Laetitia Strauch-Bonart, Responsable éditoriale de Phébé. 14 février 2018
"En interdisant la nuance et en incitant à l’entre-soi, Facebook et Twitter réduisent le débat contradictoire à un choix binaire entre « pour » ou « contre ».
Début janvier, le journaliste conservateur britannique Toby Young, connu pour sa promotion ardente des « free schools », démissionnait d’une obscure agence créée par le ministère de l’Éducation. Depuis plusieurs jours, il faisait l’objet d’une campagne de harcèlement sur les réseaux sociaux : l’annonce de sa nomination avait réveillé une meute pressée de déterrer d’anciens tweets afin de le compromettre. Ceux-ci, vieux de plusieurs années et montrant une sévère obsession pour les décolletés féminins, firent leur effet. Les arguments avancés par Young – ces commentaires, certes vulgaires, étaient anciens, et il les regrettait amèrement ; il avait d’autres qualités pour occuper ce poste – n’y firent rien. Certes, Young est le premier responsable de son sort. Mais cette affaire est aussi emblématique de notre temps : la cabale numérique ne cherche pas à demander des comptes à ses victimes en leur permettant de se justifier, car elle a remplacé le débat contradictoire.
Le débat est un art difficile. Il vise à concilier deux tendances apparemment contraires : la liberté d’expression et le respect d’autrui. Une véritable discussion suppose autant d’exposer ses arguments que d’écouter l’autre. L’apprentissage du débat va à l’encontre de nombre de nos instincts. Que nos capacités argumentatives aient remplacé l’usage de la force est donc un motif d’émerveillement – c’est ce qu’on appelle la civilisation. Mais, aujourd’hui, ce n’est pas tant l’usage de la force qui reprend le pouvoir qu’une sorte d’esprit tribal.
Ce nouveau tribalisme a plusieurs origines. C’est d’abord la tendance croissante à la polarisation géographique et idéologique. Progressivement, nous nous regroupons dans des « réseaux » et des « communautés » où nous ne fréquentons plus que ceux qui nous ressemblent. À la première rencontre d’une opinion différente, nous sursautons. C’est un cercle vicieux : plus nous nous protégeons d’opinions adverses, plus elles nous choquent, plus nous nous en protégeons de plus belle.
Cette polarisation peut sembler paradoxale à l’heure où Internet offre une possibilité de s’exprimer inédite : nous n’avons jamais autant émis d’opinions et d’analyses. Cependant, ce commentaire perpétuel offre une prime aux plus bruyants, car ils semblent les plus convaincants, alors qu’ils sont seulement les plus simplistes. Cette simplification croissante est parfaitement servie par les réseaux sociaux.
Dans Se distraire à en mourir (1985), le penseur américain Neil Postman estimait que tout média conditionne la nature des discours dont il est le support. Son analyse vaut pour le présent : Twitter et Facebook n’empêchent pas seulement la complexité et la nuance, ils réduisent tout débat à un choix binaire entre « pour » ou « contre ». Les réseaux sociaux multiplient aussi les occasions de réaction impulsive, de grégarisme et d’attaques directes. Cela est d’autant plus aisé que, en ne voyant pas celui que l’on attaque, on perd ce qu’apporterait sa présence : une invitation à l’empathie.
La perspective d’un monde tribal n’a rien de réjouissant pour la vie intellectuelle. Cette tendance ne sera peut être qu’un artefact de notre histoire ; pour autant, n’oublions pas que la civilisation et la culture de la discussion qui l’accompagne sont aussi aisées à détruire qu’elles furent difficiles à construire."
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