Revue de presse

"Religion : chez Orange, prière d’être discret" (liberation.fr , 4 nov. 16)

8 novembre 2016

"Face à la hausse des demandes d’absence pour raisons confessionnelles par certains salariés. La direction du groupe est dans l’embarras.

L’été dernier, le syndicat CFE-CGC d’Orange envoie une lettre publique au directeur des ressources humaines, Jérôme Barré, lui demandant « la suppression de toute référence explicite à une religion pour déposer une demande d’absence ». En cause, les autorisations spéciales d’absence (ASA), héritées du passé public de l’opérateur télécom, qui peuvent être accordées lors des fêtes musulmanes, juives, orthodoxes, arméniennes ou bouddhistes (les principales fêtes catholiques étant, elles, déjà chômées).

Face à la hausse des demandes, le syndicat propose au DRH de remplacer ces trois jours par des RTT que chaque salarié pourrait poser « sans autre justification que la convenance personnelle, et sans que le manager puisse s’y opposer ». A ce jour, la direction d’Orange n’a pas donné suite à cette proposition. Il est pourtant rare de voir un syndicat interpeller publiquement son état-major sur ces questions ultrasensibles.

Les ASA religieuses ont été instaurées dans le service public par une circulaire de 1967, au nom de la liberté de conscience. Depuis la transformation de l’ex-France Télécom en société de droit privé, le système a été élargi à tous les salariés. « Mais ce qui, en 1967, n’était qu’une simple tolérance réservée à un très petit nombre, est devenu la revendication d’un droit, ce qui n’est plus gérable », estime Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orange. Et pas seulement parce que les salariés de confession musulmane sont plus nombreux. « Ceux qui ont de réelles convictions religieuses demandent ces ASA, c’est logique, poursuit-il. Mais certains non-pratiquants le font aussi désormais, parfois sous pression, pour ne pas passer soit pour de mauvais musulmans, soit pour des idiots. » Les manageurs redoutent d’être accusés de discrimination s’ils refusent les autorisations et le système agace les autres salariés, d’autant que « le travail tend à se banaliser les jours des fêtes légales », souligne Crozier. D’où, selon lui, le risque de dérives, racistes d’une part, communautaristes de l’autre.
« Accommodement »

Le syndicat des cols blancs n’a pas reçu le soutien de ses pairs sur ce dossier. Pour Béatrice Legrand, de la CGT, « c’est une fausse bonne idée. Si les ASA religieuses sont refusées, c’est à cause du manque d’effectifs. Ce que nous demandons, nous, c’est de l’emploi ». Même réticence à la CFDT : « Il est un peu dangereux de se précipiter sur ces sujets, estime le délégué central, Laurent Riche. Cette suggestion risque de générer d’autres types de clivages. » Déléguée CFDT à Annecy, Elisa Mistral rappelle que les ASA représentent moins de 1 % de l’absentéisme d’Orange : « Nous avons travaillé avec la direction sur le fait religieux. Ce qui ressort, c’est qu’il n’y a pas de problématique de ce type à Orange, les incidents restent localisés. »

Certes, la situation dans cette entreprise n’a rien à voir avec des phénomènes de radicalisation qui ont pu être évoqués ailleurs. Le climat social s’est d’ailleurs plutôt détendu depuis l’arrivée de Stéphane Richard à la tête du groupe en 2011, après le traumatisme de la crise des suicides. Mais avec 100 000 personnes en France, l’opérateur vit une profonde mutation. Une population de fonctionnaires très laïque, représentant encore une grosse moitié de l’effectif (le dernier partira en 2037), est remplacée par des salariés de droit privé, plus jeunes et d’origines diverses.
Solutions bancales

La direction a refusé d’évoquer avec nous sa politique à l’égard du « fait religieux ». Un sujet dont elle s’est pourtant emparée puisqu’elle a élaboré une « charte de la neutralité », présentée le mois dernier aux syndicats. Ce court texte énonce quelques principes de respect, de dialogue et de discrétion, demandant par exemple « d’éviter ou d’aborder avec précaution les sujets potentiellement conflictuels entre collègues ». Elle a aussi mis à la disposition des manageurs un guide sous forme de questions-réponses. On y trouve tantôt des consignes fermes (sanctions disciplinaires possibles en cas de refus de travailler avec une femme ou de lui serrer la main), tantôt des incitations plus vagues au dialogue ou à la recherche d’un « accommodement raisonnable, si l’image de marque d’Orange est en cause ».

