Revue de presse

R. Malka : Charlie, liberté d’expression, « La situation est bien pire qu’il y a cinq ans » (Le Point, 13 août 20)

Richard Malka, avocat. 12 août 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Alors que s’ouvre dans quelques jours le procès des attentats de janvier 2015, l’avocat historique de « Charlie Hebdo » tire la sonnette d’alarme."

« Les complices intellectuels ne sont pas poursuivis. Et je ne le demande pas, précisément au nom de la liberté d’expression, celle de mes adversaires en l’occurrence. »

« Pourquoi cette gêne ? On peut être férocement antiraciste, comme l’a toujours été Charlie, et radicalement blasphémateur. C’est même recommandé. »

« La demande de censure a migré vers la gauche. »

« J’éprouve de la colère contre cette gauche souvent radicale qui nous a poignardés en devenant bigote. »

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Le Point : Dans le procès des attentats de janvier 2015, qui s’ouvre le 2 septembre devant la cour d’assises spéciale de Paris, vous défendrez les intérêts des « Éditions Rotative », la société éditrice de Charlie Hebdo. Serez-vous l’avocat d’un journal, d’une communauté intellectuelle, de la liberté d’expression ? De tout cela à la fois ?

Me Richard Malka : Après l’attentat, nous avons décidé que l’avocat de la personne morale « Charlie Hebdo » ne pouvait représenter, en même temps, les victimes et leurs proches. Ce sont des défenses et des approches différentes. Cela fait trente ans que je défends ce journal, ce qu’il symbolise et ce qui constitue précisément ce que les frères Kouachi ont voulu éradiquer. Ma malheureuse cliente sera donc la liberté, et je crains qu’à moyen terme ce ne soit une cause perdue.

Êtes-vous toujours sous protection policière ?

Toujours. Cela a commencé le 8 janvier 2015 et ça ne s’est jamais arrêté. J’aggrave régulièrement mon cas en défendant Mila [1] ou une jeune femme qu’on ne laisse pas monter dans un bus RATP parce qu’on la suppose maghrébine et qu’elle porte une jupe au-dessus du genou… Si on regarde ça froidement, c’est invraisemblable. Que de paisibles dessinateurs de presse, d’inoffensifs caricaturistes fassent, eux aussi, l’objet d’une garde rapprochée, ça l’est encore plus, mais tout le monde s’y est habitué. C’était d’ailleurs l’objet recherché : instaurer une nouvelle normalité, la peur et le silence par l’effroi des conséquences de l’irrévérence.

Ce procès sera celui des seconds couteaux, des complices, des fournisseurs de moyens. Pour vous, l’enjeu de l’audience transcende-t-il le cas des accusés, comme Robert Badinter qui, défendant Patrick Henry, plaidait, en réalité, pour l’abolition de la peine de mort ?

Ce sera un procès historique, raison pour laquelle il sera filmé. Les faits jugés ont marqué la France et le monde, mais, effectivement, dans le box des accusés vont se retrouver ce que vous appelez des « seconds couteaux » puisque les principaux responsables sont morts. Pour être franc, ils ne m’intéressent pas beaucoup. D’ailleurs, les Kouachi seraient dans le box qu’ils ne m’intéresseraient guère davantage. Ils ne sont que des armes. Ils présentent autant d’intérêt qu’une kalachnikov, même s’il peut être nécessaire de comprendre par quel processus des hommes peuvent se transformer en outil de mort. Qui a armé intellectuellement les Kouachi, Coulibaly ou un Merah, avide de tuer des enfants de 5 ans ? Ce qui m’intéresse, c’est le lavage de cerveau préalable. Et, au commencement, il y a toujours le verbe.

Vous allez donc instruire, à l’audience, le procès de ces « complicités intellectuelles » ?

Les complices intellectuels ne sont pas poursuivis. Et je ne le demande pas, précisément au nom de la liberté d’expression, celle de mes adversaires en l’occurrence. C’est sur le terrain politique et idéologique qu’il faut les combattre. Pour autant, il faudra bien traiter du mobile du crime, qui ne peut être le fantôme dont on ne parle pas. Pourquoi cet attentat ? Parce que des caricatures ont été publiées près de dix ans auparavant. Le mobile du crime, c’est la volonté d’interdire la critique de Dieu, donc la liberté d’expression, donc la liberté tout court. Mirabeau présentait la liberté d’expression comme « le bien le plus précieux de l’homme », formule reprise dans la Déclaration de 1789. Elle est précieuse car toutes les autres en découlent.

