Alain Morvan, ancien recteur des académies de Clermont-Ferrand, Amiens et Lyon. 11 mai 2015
Le ministère se plaît à souligner que les projets actuels concernant le collège « n’engagent à ce stade que le Conseil supérieur des programmes », et que la phase de consultation « ne s’achèvera que le 12 juin. » On en conclut donc que la discussion est ouverte et que proposer des modifications à ces projets ne saurait relever de ces « présentations volontairement polémiques » que le cabinet de la ministre dit redouter.
Je ne souhaite pas polémiquer, mais commenter et suggérer. Je n’ai pas l’intention de politiser un débat pédagogique, le Conseil supérieur des programmes n’étant pas, à ma connaissance, une instance de caractère politique.
La ministre n’a donc pas à considérer comme des attaques personnelles ou partisanes les réserves nombreuses et assez souvent pertinentes qui se font jour depuis l’annonce de la réforme. J’incline à penser que les conseils qui lui sont donnés çà et là sont, pour la plupart, désintéressés. En ce qui me concerne, je n’entends pas viser l’autorité ministérielle : je suis un ancien fonctionnaire d’autorité, conscient des obligations attachées à cette situation. Je n’ai aucune ambition personnelle, ce qui serait risible à mon âge. J’ai toujours tenté de faire coïncider mon devoir de réserve avec ma réputation d’homme libre.
Et si j’ai transgressé, une fois dans ma vie, la sacro-sainte obligation de réserve, c’était, en 2007, pour ne pas me rendre complice, dans l’affaire Al Kindi, d’un authentique mensonge d’État.
Les propos qui vont suivre ont pour seul but la défense de l’intérêt général et ils ressortissent tout simplement à l’esprit de libre discussion, lui-même étroitement corrélé aux valeurs républicaines que le futur collège a l’ambition de promouvoir.
Les textes qui m’ont été transmis par le ministère me conduisent à formuler un jugement circonstancié, voire critique. Je le dis sans détours : si ces textes devaient être in fine validés en l’état, la qualité de notre enseignement scolaire risquerait d’être durablement obérée, et seuls pourront s’en réjouir l’enseignement privé et les officines qui, faisant leur miel de l’inquiétude des parents, font profession de vendre des cours particuliers aux élèves.
Ce constat n’est pas l’expression d’une nostalgie passéiste, mais le fruit de la réflexion d’un homme qui croit pouvoir se prévaloir d’une certaine expérience des choses de l’enseignement. Bien sûr, je ne prétends nullement rivaliser avec ce puits de science pédagogique et de sagesse sociétale qu’est le Conseil susnommé. Mes seuls titres sont d’être entré au service de l’État et de l’Éducation nationale en 1965, d’être resté en service actif jusqu’en 2010, et d’avoir œuvré près de quatorze ans comme recteur de trois académies. Je passe délibérément sous silence mon expérience de quelques mois comme directeur-adjoint du cabinet d’un ministre de l’Éducation nationale et directeur de cabinet d’un secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur. Je ne cite ici pas leurs noms (tout est dans ma notice officielle), afin de ne pas m’exposer à quelque suspicion de nature idéologique. J’ajoute – même si je ne ressens pas particulièrement le besoin de me dédouaner – que j’ai cessé depuis belle lurette d’avoir avec ces hommes au demeurant estimables quelque contact que ce soit.
Mes réserves techniques et pédagogiques sont simples. J’ai d’abord le sentiment que les priorités que j’avais faites miennes comme recteur à propos du second degré sont aujourd’hui niées. Ce n’est pas grave en soi, car seul me préoccupe l’intérêt des élèves et de notre pays. Ce l’est en revanche pour le collège.
Les langues anciennes se voient réduites à si peu de choses qu’on se demande s’il n’aurait pas mieux valu les supprimer totalement du premier coup. Une heure d’initiation au latin en classe de 5ème, c’est une aumône si chétive qu’elle risque fort d’être nulle et non avenue. C’est tout juste si les élèves auront le temps d’apprendre une ou deux déclinaisons et la conjugaison du verbe amo. Je n’ose, par discrétion, mentionner le verbe deleo, par lequel on s’initie traditionnellement à la deuxième conjugaison !
Qui plus est, l’insertion de cette chiche portion au sein d’un Enseignement Pratique Interdisciplinaire ou EPI, loin de la faire fructifier, risque de la diluer. Les spécialistes sérieux des langues anciennes savent que celles-ci doivent bien, tôt ou tard, être étudiées en tant que telles, si l’on veut préserver leur vertu formatrice de l’esprit analytique. La « résonance avec d’autres enseignements » dont parle le ministère constitue une idée à ne pas rejeter ; mais cet entrelacs de « résonances » hétérogènes risque, si les disciplines ne reprennent pas la place qui leur revient, de brouiller le message et de devenir simple cacophonie.
