conseillé de prendre des vacances : « Voyons, Alain, comment pouvez-vous penser à une chose pareille ? Dans une semaine, nous serons peut-être tous arrêtés. » Six jours plus tard, Jean Moulin était en effet arrêté, ce que Cordier avait appris à Paris, sur un banc de la station Châtelet, lors d’un rendez-vous clandestin : « Tel un boxeur sonné, je vacille, recule et me laisse tomber sur le banc. »

De cette arrestation, Cordier ne s’était jamais vraiment remis. Georges Bidault, qui dîna avec lui le lendemain boulevard Saint-Germain, écrivait dans ses Mémoires : « Le visage défait, il me dit d’une voix brisée : "Notre dieu est mort." »

Toute sa vie, Cordier allait rendre un culte à ce dieu dont il avait été le secrétaire pendant onze mois, de juillet 1942 à juin 1943. Toute sa vie ? Pas vraiment. La Résistance, il avait décidé de lui tourner le dos en 1946 après avoir travaillé à la mise en place, dès la fin 1944, de la DGER, future SDECE, aux côtés du colonel Passy. Il aidait à la démobilisation des anciens agents. Parce qu’il avait été chargé, avec Stéphane Hessel et son épouse, de la rédaction du livre blanc du BCRA, il fut l’un des premiers à voir arriver des monceaux d’archives, de comptes rendus, de télégrammes, vers lesquels il reviendrait trois décennies plus tard.

Sur ce congé brutal donné aux années de guerre, Cordier nous avait livré plusieurs explications. L’appétit de vivre, ou plutôt le souci de ne pas revivre le climat funèbre des veuves de la Première Guerre mondiale dans lequel il avait grandi à Bordeaux. Le deuil aussi du Patron, figure complexe du Père, courtois et très beau, qui l’avait choisi à son arrivée à Lyon le 30 juillet 1942, alors qu’à l’origine Cordier était venu dans la capitale des Gaules pour travailler sous les ordres de Georges Bidault. Hasard vertigineux de l’existence : à peine débarqué de Londres, à peine remise une enveloppe à un homme qu’on lui avait désigné sous le nom de Rex, voilà qu’il était invité le soir même à dîner, assailli de questions personnelles, sur son engagement, son parcours de jeune maurrassien, royaliste et antisémite. Au dessert, il était embauché par Rex, bientôt initié à l’art moderne, parce qu’il était plus prudent lors des rendez-vous de parler de Kandinsky ou de Picasso.

Et c’est en se souvenant d’un conseil de Moulin qu’il se rendit fin 1944 à Madrid pour visiter le musée du Prado, qui allait le conforter dans sa vocation de galeriste. Une dernière raison pouvait expliquer l’éloignement de Cordier du panier de crabes des anciens combattants : la désillusion. Début 1946 avait éclaté l’affaire Passy : après le départ du général de Gaulle du gouvernement, en janvier 1946, son nouveau patron fut accusé d’avoir détourné de l’argent pendant la guerre pour financer le mouvement gaulliste. Cordier, qui quittera en même temps que Passy la DGER, tourne la page, reçoit ses arriérés de résistant et, avec ce petit pécule, se jette dans la peinture moderne, qui d’une simple couverture devient une passion.

Dubuffet, Dewasne, Nicolas de Staël, Michaux, Mata, Bellmer seront les fleurons d’une collection dont il fera don en partie au Centre Pompidou à la fin des années 1980. Dans l’après-guerre parisien, on s’habitue dans les vernissages, les dîners, les galeries – dont la sienne, rue de Miromesnil – à la frêle silhouette bondissante de ce collectionneur hétéroclite, qui vit ouvertement avec un homme, une exception pour l’époque, et trouve dans le milieu artistique une liberté qu’il aurait vainement cherchée ailleurs. Il a si bien pris ses distances avec la Résistance, sa mémoire souvent accaparée et parfois enjolivée, que, lors du transfert des cendres de Moulin au Panthéon en 1965, on ne songe même pas à l’inviter, lui, l’ancien secrétaire.

À 26 ans, en 1946, Cordier avait donc déjà entamé sa troisième vie. La première avait eu pour cadre une famille bourgeoise et austère de Bordeaux, marquée par la figure d’un beau-père, Charles Cordier, qui lui avait transmis son nom et ses convictions antisémites et maurrassiennes. Tel beau-père, tel beau-fils : le jeune Daniel, politisé à la maison puis par les émeutes du 6 février 1934, fonde à 16 ans à peine le cercle Charles-Maurras à Bordeaux, qui recrute sur le département de la Gironde. Sa vie bascule le 17 juin 1940 lorsqu’il entend la voix chevrotante du maréchal Pétain qui demande l’armistice. Son nationalisme ombrageux en est ulcéré. Son caractère batailleur lui dicte un appel à se battre lancé aux jeunes Français de Pau, où il s’est réfugié. Sa fidélité à Maurras en est aussi ébranlée : le patron de l’Action française n’a-t-il pas milité pour l’accession au pouvoir de l’homme de Verdun ?