Qu’avons-nous raté qui aurait permis d’éviter, pour reprendre votre formule, d’« armer » ces terroristes ?

C’est l’histoire d’une grande trahison. Je suis devenu l’avocat de Charlie Hebdo en 1992, j’avais 23 ans. J’ai passé une première décennie à défendre ce journal contre des catholiques intégristes. On a gagné nos procès, et une jurisprudence a consacré la liberté de caricature religieuse. La gauche unanime nous applaudissait, on était fêtés, nous étions des héros et j’étais heureux. En réalité, il n’y avait rien d’héroïque. À ce moment-là, nos combats étaient utiles et légitimes mais nous étions portés par l’air du temps.

Les choses ont commencé à changer au début des années 2000. On a subi les mêmes attaques, reposant sur les mêmes fondements juridiques, pour des dessins strictement identiques, voire moins virulents, mais de la part d’associations se revendiquant cette fois de l’islam.

Sauf que le climat a changé. Le bloc de gauche, historiquement attaché à la liberté d’expression issue de la Révolution française, puis portée par les républicains, spécialement l’Union républicaine, le parti de Victor Hugo, qui donna naissance à la loi de 1881 [sur la liberté d’imprimer, NDLR], a commencé à se fissurer. Certains de nos amis se sont détournés et, peu à peu, nous ont condamnés. Une partie de la gauche mais aussi de la communauté universitaire, intellectuelle et médiatique en est venue à dire à peu près ceci : pour les catholiques, on était d’accord, mais pour l’islam il faut faire attention, c’est une minorité. On nous expliquait qu’il s’agissait de personnes qui n’avaient pas suffisamment d’éducation pour comprendre l’humour, qui n’avaient pas assez de distance à l’égard de leur religion pour accepter la caricature et qu’il fallait le respecter…

Se logerait-il là un impensé raciste ?

Je le crois. C’est d’une condescendance infinie et ne fait qu’exprimer un sentiment de supériorité. Cela revient à essentialiser les gens. L’enfant d’immigrés que je suis n’acceptera jamais ce renoncement à voir l’autre comme un égal. Renoncer à exiger d’un musulman qu’il accepte la critique de sa religion, au même titre qu’un juif ou qu’un protestant, c’est cela le racisme.

Quand la pression sur Charlie a-t-elle commencé à être vraiment forte ?

De mémoire, les premières menaces de mort remontent à 2002. Cabu avait légendé ainsi l’un de ses dessins : « Élection de miss sac à patates organisée par Mahomet. » On y voyait le prophète rigolard présenter une dizaine de femmes en burka… Ce dessin était une réaction à une aberration : le Nigeria avait organisé un concours de Miss Monde, considéré comme une insulte à l’islam par certains. Une manifestation hostile s’est conclue par 200 morts. Deux cents vies fauchées pour une telle futilité !

Il y eut, ensuite, la publication des caricatures de Mahomet, en 2006…

Et là la gauche se fracture plus durement. Mais pas seulement elle. Les condamnations pleuvent de toutes parts : de Jacques Chirac, qui dénonce « les provocations susceptibles d’attiser les passions », à Dominique de Villepin, son Premier ministre, qui appelle « au respect et à éviter tout ce qui blesse inutilement les convictions religieuses ». Puis Jean-Marc Ayrault manifeste sa « désapprobation face à tout excès » et en appelle « à l’esprit de responsabilité de chacun ». Élisabeth Guiguou dénonce « un amalgame absolument inadmissible car l’islam est une religion de paix »…

Le procès en « irresponsabilité »…

En quoi est-ce « irresponsable » de critiquer Dieu ? C’est ce que la France a apporté au monde : la liberté de choisir de diriger nos vies par la raison plutôt que par des commandements divins ! La laïcité. C’est l’article 1 de notre Constitution. Et pour parvenir à apprivoiser les passions religieuses, la liberté d’expression doit être la plus large possible, y compris pour « ce qui blesse, heurte et choque », comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme. Ce que les fanatiques rejettent à travers la liberté d’expression, c’est le doute, la remise en cause de dogmes insensés et souvent liberticides : habillez-vous comme ci, mangez comme ça, interdisez-vous d’aimer et de jouir comme vous le souhaitez… Pourtant, si Dieu nous a dotés d’un esprit critique, c’est pour que nous puissions l’exercer. Ou alors, il est con ! Et c’est cette liberté de critique, y compris à travers le rire, qui nous protège du fanatisme. Au XVIIIe siècle, les encyclopédistes ont pensé un monde débarrassé de Dieu pour appréhender les sciences, les arts, la liberté, la vie politique… Notre civilisation s’est bâtie sur cette idée pour s’éloigner de l’obscurantisme.

