23 juillet 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"[Analyse] Lundi 25 juillet, le gouvernement tunisien soumet au référendum une modification de la Constitution. Si l’État n’y fait plus référence à l’islam, la religion demeure un jeu de cache-cache dans ce pays qui passe pour un modèle de laïcité au Maghreb.
Par Caroline Celle
Le président tunisien, Kaïs Saïed, a bien compris les rouages de la politique de son pays : ici, le mot « islam » se manie avec précaution. Il est ainsi soigneusement remanié dans le projet de réforme constitutionnelle qui doit être soumis au vote populaire, lundi 25 juillet. Dans cette Constitution fortement amendée, il ne sera plus fait mention d’un État dont la religion est l’islam, mais de l’appartenance de la Tunisie à l’oumma (nation islamique).
La réforme retire donc à l’islam le qualificatif de religion d’État, mais elle inscrit la Tunisie dans la communauté internationale des pays musulmans. Ce changement entretient encore davantage le flou autour de la question religieuse en Tunisie, où l’État contrôle le culte musulman mais applique un ensemble de lois séculières.
C’est en raison de cette spécificité que l’on perçoit souvent la Tunisie comme une république laïque, en avance sur ses voisins marocain et algérien. Rappelons-nous Henri Guaino, conseiller spécial du président Nicolas Sarkozy, qualifiant, en 2011, le régime de Ben Ali de « forme de dictature laïque », ou encore le surnom d’« Atatürk tunisien » donné à l’ancien président Habib Bourguiba (1903-2000), comparant le Tunisien au chef d’État turc ayant instauré la laïcité dans son pays. Mais d’où vient ce mythe de la laïcité tunisienne, qui suppose que l’État serait neutre vis-à-vis de la religion ?
Bourguiba, l’ère des réformes
Ce flou autour de la laïcité en Tunisie est née de la vague de réformes séculières du régime Bourguiba. L’homme d’État a contribué à réintroduire la république en Tunisie en 1956, après 70 ans de protectorat français. Sous sa présidence, de 1957 à 1987, il lance une grande série de mesures pour moderniser le pays.
Dès son arrivée au pouvoir, il supprime les tribunaux de droit musulman ou israélite. Il fait également de la Tunisie une pionnière pour les droits des femmes en promulguant une loi qui interdit la polygamie, instaure le divorce civil pour protéger de la répudiation, et retire le tutorat matrimonial.
« Bourguiba met fin à une certaine vision archaïque de l’islam, mais il ne sépare pas la religion de l’État, souligne Vincent Geisser, politologue au CNRS, spécialiste du monde musulman. Il cherche au contraire à subordonner la religion à son pouvoir, à la contrôler. » De fait, la Constitution fondatrice du nouveau régime, promulguée en 1959, élève l’islam au rang de religion d’État et déclare que le président doit être musulman. C’est aussi au gouvernement que revient l’élection des représentants du culte, et la décision de construire les mosquées.
Bourguiba n’hésite pas non plus à instrumentaliser la théologie pour développer le culte de sa personnalité. Franck Frégosi, professeur en droit et religion au CNRS, analyse ainsi, dans un article de 2004 intitulé « La régulation institutionnelle de l’islam en Tunisie, entre audace moderniste et tutelle étatique » : « [Bourguiba] devient alors le Mujtahid (savant, ndlr) Suprême, court-circuitant les autorités religieuses trop timorées à son goût, quand il ne substitue pas directement “sa propre image à la figure du Prophète” ».
De Ben Ali à la révolution tunisienne
L’année 1987 sonne la fin de l’ère Bourguiba et ouvre celle du président Zine el-Abidine Ben Ali. Durant sa présidence, qui se transforme en un régime particulièrement autoritaire, Ben Ali poursuit en partie l’œuvre réformiste de Bourguiba. Très en avance sur ses voisins maghrébins, la Tunisie accorde des droits importants aux femmes, comme l’ouverture de leur propre livret de caisse d’épargne, ou la pleine tutelle de leurs enfants dans certains cas de divorce.
