Revue de presse

N. Polony : "Un pouvoir qui privatise même la censure" (Marianne, 21 juin 19)

Natacha Polony, journaliste, essayiste, directrice de la rédaction de "Marianne", fondatrice de polony.tv 21 juin 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Il faut être doué d’un optimisme assez touchant, ou d’une présomption assez inquiétante, pour s’imaginer qu’on réglera par la loi la question vertigineuse des pulsions agressives et des propos ignobles qui se manifestent sur les réseaux sociaux. C’est pourtant l’objet d’une proposition de loi de la députée LREM Laetitia Avia, examinée le 19 juin par la commission des lois de l’Assemblée et soutenue solennellement dans le Monde par rien de moins que quatre ministres, celui de l’Intérieur, celle de la Justice et ceux de l’Education nationale et de la Culture, et trois secrétaires d’Etat, Egalité femmes-hommes, Numérique et Jeunesse. On comprend bien le message : l’initiative permet de régler cela devant les tribunaux pour apaiser l’espace public et éviter les troubles, mais, attention, on a bien conscience que tout commence à l’école (qui n’en demandait pas tant) et relève de problématiques complexes.

La proposition de loi mérite pourtant qu’on s’y arrête. Car, derrière le noble projet de « responsabiliser les plates-formes », au même titre que n’importe quel média ou diffuseur de contenu éditorial, émergent deux tentations profondément révélatrices de notre conception contemporaine des rapports sociaux et de notre nature d’hommes et de citoyens. Premier point, la proposition de loi est largement inspirée du modèle allemand, qui impose aux opérateurs le retrait des contenus jugés injurieux, haineux, racistes ou antisémites et contrevenant « manifestement » à la loi, sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 37,5 millions d’euros. L’enjeu devrait les inciter à la célérité… Mais une question se pose : que signifie contrevenir « manifestement » à la loi ? Par définition, ce sont les juges qui déterminent, au terme d’un débat contradictoire, si tel ou tel élément contrevient à la loi. Nous allons donc déléguer ce qui relève de juges rendant la justice au nom du peuple français à des opérateurs privés que la pression d’une amende devrait pousser à éviter tout risque et à supprimer tout ce qui sera signalé comme « haineux » ou « raciste ». D’autant que le texte de la loi, dans l’exposé des motifs, évoque, outre le racisme et l’antisémitisme, l’ « islamophobie », concept forgé par les tenants de l’islam politique pour museler leurs opposants. On imagine d’ores et déjà les signalements empressés de tous ces militants qui considèrent que combattre l’intégrisme religieux, ou simplement le railler par un dessin, est une « incitation à la haine ». Dans une société où le « respect » est l’arme brandie par ceux qui veulent imposer leur susceptibilité au reste du monde, la régulation par des entreprises privées risque fort de se résumer à la censure la plus bête.

Mais le second point est plus préoccupant encore car il raconte notre renoncement à cette pensée des Lumières qui fonde notre pacte républicain. La notion même de citoyen, telle qu’elle apparaît dans la Déclaration de 1789, renvoie à un individu autonome et responsable, c’est-à-dire capable d’exercer son libre arbitre et d’assumer les conséquences de ses actes. D’où le rôle essentiel de l’éducation comme processus d’émancipation par le savoir, pour dessiner les conditions de cette autonomie. Le déferlement de haine et de bêtise à l’œuvre sur les réseaux sociaux n’est qu’un symptôme de l’échec majeur du processus de civilisation, au sens le plus précis de ce terme. Combattre les manifestations de cette haine par une loi qui permet ni plus ni moins que la censure ne changera rigoureusement rien à la décomposition des sociétés humaines, quand le plus urgent serait de se demander ce qui la rend possible.

L’apport principal de l’Europe à l’humanité, depuis la Grèce antique jusqu’à l’humanisme et aux Lumières, est sans doute à chercher dans le déploiement de la rationalité comme fondement d’une société vivable. La possibilité pour des êtres humains de se mettre d’accord, par l’usage de leur raison, sur ce qu’ils peuvent partager avant tout débat, avant toute divergence, est aux prémices de la démocratie. Or, la caractéristique première du capitalisme consumériste et de son corollaire, l’extension infinie des droits individuels, est justement la mise en avant des pulsions et de la subjectivité narcissique. Dans un système qui favorise en permanence non pas la recherche de la vérité et de la concorde par l’usage de la raison et le dépassement des pulsions, mais l’expression et la mise en scène de soi à travers une identité devenue produit marketing, la seule régulation qui reste est la censure. Les réseaux sociaux, qui auraient dû être le lieu du débat démocratique dans sa forme contemporaine, ne sont que le révélateur de notre renoncement au statut même de citoyen. Il est vrai que le citoyen a ceci d’ennuyeux qu’il entend décider librement de son destin. Le consommateur contemporain est plus maniable. Et finalement, il ne renâcle qu’à peine quand on lui ôte jusqu’à la liberté. Il applaudit, même, au nom du Bien."

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