Mais en 2006, ce n’est plus évident…

[Il fouille dans ses papiers et poursuit, comme s’il plaidait.] Douste-Blazy, 3 février 2006 [il lit] : « Il n’est pas normal de caricaturer l’ensemble d’une religion. » Donnedieu de Vabres [il lit encore] : « Il est du devoir de ce journal de respecter les convictions d’une partie de nos concitoyens. » J’en ai dix pages comme ça ! Vous me demandez ce qu’on a raté ? Voilà, ça a commencé là ! Aujourd’hui, dans les collèges, il y a unanimité pour considérer qu’il faut « respecter les religions et ne pas blesser les croyants ». Mais c’est l’inverse que l’on devrait enseigner ! Cet argument de la blessure et de la sensibilité, du respect des religions et des croyances, c’est l’Étoile noire, une arme de destruction massive de la liberté d’expression. On respecte les hommes, pas les mille et une croyances qui sont les leurs, sinon il faut renoncer au débat, à la critique, à l’altérité, c’est-à-dire entendre celui qui est différent de vous.

Le processus qui a conduit à l’attentat s’est fait par étapes. Après la publication des caricatures, le procès - que le journal a gagné - et les premières menaces, les locaux de Charlie sont incendiés en 2011… À chaque crise, on était toujours plus seuls. Après l’incendie du 2 novembre 2011, 19 intellectuels, portés notamment par Rokhaya Diallo, publient une pétition d’une violence incroyable contre le soutien à Charlie Hebdo : « Il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie, les dégâts matériels seront pris en charge par les assurances », osent-ils écrire. Les pétitionnaires y manifestent encore « pour ceux qui n’ont, depuis des années, aucun espace dans les grands médias » et disent leur « écœurement face à la nouvelle marque de fabrique de cet hebdomadaire, l’islamophobie ». En gros, ils l’ont bien cherché !

On en revient à votre question initiale. Voilà ce qui arme les terroristes : la thématique de l’humiliation. C’est la source de tant de violences et de tous les génocides. Comment parvient-on, dans les années 1930, à faire de l’un des peuples les plus raffinés de la planète une nation sanguinaire ? En répétant sans cesse : vous avez été humiliés par le traité de Versailles, vous êtes des victimes, je vais vous redonner votre fierté. Comment fabrique-t-on un Mohamed Merah ? En lui répétant depuis la petite enfance qu’il est une victime de la société, des médias, du racisme français et, bien sûr, des juifs. Couplez ça avec un aveuglement religieux et vous créez une machine de guerre.

Les croyances ne méritent-elles pas d’être respectées ?

On peut les respecter… ou pas. C’est un libre choix, mais après la publication des caricatures, la confusion a gagné. En 2006, Marielle de Sarnez affirme que « la laïcité, c’est aussi éviter de blesser des sensibilités ». Près de quinze ans plus tard, dans l’affaire Mila (la jeune lycéenne qui, en début d’année, a critiqué l’islam sur Instagram avant d’être menacée de mort, de viol et de lapidation), Nicole Belloubet, ministre de la Justice, agrégée de droit, déclare exactement la même chose : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Elle a, certes, reconnu son erreur, mais cela traduit une profonde perte de repères sur ce qui fait l’idée même de république.

Vous en voulez aux politiques…

Ils ne sont pas les seuls ! Le clergé de cette nouvelle pensée ténébreuse est constitué d’une partie des classes politique, universitaire et médiatique. Si après la publication des caricatures de Charlie et les menaces de mort qui ont suivi, celles-ci avaient été reprises par tous les médias, nous ne nous serions pas retrouvés avec une cible dans le dos.

Le procès des attentats de janvier 2015 va durer deux mois et demi. Dans quel état d’esprit l’abordez-vous ?