Si Ben Ali est perçu comme un « dictateur laïque », c’est aussi parce qu’il s’attaque aux islamistes et se pose en défenseur de l’État républicain. Dès 1987, le président fait interdire le très controversé parti Ennahdha, accusé de vouloir instaurer un État islamique. Pour s’ériger en défenseur d’un islam républicain et modéré, il renforce le contrôle de l’État sur les cultes et met entre les mains de ses proches une radio de prêche musulman ou encore une banque de finance islamique.
La chute de Ben Ali survient en 2011, provoquée par un immense mouvement de contestation populaire. « La révolution a permis d’ouvrir de grands chantiers démocratiques, et une partie des Tunisiens plaçaient de grands espoirs en la laïcisation du pays, analyse Vincent Geisser. Des tabous ont été soulevés, comme la loi sur l’héritage, inégalitaire, et appliquée selon la tradition coranique. »
Pourtant, la brèche ouverte par la révolution se referme bien vite. Ironie de l’histoire, c’est le parti Ennahdha qui remporte les premières élections libres, en octobre 2011. Se présentant désormais en parti « démocrate musulman », Ennahdha cherche à se réinventer auprès de l’opinion publique comme un mouvement de réconciliation entre islam et modernité. Proche des Frères musulmans égyptiens, il est cependant rapidement accusé par les partisans tunisiens de la laïcité d’avoir confisqué la révolution.
La religion selon la nouvelle Constitution
La rivalité entre le parti Ennahdha et la présidence tunisienne s’accentue lorsque Kaïs Saïed est élu président, en 2019, face à un parlement où Ennahdha est majoritaire. Kaïs Saïed a misé sur sa stature de garant des valeurs morales pour séduire l’électorat, encore chahuté par la révolution.
Son projet de nouvelle Constitution, en référendum ce 25 juillet, vise à écraser le pouvoir législatif d’Ennahdha, dans un contexte de crise politique (lire encadré). « Kaïs Saïed veut couper l’herbe sous le pied aux islamistes et opposer le bon islam, garant des valeurs familiales et traditionalistes, à un islamisme qui mettrait en danger la république, explique Vincent Geisser. Le texte de la nouvelle Constitution n’est pas un processus de laïcisation. Au contraire, il est très patriarcal, musulman conservateur, et la fameuse question de l’héritage, par exemple, n’est pas du tout remise en cause. »
Alors qu’elle ne qualifie plus l’islam de religion d’État, la réforme de la loi fondamentale ancre davantage le pays dans un écosystème islamique. Elle affirme l’appartenance de la Tunisie à l’« oumma islamique », c’est-à-dire les pays de la « communauté arabe » et du « Grand Maghreb », comme l’a précisé publiquement le président. De fait, Kaïs Saïed cherche à rattacher la Tunisie à des partenaires étrangers stratégiques, et notamment aux pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, en utilisant son capital religieux.
« Les médias occidentaux n’ont pas été dupes cette fois, constate Vincent Geisser. Kaïs Saïed accuse Ennahdha de mélanger la politique et l’islam, mais c’est pourtant lui qui cherche à renforcer le monopole de l’État sur la question religieuse, pour conforter son pouvoir. » Au bout du compte, l’actuel président tunisien ne fait qu’appliquer les leçons politiques de ses prédécesseurs…
Un pays en pleine crise politique
Depuis le coup de force institutionnel opéré par le président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, la Tunisie traverse une crise politique. Invoquant un péril imminent, le chef d’État a limogé le Premier ministre puis suspendu le Parlement, largement dominé par le parti islamiste Ennahdha. Depuis septembre 2021, il concentre ainsi davantage les pouvoirs à son profit, au moyen d’un décret qui abroge toute une partie de la Constitution. Le projet de réforme présenté au référendum des Tunisiens confirme dans la loi la présidentialisation du régime. De nombreux groupes d’opposants politiques et ONG appellent à son boycott, et accusent Kaïs Saïed de chercher à transformer le pays en une autocratie."
Lire "Réforme de la Constitution en Tunisie : une laïcité en trompe-l’œil".
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Constitution tunisienne dans Tunisie (note du CLR).
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