Si les délégués CFDT et SUD se disent plutôt satisfaits de cet arsenal, d’autres s’inquiètent de problèmes sur certains sites, dans le Sud et, surtout, en Ile-de-France (où Orange emploie 35 000 personnes). « Il n’y a aucune ligne directrice claire dans cette charte que, d’ailleurs, peu de salariés connaissent, déplore une responsable des ressources humaines. On nous demande de gérer les problèmes au cas par cas : il ne faut ni interdire ni faciliter. Un casse-tête. »

Manageurs ou responsables de boutique peuvent certes demander conseil à la « direction de la diversité ». Certaines réponses sont claires, tel le refus de proposer des menus halal. Mais parfois, le soutien semble plus vague, voire inexistant (ou ressenti comme tel). Ou encore, le problème ne remonte pas dans la hiérarchie. Désemparé face au nombre de demandes d’ASA, le manageur d’un centre d’appel Orange en région a même instauré un « Aïd flottant » sur trois jours, qui aurait fait polémique.

Demandes de journées raccourcies durant le ramadan, refus de clients de certaines boutiques d’être servis par des femmes ou de vendeurs de servir des clientes, les sources potentielles de tensions sont diverses. En septembre, la découverte fortuite par les ressources humaines, sur un plateau téléphonique francilien, d’une salle de repos reconvertie en lieu de prière par quelques salariés, a causé un peu d’émoi. « Les salles de prière sont interdites, mais l’interdiction reste orale », selon une source interne. Pour permettre de prier pendant les pauses, d’autres manageurs improvisent des solutions bancales, telle la discrète mise à disposition de bureaux. « L’objectif est d’en parler le moins possible pour ne pas créer de conflits, constate une responsable RH. Mais les gens se parlent d’un site à l’autre et revendiquent ce que d’autres ont obtenu ailleurs, alimentant le phénomène. […] N ous avons besoin de règles précises et transparentes, il faut sortir du cas par cas. » Un autre souci n’est évoqué qu’à mots couverts, celui de certains sous-traitants très pratiquants (installateurs de ligne à domicile), dont le comportement a été mal ressenti par des clients et, surtout, des clientes.

Tout en relativisant, Sonia Abid, secrétaire fédérale de SUD, ne nie pas l’existence de tensions : « Des collègues voilées, on en voit quelques-unes depuis une quinzaine d’années dans les centres d’appel de la région parisienne. Mais ce qui ne dérangeait personne auparavant est, depuis les attentats, devenu une source de stress et provoque l’expression d’un racisme qui n’osait pas s’exprimer avant. » Une déléguée du très laïque syndicat SUD s’est mise à porter foulard et robe musulmane. « C’est une militante pugnace et c’est tout ce qui nous importe, d’autant qu’elle ne fait pas de prosélytisme », rétorque Sonia Abid. Cette militante a demandé, avec d’autres collègues, l’accès à un local pour prier, « mais elle l’a fait à titre personnel et non en tant que syndicaliste », souligne-t-elle.

La plupart des entreprises sont confrontées au problème : selon le dernier rapport de l’institut Randstad-OFRE, 65 % des salariés interrogés ont observé en 2016 « plusieurs manifestations du fait religieux » contre 50 % en 2015, avec « davantage de tensions », même si seuls 9 % des cas recensés sont conflictuels. « Les entreprises privées françaises sont démunies par rapport à ces questions, estime l’avocate Elisabeth Laherre. L’arsenal législatif n’est pas très clair et la France est isolée par rapport au reste du monde, où le communautarisme est plus revendiqué. » Mais l’étude Randstad note aussi que les manageurs intermédiaires sont moins laissés à eux-mêmes, et que « les deux tiers d’entre eux jugent efficace le soutien de leur hiérarchie et des services RH et juridique »."

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