Une détermination absolue, mais aussi la peur de ce que cela va remuer comme souffrance ; de ne pas être à la hauteur de ma cause et de ceux qui ne sont plus là ; de ne pas parvenir à dominer la rage et la colère…

Quelle colère, quelle rage ?

Celles que j’éprouve à l’égard de ceux qui ont trahi la cause de la liberté, par lâcheté, aveuglement, posture, calcul… La colère contre cette gauche souvent radicale qui nous a poignardés en devenant bigote. Cette gauche devenue identitaire par le biais des minorités : son nouveau culte. Où est passée la gauche libertaire, universaliste et laïque ? Pourquoi cette gêne ? On peut être férocement antiraciste, comme l’a toujours été Charlie, et radicalement blasphémateur. C’est même recommandé.

On peut donc être islamophobe sans être raciste…

Évidemment ! Je vais aller plus loin : il faut être islamophobe, christianophobe, judéophobe, bouddhaphobe… Il faut avoir peur de ces religions dont l’apport à l’humanité est immense, mais qui ont aussi produit des océans de sang et de malheur. Toute religion est privative de liberté. Il faut aider les hommes qui le veulent à s’affranchir de ce carcan et c’est dans cette tradition que Charlie s’inscrit.

Il y a tout de même eu ce sursaut puissant, ce moment incroyable : le 11 janvier 2015, 4 millions de personnes, dont 35 chefs d’État, manifestent. On se souvient de ces pancartes : « Je suis Charlie, je suis juif, je suis flic. » Qu’en reste-t-il ?

C’était un moment très fort. Et, contrairement à ce qu’a dit Emmanuel Todd, je ne crois pas que ce soient des « catholiques zombies » qui, ce dimanche, ont manifesté. Mais je n’ai jamais eu la moindre illusion sur le fait que le 11 janvier pourrait changer le cours des choses.

Donc, selon vous, ils ont gagné ?

Les frères Kouachi et ceux qui les ont armés ont gagné, oui… [Silence.] Qui, aujourd’hui, publierait les caricatures de Mahomet ? Quel journal ? Dans quelle pièce, quel film, quel livre ose-t-on critiquer l’islam ? Qui depuis cinq ans ?

Houellebecq…

Soumission est sorti le jour de l’attentat. Avant, donc. [Silence.] Bien sûr qu’ils ont gagné… Mais je fais le pari pascalien que l’aspiration des hommes à vivre libres finit toujours par l’emporter.

Qui, aujourd’hui, pour reprendre le flambeau de la liberté d’expression ?

Aux côtés de qui est-ce que je bataille ? Essentiellement des hommes et des femmes de culture musulmane : Mohamed Sifaoui, Fatiha Boudjahlat, Zineb el-Rhazoui, Mohamed Louizi et bien d’autres. Ils mènent, aujourd’hui, le combat des valeurs républicaines. Avec Mila, aussi. Une adolescente qui exerce son droit à la critique religieuse. Qui, à la fin, a été contrainte de quitter son lycée ? Pas les agresseurs, pas les harceleurs. C’est elle qu’on a exfiltrée !

En lui imposant le silence…

Oui. Voilà où nous en sommes, cinq ans après l’attentat de Charlie ! Au passage, on aimerait bien que le prétendu Observatoire de la laïcité de M Bianco ne passe pas son temps à voir de l’islamophobie partout et des atteintes à la laïcité nulle part. Les présidents et Premiers ministres se succèdent mais rien ne change. Cinglant. En janvier 2019, « Charlie Hebdo » dénonce le retour des obscurantistes dans un numéro spécial.

« Les bien-pensants, les délateurs de l’islamophobie, les tenants d’une laïcité apaisée », Riss (directeur de « Charlie Hebdo ») les appelle les « collabos ». Vous reprenez ce terme à votre compte ?

J’essaie d’éviter les références à la Seconde Guerre mondiale, car après il devient difficile de dialoguer. Cela dit, il est parfois difficile de ne pas y avoir recours. Ainsi pour Virginie Despentes qui déclare aux Inrocks, dix jours après l’attentat : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir. »

Ce texte fait froid dans le dos ! Despentes ne cherche pas à comprendre. Elle excuse. Elle justifie. Elle légitime. Elle les aime ! En prenant la pose d’une grande humaniste radicale, elle n’exprime, au fond, que sa fascination pour le mal, son attirance pour la noirceur du monde. Pour elle, les assassins vivent courageusement debout et sont en réalité des victimes qui tuent parce qu’ils n’ont pas eu assez de sous quand ils étaient petits. Alors oui, pour moi, ce courant intellectuel a du sang sur les mains et sur les lèvres. C’est lui qui arme les terroristes.

