Revue de presse

"Race : le retour d’une obsession" (P.-A. Taguieff, Le Point, 18 juil. 24)

(P.-A. Taguieff, Le Point, 18 juil. 24). Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées 18 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou. Le “racisme systémique” et autres fables, éd. Hermann, 2021, 304 p., 25 €.

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Lire "Race : le retour d’une obsession".

La militante Rokhaya Diallo et le site Mediapart déplorent l’absence de « diversité » à l’Assemblée. Une ethnicisation du débat qui signe le dévoiement de l’antiracisme.

Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées.

Le 8 juillet, Rokhaya Diallo a regretté sur BFM TV le faible nombre de « personnes non blanches » parmi les parlementaires du NFP. Deux jours plus tard, le site Mediapart a publié un article intitulé significativement « Malgré des efforts à gauche, l’Assemblée reste blanche, bourgeoise et éloignée de la société mobilisée ». On y apprend cependant que La France insoumise (LFI), l’exemple à suivre, est le parti politique qui compte le plus de « personnes racisées », « non blanches » ou « issues de la diversité » parmi ses députés.

L’ennemi n’est plus le raciste, sans distinction d’origine ni de couleur de peau, mais « le Blanc », jugé intrinsèquement raciste, indépendamment donc de ses croyances, de ses engagements et de ses actes. Il ne s’agit plus de lutter « contre tous les racismes », mais contre le seul racisme reconnu, le racisme « blanc ». Ce qui vient au premier plan, c’est l’appartenance de race ou l’identité raciale. Le nouveau dogme est que la « blanchité » est l’essence du racisme. Il s’ensuit que la passion motrice du néo-antiracisme est la peur haineuse des « Blancs », qu’on peut appeler « leucophobie » ou « racisme anti-Blancs ». L’objectif final du néo-antiracisme est de mettre fin à la « domination blanche ». Tel est le message importé des campus états-uniens wokisés.

Depuis plusieurs années, comme en témoignent de nombreux best-sellers dont celui, affligeant, de la « formatrice en diversité » Robin DiAngelo, White Fragility (2018), ainsi que la multiplication des actions militantes dites antiracistes dans les universités, l’antiracisme est redevenu à la mode aux États-Unis sous la pression du mouvement Black Lives Matter, lancé par un groupe d’activistes afro-américains à la suite de l’acquittement, le 13 juillet 2013, d’un surveillant de voisinage latino-américain, George Zimmerman, qui avait tué un adolescent « noir » (ou « afro-américain ») âgé de 17 ans, Trayvon Martin. Cette mobilisation antiraciste, visant le racisme « blanc » comme s’il était le seul racisme possible, s’est intensifiée à partir de 2016, après la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, le nouveau président étant considéré par ses adversaires politiques comme un démagogue raciste incarnant le suprémacisme blanc, voire comme un fasciste.

Interprétations manichéennes et racialisées
Depuis le mois de juin 2020, après le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc le 25 mai 2020 à Minneapolis, la vague antiraciste sous sa forme américaine s’est traduite par des manifestations et des émeutes, souvent très violentes, qui se sont multipliées non seulement aux États-Unis, mais aussi dans de nombreuses parties du monde. Le schéma de cette action meurtrière se prêtait particulièrement aux interprétations manichéennes et racialisées : d’un côté (le bon), une victime innocente incarnée par une « personne de couleur », perçue comme une victime du racisme, c’est-à-dire, dans le jargon de bois néo-antiraciste, comme une « personne racisée » ; de l’autre (le mauvais), un assassin raciste anti-Noirs incarné par un policier blanc, devenu le symbole des violences policières motivées par le racisme. La « cause noire » s’est ainsi réinscrite à l’ordre du jour.