Grâce à son beau-père, il fuit de Bayonne avec 17 jeunes Bretons sur un cargo belge rempli de maïs. Il est persuadé d’aller en Afrique du Nord. Le bateau met finalement le cap sur l’Angleterre. « Il y avait à bord le ministre de la Santé belge, qui voulait rejoindre son gouvernement en exil à Londres. Si j’ai fini là-bas, c’est donc grâce à un Belge », se souvenait-il. Arrivé à Londres, il pense retrouver Charles Maurras et toute l’équipe de l’Action française, dont il ne doute pas qu’ils partiront à l’étranger pour continuer le combat. Il se voit déjà leur proposer un journal pour la jeunesse qu’il rumine depuis longtemps. À la place, il rencontre le général de Gaulle, le 6 juillet 1940, dans la pénombre de l’Olympia londonien. Malgré sa petite taille, on l’a placé au premier rang des volontaires : il est un des seuls à posséder encore un costume présentable. Il trouve au Général plus l’allure d’un héron que d’un héros, très déçu par la rudesse de l’accueil : « Je ne vous féliciterai pas d’être venus : vous avez fait votre devoir. »

« Je n’ai jamais tué de boche et je le regrette », nous avait-il confié. Pendant deux ans, on lui apprend à se battre, mais en Angleterre, formé à des missions de radio, de renseignement, de sabotage, puis reversé au BCRA. Il désapprend en revanche l’antisémitisme en devenant ami avec Raymond Aron, puis constate, après deux ans, qu’il a changé de bord politique, peu à peu réconcilié avec la République, même s’il pâlit encore en découvrant qu’à Lyon il sera au service de Georges Bidault, dénoncé par l’Action française comme « un des responsables de la décadence française ». Il travaillera finalement pour Jean Moulin, dont il ignora jusqu’en octobre 1944 la véritable identité et donc les sympathies pour le Front populaire qu’il honnissait.

La dernière vie de Daniel Cordier débute à 57 ans, sur un plateau de télévision. On est en 1977. Lors d’un débat des Dossiers de l’écran, Henri Frenay, l’ancien dirigeant du mouvement de résistance Combat, rival de Moulin, accuse celui-ci de tous les maux, notamment d’avoir été un crypto-communiste. Cordier tente de défendre la mémoire de son patron, Frenay lui cloue le bec : « Taisez-vous. Vous ne saviez rien. Vous étiez l’intendance. » Lorsqu’il nous avait raconté la scène, la voix de Cordier tremblait encore d’indignation. L’émission terminée, il en vient presque aux mains avec Frenay, furieux de n’avoir su lui opposer des arguments historiques. De cet échec, il fera la pierre angulaire des décennies suivantes consacrées à la vie de Moulin, cet inconnu.

Ce sera sa dernière mission. Il remet le nez dans ces archives de la DGER qui traînaient jadis dans une cave : on s’en désintéressait, il les avait récupérées. Il pousse aussi la porte des Archives militaires et nationales. L’accès n’est pas encore légalement possible, il obtient une autorisation exceptionnelle : tout de même, il n’est pas n’importe qui. Mais les trois volumes biographiques qu’il fait paraître entre 1989 et 1999 ne trouvent pas toujours le public qu’ils méritaient. Les chefs de la Résistance lui dénient toute légitimité, comme Claude Bourdet, ancien dirigeant de Combat, qui l’attaque dans Le Nouvel Observateur en 1989 : « Le cœur du débat, nous expliquait-il, c’est que la Résistance voulait exister contre de Gaulle et donc contre Moulin, son représentant. Frenay cherchait à en devenir le chef. Pour eux, de Gaulle, c’était le passé, un émigré qui transmettait les besoins de la Résistance aux Anglais.

Quant à Moulin, ce n’était qu’un petit préfet. Lors du transfert de ses cendres au Panthéon, la Résistance était furieuse. Personne ne l’a écrit, mais ils écumaient de rage. » Toujours batailleur, Cordier ne se gêne pas pour raconter l’envers du décor, les batailles de commandement, la « pétaudière » d’une Résistance intérieure dont il n’hésitait pas à minimiser le rôle, quitte à idéaliser Moulin et à se montrer parfois injuste envers Brossolette ou d’autres.