En 2017, Edwy Plenel, brocardé à la une de « Charlie » pour sa complaisance supposée à l’égard de Tariq Ramadan, réplique en parlant d’une « affiche rouge » (référence à une affiche de propagande du régime de Vichy)…

Oui, et il y a pire, quand Plenel dit que Charlie fait « la guerre aux musulmans »… C’est une rhétorique qui aboutit à dire : tuez-les ! Parce que si Charlie est en guerre contre les musulmans, ça veut dire que les musulmans sont en guerre contre Charlie. Or, dans une guerre, on tue.L’univers médiatique n’a pas vraiment soutenu « Charlie » à ce moment-là… « Le Monde », par exemple, a semblé renvoyer Riss et Plenel dos à dos. À nouveau ce malaise. On pense qu’on ne peut pas critiquer une religion sans porter atteinte à celui qui la pratique. Mais ça vient d’où, ça ? Cela va vous paraître étrange, mais il n’y a pas une journée où je ne suis abordé par une personne de culture musulmane pour me dire : continuez, on compte sur vous ! Car qui sont les principales victimes de l’islamisme et, on va le dire, de l’islam tout court ? Les musulmans. Combien ont été assassinés, privés de liberté, empêchés d’être eux-mêmes ? Dans ma vie judiciaire, je défends des musulmans qui ont osé critiquer leur religion, ce qui ne les empêche pas de conserver leur foi. Cette gauche dont nous parlons ne veut pas le comprendre.

Vous revenez toujours sur la gauche…

Des intellectuels du monde entier s’en alertent à présent chaque jour : la demande de censure a migré vers la gauche, au désespoir, d’ailleurs, de ses électeurs. La gauche libertaire n’ose plus s’exprimer. Où les purges ont-elles lieu ? Pas chez Fox News mais au New York Times. Où démissionne-t-on, où se fait-on congédier parce qu’on n’a pas l’opinion qu’il faut ? Dans des universités américaines marquées très à gauche, parce qu’il y a toujours plus radical. Si « l’identitairement correct » poursuit sa pénétration en France, ça ne sera pas au Figaro mais au Monde que les purges auront lieu. Il y a des mouvements de fond contraires à la liberté d’expression, et la gauche n’a pas encore trouvé le logiciel pour y résister. Elle en meurt, car c’est son ADN.

Quels sont ces mouvements de fond dont vous parlez ?

La tendance actuelle consiste à dire : je suis blessé par celui qui pense différemment de moi. Donc je ne veux jamais y être confronté. Il faut, dès lors, organiser des ateliers pour ma communauté, entre « racisés ». C’est tragique et fascinant : le combat contre le racisme, qui est une intense nécessité, est en train de créer un néoracisme, de réinventer les races. Que font ceux qui, comme moi, refusent de se définir par une appartenance communautaire réductrice ? On a le droit de parler de quoi ? Avec qui ? Je n’ai pas envie que les Blancs soient interdits de parler d’esclavage. Que les Noirs ne puissent parler de la Shoah. Que les hétérosexuels ne puissent parler d’homosexualité. Que les hommes ne puissent s’exprimer sur le féminisme. Si c’est cela le nouveau monde, alors ce n’est qu’une nouvelle appellation du Moyen Âge !

C’est aussi en cela que l’esprit de la marche du 11 janvier 2015 se serait évaporé ?

Cet esprit n’existe plus depuis longtemps. Oui, la situation est bien pire qu’il y a cinq ans. Pas un mois sans qu’on empêche, dans les universités françaises, quelqu’un d’intervenir : François Hollande, Sylviane Agacinski, Mohamed Sifaoui, Alain Finkielkraut, les représentations de pièces antiques ou celle de Charb… Des apprentis talibans de l’Unef ou d’obscures associations s’opposent à ce qu’ils s’expriment ainsi qu’à la liberté de création.

La liberté n’est plus une priorité en Occident. Et en France ?