Ces mobilisations s’affirmant antiracistes ont été décryptées avec empathie au moyen des modèles d’intelligibilité disponibles, fournis par une littérature militante et semi-savante importée des États-Unis, aussi foisonnante que répétitive, sur le « racisme systémique », la « domination blanche », le « privilège blanc », le « racisme d’État ». Elles ont donc été interprétées comme des révoltes légitimes contre le racisme censé être partout au cœur des sociétés « blanches » et du « pouvoir blanc ». Nombreux sont les manifestants qui ont vu dans l’ordre sociopolitique qu’ils contestaient un « vieux monde » injuste et violent qu’il fallait enfin détruire.

Pour tous les ennemis du « système » (capitaliste, raciste et hétéro-patriarcal), le « Grand Soir » semblait s’annoncer. Les nostalgiques de l’utopisme révolutionnaire ont trouvé dans le « nouvel antiracisme » de quoi nourrir leur volonté de revanche et leur espoir de construire un ordre social parfait sur les ruines de l’ancien. Les « antifas » y ont puisé de nouvelles raisons de se mobiliser, notamment en organisant de violentes émeutes « antisystème ». La condition pour bâtir un monde nouveau est une « déblanchisation » radicale de la société, comme l’exprime ce slogan inscrit sur un mur en Californie : « Tuez tous les Blancs ! » En attendant le « Grand Soir », les « personnes racisées » peuvent s’exercer à « planter des Blancs », expression employée, selon un des témoins, par les agresseurs du jeune « Blanc » Thomas, poignardé à mort dans la nuit du 18 au 19 novembre 2023 à Crépol (Drôme). Les « Blancs », en tant que tels, sont devenus des cibles.

Il n’y a pas de « Blancs » innocents
Le phénomène majeur, dont on observe le développement depuis les années 1980, est la corruption idéologique de l’antiracisme, qui a fait surgir ce que j’appelle depuis longtemps le pseudo-antiracisme, dont le prétendu « nouvel antiracisme », nommé « antiracisme politique » par les mouvances décoloniales, identitaires et indigénistes, n’est que la dernière figure en date. La « lutte contre le racisme » a été monopolisée par des minorités militantes se disant « non blanches », pour se transformer insensiblement en racisme anti-Blancs. Ce dernier se manifeste notamment par un vandalisme pseudo-antiraciste : monuments souillés, lynchages rétrospectifs, décapitations symboliques, furie iconoclaste, spectacles interrompus par la force. Les défilés « contre le racisme et les violences policières » s’accompagnent de violences et prennent parfois l’allure d’émeutes, au nom de la bonne cause, la cause anti-Blancs. Tout se passe comme si l’hostilité haineuse envers les « Blancs » et tout ce qui est perçu comme culturellement « blanc » était devenue respectable dans l’espace public. Des intellectuels engagés n’hésitent pas à dénoncer la « pensée blanche ».

Ces mobilisations pseudo-antiracistes ont contribué à banaliser un mélange de honte de soi et de haine de soi chez les « Blancs », voués à faire pénitence en s’accusant de bénéficier du « privilège blanc » et d’être, qu’ils le veuillent ou non, les complices et les bénéficiaires d’un système social fondé sur le « racisme systémique ». Le terrible message central du pseudo-antiracisme est qu’il n’y a pas de « Blancs » innocents. C’est là réinventer la « fatalité de race », trait fondamental du vieux racisme biologique européen. Et banaliser une vision manichéenne mettant en scène l’opposition fantasmée entre « racisants » et « racisés ».

Le grand malheur du XXIe siècle commençant, ce sera d’avoir été la période durant laquelle les idéaux antiracistes ont été mis au service de l’intolérance, du sectarisme et de la violence iconoclaste visant les symboles de la « blanchité ». Le néo-antiracisme a eu pour principal effet de racialiser les rapports sociaux en les conflictualisant et de légitimer le racisme leucophobe ou anti-Blancs. Cette inversion et cette corruption idéologiques ont pris le sens d’une trahison de la cause antiraciste. Il est temps pour nous de réapprendre l’indifférence à la couleur de peau, cette couleur de peau qui nous aveugle, nous égare et nous divise.


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