Mais, quand il s’agissait de l’esprit de cette Résistance, il ne transigeait pas, signataire en 2004, avec Stéphane Hessel, Germaine Tillion, Raymond Aubrac, d’un appel à respecter la charte sociale du programme du Conseil national de la Résistance, mise à mal par les « puissances d’argent » du néolibéralisme.

C’est seulement en 2009 qu’il accède à la renommée. Le mérite à des souvenirs de guerre restitués sous la forme d’un journal élaboré. Cordier avait tenu le sien à Londres jusqu’à son parachutage. Mais aussi en France, au mépris de toutes les règles élémentaires de prudence. Des documents qu’il avait cachés, puis retrouvés après la guerre. Simplicité et précision : on retrouve ses deux principales qualités, qui lui permettent de mener un récit quotidien, iconoclaste, antispectaculaire du cœur de la Résistance. Régis Debray et Pierre Assouline militent pour qu’il obtienne le prix Goncourt, finalement attribué à Marie N’Diaye, tandis qu’Alias Caracalla – un surnom que lui avait trouvé Roger Vailland, après guerre, pour saluer son esprit d’insoumission – reçoit le prix Renaudot de l’essai. Adoubé par les historiens, à l’instar d’un Jean-Louis Crémieux-Brilhac, résistant devenu le mémorialiste de la France libre, il devient pour le grand public le dernier visage aimable et heureux d’une époque dont tous les acteurs ont disparu.

Celui qui se définissait comme un anarchiste a fait partie de ces nonagénaires, comme Stéphane Hessel, Edgar Morin, à la langue bien pendue, un peu fous, volontiers provocateurs. Son message passait bien : espoir, celui qui permet d’y croire quand tout semble fichu, courage d’écrire l’histoire face à ses acteurs, liberté d’une vie où il y avait eu un temps pour aimer et un temps pour écrire. Une liberté dont il ferait preuve en 2014 en rédigeant une chronique de son premier amour homosexuel réprimé au collège de dominicains de Saint-Elme, sur les bords du bassin d’Arcachon. Un de ses projets éditoriaux avait du reste pour titre provisoire Histoire de mon sexe. Quelques dizaines de millions de signes, le journal de ses aventures, tenu depuis les années 1930 par ce consignateur compulsif.

Le 18 juin 2018, il avait assisté aux côtés d’Emmanuel Macron à la cérémonie annuelle du mont Valérien au titre de chancelier d’honneur de l’ordre de la Libération. Pour cet homme qui les avait fuis si longtemps, le temps des honneurs était venu sur le tard, sur les franges adoucies du crépuscule. Avec le président de la République, il partageait le même amour de Gide. Si Les Nourritures terrestres figure sur la photo officielle du président, cet ouvrage, éloge de la disponibilité, accompagnait depuis 1935 ce jeune maurrassien écartelé entre ses convictions et ses sentiments. Lors de son élévation, le matin même, au titre de grand-croix de la Légion d’honneur, Régis Debray, présent, avait eu cette phrase : « Il a tout fait pour ne pas être le grand homme qu’il est. » Emmanuel Macron l’avait comparé au Fabrice stendhalien perdu dans la bataille de Waterloo, mais il fut plus certainement le Stendhal de Jean Moulin, prenant en notes dans « un style d’état civil » le jour de la Résistance.

S’il nourrissait quelques regrets, il avait aussi quelque espoir, celui d’être le dernier Compagnon de la Libération, dont il nous avait appris, une lueur de malice dans le regard, qu’il aurait droit à des funérailles nationales, enterré dans le caveau numéro 9 du mémorial du Mont-Valérien. Une coquetterie qui le fuira finalement. Avec le temps, l’échéance ultime se précisant, il avait reconsidéré sa position. Cette reconnaissance lui avait fait entrevoir une tombe bien froide, bien grise, loin de ce soleil méditerranéen, décor de ses dernières années. Mais, s’il le fallait, il se résignerait. Dans un entretien enregistré avec Jean Lebrun pour France Inter, il avouait, dans un dernier filet de voix, travailler à la suite de ses Mémoires – de juin 1943, date de l’arrestation de Jean Moulin à partir de laquelle il allait réceptionner à Paris les nouveaux chefs de la Résistance, jusqu’à janvier 1946 –, tout en dialoguant déjà avec l’infini. « Ce sera fini et ce sera merveilleux. » Il était heureux. Heureux peut-être de retrouver Jean Moulin, avec qui il pourra enfin reprendre la conversation interrompue au Coq au vin et discuter à bâtons rompus des dessous de ce fameux 21 juin 1943, à Caluire, où le temps semblait s’être arrêté."

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