J’ai la conviction que l’immense majorité de nos concitoyens soutient ces combats ; qu’ils ne soient pas entendus finira par poser un problème démocratique. Le sujet n’est d’ailleurs pas que français. On ne peut plus publier, aux États-Unis, patrie de la liberté d’expression, les Mémoires de Woody Allen. Des artistes qui avaient dénoncé l’esclavage voient leurs œuvres censurées et se font exclure des musées, car Blancs. En Pologne, des catholiques brûlent Harry Potter. Timothée de Fombelle, auteur de littérature pour enfants, se voit refuser son livre par son éditeur anglais parce qu’il est blanc et met en scène une petite fille noire… Si l’on ne place pas la liberté à l’article 1 de toute idéologie et de tout système politique, les plus beaux principes dégénèrent en totalitarisme par l’effet de la nature humaine. Ce n’est pas un hasard si le premier terme de notre devise est la liberté. Cette prédominance doit s’appliquer à tout système d’organisation collective.

Y compris, donc, à la laïcité…

Bien sûr ! Dire qu’il faut interdire le port du voile dans la rue, c’est totalitaire ! J’aimerais convaincre de ne pas le porter, mais en aucun cas l’interdire. C’est vrai pour tous les sujets. Comme vous, j’imagine, les menaces sur le climat et la biodiversité m’inquiètent. Mais que propose la Convention citoyenne sur le climat ? Modifier la Constitution, rien de moins, pour affirmer que la « conciliation des droits, libertés et principes » ne « saurait compromettre la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité ». En rétrogradant ainsi la liberté, en en faisant une question subsidiaire, on crée la base juridique d’un nouveau totalitarisme. Avec une telle mesure, on pourrait ensuite légiférer sur la nécessaire limitation des naissances ou l’interdiction de se déplacer. À quoi bon sauver la planète si c’est pour vivre en dictature ? C’est applicable à tous les sujets : la religion, l’écologie, le féminisme. Je suis en totale adhésion avec le mouvement #Metoo dès lors qu’il ne désigne pas à la vindicte telle ou telle personne avant tout procès. On ne peut plus tolérer que la quasi-totalité des femmes soient confrontées aux agressions sexuelles, au harcèlement et, dans les pires cas, au viol. Mais là encore, si l’objectif est l’harmonie des sexes, la raison doit l’emporter sur les passions vengeresses ; la liberté de ne pas être condamné et emprisonné du seul fait d’être accusé doit être observée par tous comme un apport de la civilisation sur l’époque des lynchages.

On peut donc être écologiste, par exemple, et autoritaire…

Les dictateurs avancent toujours masqués sous l’étendard du bien, jamais sous celui du diable. Au nom de l’égalité, on a inventé le goulag. Au nom de la fierté est né le nazisme. Les nouveaux totalitarismes avanceront au nom de valeurs généreuses et légitimes. Je me méfie toujours des gens qui disent vouloir me faire du bien !

Où étiez-vous le 7 janvier 2015 et comment avez-vous appris la nouvelle ?

J’arrivais à mon cabinet, un journaliste m’a appelé pour me dire qu’une fusillade était en cours à Charlie. J’ai foncé à la rédaction. Pendant un mois, j’ai vécu déconnecté du monde. Toute personne ayant connu un traumatisme connaît cela : on ne peut plus parler aux gens, on n’est plus dans la même réalité. Et ce n’est évidemment rien comparé à ce qu’ont vécu les vraies victimes : les blessés, les familles des disparus. Je suis allé sur place. Il a fallu annoncer aux familles la mort de leur proche. Il fallait aussi parler à l’opinion, le plus calmement possible, en étant ferme sur les principes. En fait, il y avait un million de choses à organiser et aucun de nous ne savait comment faire ; mais ce dont j’étais convaincu, c’est que le numéro suivant du journal devait sortir. Nous nous sommes battus pour cela. J’ai « coupé » mes émotions, ce n’était pas gérable autrement. Je ne suis absolument pas une victime, juste un proche et un acteur parmi d’autres de cette longue histoire, mais plus rien n’a jamais été pareil.

Dans les « millions de choses à faire », il reste le procès…

Oui. Et il faut aller jusque-là. Les cicatrices vont se rouvrir et, en même temps, on ne peut pas y échapper, parce que c’est notre histoire. J’espère qu’au moins certaines des victimes parviendront à laisser un peu du poids de leur souffrance dans la salle de la cour d’assises. J’espère aussi que nous saurons, collectivement, nous montrer plus constants et plus courageux dans la défense de nos libertés

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