Voici comment devrait procéder un enseignement cohérent : d’abord les disciplines. Leur croisement, ensuite. Sinon, on met le quadrige avant les chevaux. Ce dont j’ai peur, c’est que, sous le vocable pudique d’« Enjeux relatifs aux langues anciennes », on n’aboutisse à leur éviction pure et simple de la culture scolaire. Plus de latin, plus de grec…
Qu’il me soit permis de parler ici avec la sincérité d’un homme dont toute la vie a été marquée par la passion d’enseigner : je me suis battu comme un chien pour préserver les langues anciennes et pour les développer, et ce n’est pas sans tristesse que je m’imagine, dans quelques années, en train d’initier mes petits-enfants à ces matières nobles, sources de tant de savoir, de tant de beauté, de tant de grandeur, mais abandonnées par l’Éducation nationale.
Quand je lis les productions de « pédagogues » autoproclamés (ou de certains inspecteurs généraux abreuvés de lectures mal assimilées de Pierre Bourdieu), je me dis qu’il faudra peut-être le faire en secret, comme nos parents ou nos grands-parents écoutaient la radio de Londres à la grande époque. Je plaisante, bien sûr – encore que…
Que dire des dispositions préconisées pour les langues vivantes ? Il se trouve que je suis un peu linguiste. Tout angliciste que je suis (et peut-être parce que je suis angliciste), j’ai eu l’occasion de mesurer les périls que charrie avec elle la « globalisation » linguistique. Je les cite : uniformisation de la pensée, des références culturelles (quand la culture est présente, ce qui n’est guère le cas avec le globish d’aéroport) ; affront inutile aux humanités, aussi, et à cette universalité propre aux Lumières, qui vivait de cosmopolitisme partagé et non d’alignement réducteur sur un plus petit commun dénominateur ; non-sens économique, enfin, quand on sait par exemple l’importance des échanges franco-allemands.
Mais plutôt que de verser dans la déploration, je tiens à rappeler que ma réflexion de linguiste, adossée à une vision géopolitique, m’a conduit, comme recteur, à élaborer une politique des langues forte, volontariste, et que deux ministres aussi différents que MM. Jack Lang et Luc Ferry ont approuvée, encouragée et même défendue – souvent à l’encontre des élus de leurs partis respectifs qui, par faiblesse, auraient préféré que je privilégie la voie du renoncement et du tout anglais LV1/espagnol LV2.
Premier axe d’une bonne politique linguistique, la défense de langues minoritaires en nombre dans notre système scolaire actuel, mais essentielles à l’échelle de la planète, de l’Europe, ou de la culture : allemand, italien, portugais. Les chefs d’établissement de Clermont-Ferrand, d’Amiens puis de Lyon savaient qu’à mes yeux c’est la demande qui doit précéder l’offre et l’entraîner avec elle. Les résultats ont été quasi prodigieux. L’allemand, toujours menacé, se sentait soutenu. Les germanistes aussi, ce qui les changeait des situations ordinaires où l’anglais et l’espagnol progressent même lorsque nous dormons. Surtout lorsque nous dormons.
Je suis donc navré de voir l’allemand désormais menacé. Les projets en cours proposent des classes bilangues avec allemand dès lors que cette langue aura été enseignée en primaire. Mais les documents reçus avouent que seuls 6% d’élèves du premier degré choisissent l’allemand, faute d’une offre et de moyens suffisants. Puis-je rappeler que dans l’académie de Lyon, le nombre d’élèves en bilangues anglais-allemand est passé entre la rentrée 2004 et la rentrée 2005 de 1441 à 2814, soit une croissance de 1373 élèves ? Ce n’est pas pour rien qu’à la rentrée 2005, toujours dans le ressort de cette académie, la pratique de l’allemand en 6ème atteignait son plus haut niveau depuis plus de 10 ans.
C’est cet élan que la « rénovation » des bilangues remet en cause. Il m’est douloureux de constater que l’affaiblissement des langues précitées (allemand, italien, portugais) reçoive un encouragement officiel.
Qu’advient-il du traité de l’Élysée ? Sans doute Charles de Gaulle et Konrad Adenauer manquaient-ils de prescience politique… Que tous les efforts déployés il y a peu encore par quelques recteurs déterminés soient ainsi compromis ne serait pas à l’honneur de notre pays.
Deuxième axe d’une politique linguistique ambitieuse : les sections européennes. Et là – on pardonnera la vigueur du trait – les bras m’en tombent. Que des pédagogues osent écrire, en 2012, dans leur français approximatif, que ces fleurons de notre enseignement, ces pépinières d’excellence « n’ont plus vocation d’[sic] être conduit les esprits libres à se demander si ce n’est pas là, au fond, que se situeraient la véritable intention idéologique, la véritable manipulation politicienne.
Ces classes ont amplement démontré leur efficacité. Témoin l’enthousiasme avec lequel parents et établissements les ont plébiscitées. Si je puis une fois encore mettre en avant mon action de recteur – mais j’étais un homme de terrain, non un pédagogue en chambre ou un gourou fréquentant davantage les plateaux de télévision que les vraies classes avec de vrais élèves –, je me permets de souligner que, tous niveaux confondus, de la rentrée 2004 à la rentrée 2005, le nombre de sections européennes de l’académie de Lyon est passé de 177 à 208. Sur ces 208 sections, 121 se situaient en collège. Et ce dispositif n’a pas été étranger, tant s’en faut, à la reprise de l’allemand, de l’italien, du portugais. Les professeurs de ces trois langues ont sûrement gardé le souvenir des années 2002-2007. Au nom de quelle efficacité faudrait-il supprimer ce qui a fait ses preuves ?
Le discours à la mode dans certains cercles est de dénoncer les matières « élitistes » que seraient les langues anciennes et les langues vivantes réputées rares ou difficiles. On les accuse de favoriser cette « reproduction sociale » que les pédagogues les plus sagaces ont depuis quelques décennies érigée en cible prioritaire de leur détestation.
Mais trop de Bourdieu tue Bourdieu. Comment ne pas voir que c’est en minorant la place de ces matières essentielles (et je n’ignore pas non plus les craintes des professeurs d’histoire-géographie) que l’on favorise les enfants issus des milieux les plus aisés ? Leurs camarades moins bien lotis socialement n’auront pas la ressource de bénéficier de l’effet compensatoire de la culture familiale (ou, hélas, de la fuite vers le privé). Et cette carence, ils devront en payer le prix tôt ou tard, soit dans leur poursuite d’études, soit lorsqu’ils auront accédé à l’emploi.
Pour en revenir à l’exemple des sections européennes, il est avéré qu’elles sont génératrices de succès (je n’ose parler d’excellence, tant ce terme paraît désormais tabou) et qu’elles tirent les élèves comme les établissements vers le haut. Reste à savoir si la réforme qu’envisagent certains vise réellement à promouvoir le succès. Il n’est pas indécent de poser la question. Sinon, pourquoi s’évertuerait-on à dénigrer et à démanteler ce qui a fait ses preuves ?
Un mot encore. Ce n’est pas tant ce qui figure dans les documents ministériels qui m’alarme, que ce qui ne s’y trouve pas. Il est certes judicieux qu’ils fassent à plusieurs reprises référence aux « savoirs », mais on aimerait que l’accent soit mis aussi sur la notion de « disciplines ».
Et jamais on n’y parle d’effort. Si l’on veut que l’élève prenne conscience du sens de sa présence au collège, s’il faut qu’il y discerne un défi sain à relever chaque jour, c’est bien par la valorisation de l’effort, porteuse d’une meilleure image de soi, que l’on y réussira. Occulter ce concept, c’est encourager à envisager la scolarité comme un parcours hédoniste, où la difficulté est contournée, où l’émulation est proscrite, où l’évaluation est euphémisée par le truchement de gommettes de couleurs.
On dira que j’exagère. Non, tout cela je l’ai lu chez ceux qui poussent la ministre dans une direction qui n’est pas celle de la véritable école républicaine. L’école républicaine, c’est celle où le mérite doit être le seul déterminant qui compte. C’est celle où les meilleurs élèves ont le droit d’être les meilleurs, et le devoir d’inciter leurs camarades à s’inspirer de leur exemple.
Telles sont mes réserves. Je faillirais gravement à mon devoir de fonctionnaire, d’intellectuel et de militant acharné du service public si je ne les exprimais pas, du fond de ma retraite, avec la détermination et la clarté dont je me suis toujours fait une règle. En l’état actuel des choses, ma plus grande satisfaction serait que mon appel contribue à faire évoluer un dossier que je juge essentiel pour l’avenir de la jeunesse et de la France.
Alain Morvan
Ancien recteur des académies de Clermont-Ferrand, Amiens et Lyon,
Professeur émérite à l’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3).
Cette tribune est la version abrégée et très légèrement modifiée d’une lettre adressée au cabinet de Madame Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, à propos de la réforme du Collège. AM.
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