18 janvier 2018
Jeanne Favret-Saada, Les Sensibilités religieuses blessées : Christianisme, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Fayard, 544 pp., 26 €.
"A partir de l’exemple de quatre films sortis entre 1965 et 1988, Jeanne Favret-Saada analyse la façon dont les dévots ont réorienté la notion d’outrage à Dieu pour en faire une insulte contre les croyants.
Comme tous les livres importants, celui-ci vient de loin, a été longuement mûri et arrive à son heure. Jeanne Favret-Saada, anthropologue que ses travaux sur la sorcellerie dans le bocage normand ont rendue célèbre dans les années 70, a commencé à s’interroger sur le mot et la notion de blasphème à la fin des années 80, au moment où ils s’invitaient dans l’espace public, à l’occasion des campagnes violentes contre le film de Martin Scorsese la Dernière Tentation du Christ et le roman de Salman Rushdie les Versets sataniques.
Les Sensibilités religieuses blessées traite de quatre affaires de censure et d’interdiction cinématographiques survenues entre 1965 et 1988 : outre la Dernière Tentation du Christ de Scorsese (1988), Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot de Jacques Rivette (1965), la Vie de Brian des Monty Python (1980), et Je vous salue, Marie de Jean-Luc Godard (1985). Le livre retrace un moment de l’histoire de la liberté d’expression dans le secteur du cinéma, mais il analyse surtout les déplacements d’ampleur opérés, au cours de la période, par les églises et les associations chrétiennes autour du concept de « blasphème ».
Dans ces quatre affaires, les principaux acteurs sont les dévots, « chrétiens convaincus » engagés dans une entreprise visant à imposer « leurs valeurs à la société pluraliste dont ils sont des membres parmi d’autres ». A l’époque de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, l’archevêque de Paris fait pression sur le général de Gaulle pour faire interdire le film, tandis que des associations catholiques organisent une campagne nationale de pétitions adressées au ministre de l’Information. Le chef de l’Etat capitule à l’approche de l’élection présidentielle de 1965. « C’est la première fois dans l’histoire du cinéma français, écrit Jeanne Favret-Saada, qu’un film est interdit pour avoir abordé un sujet religieux. » La question qui se pose alors est de savoir si le cinéma appartient ou non au domaine de la liberté d’expression, et si les films sont des œuvres d’art susceptibles de droits particuliers.
Au-delà des péripéties de chacune de ces quatre affaires, les efforts des organisations religieuses pour empêcher la sortie des films se fondent sur la conviction suivante, résumée par le cardinal Lustiger au moment de la sortie de la Dernière Tentation du Christ : le Christ « ne fait pas partie de l’imaginaire disponible ». Tout ce qui a trait au christianisme est compris, écrit Jeanne Favret-Saada, comme « la propriété exclusive des croyants et surtout des autorités religieuses qui parlent en leur nom et qui seules sont compétentes pour dire leur signification, programmer leur représentation et juger celles que produisent les profanes qui se hasardent à cet exercice ».
Dans le cadre d’une société démocratique pluraliste et d’un Etat devenu libéral qui, donc, ne censure plus, « crier au blasphème » ne suffit plus. Il faut construire une argumentation susceptible de convaincre l’opinion ainsi que la justice. Entre 1965 et 1988, plutôt que de se poser en défenseurs de l’honneur de Dieu, plutôt que de dénoncer comme blasphèmes les conduites d’irrespect envers le Tout-Puissant, les « protestataires chrétiens » ont fait en sorte, montre magistralement Jeanne Favret-Saada, de « transformer l’ancienne accusation chrétienne de blasphème, l’insulte faite à Dieu, depuis longtemps irrecevable, en une atteinte aux sensibilités religieuses blessées, compatible avec une démocratie respectueuse des droits de l’individu », afin que soit « interdite une atteinte, dont ils seraient les seuls juges, à leurs convictions les plus chères ». Cette transformation n’a pas été sans effet sur les valeurs collectives qui assurent le pluralisme des opinions : il a fallu « reléguer à l’arrière-plan, le droit imprescriptible de chacun à critiquer les choses de la religion » ainsi que « le droit d’en disposer à des fins de réemploi esthétique, deux libertés qui allaient de soi depuis longtemps ».
Les choses ont beaucoup évolué entre 1965 et 1984. La « base dévote » a pris ses intérêts en mains, « au besoin contre l’épiscopat ». La révolte des traditionalistes militants et le retour en force des mobilisations dévotes ont mis au défi la hiérarchie, qui a cessé d’être le défenseur légitime de la foi pour nombre de fidèles. La prise de distance critique de ces derniers envers l’épiscopat s’inscrit, dès lors, dans le tableau des mobilisations catholiques. « Nous avons changé d’époque en 1988 », analyse Jeanne Favret-Saada dans la conclusion de son livre, avec la publication par Rushdie des Versets sataniques, dénoncé, dès sa parution, comme blasphématoire par des associations musulmanes, puis avec l’internationalisation de l’affaire, les violences dans plusieurs pays d’Asie et la condamnation à mort du romancier par le chef de l’Etat iranien. A partir de cette date, des dévots de l’islam surgissent sur la scène publique européenne, s’indignent à leur tour. Des associations musulmanes avancent les mêmes demandes que les dévots chrétiens des années 1965-1988 et adoptent « les mêmes méthodes, la polémique publique, les assignations en justice et les manifestations ».
Les attentats commis au nom de Dieu ont, depuis, « cessé de viser les seuls artistes pour s’en prendre à tous les mécréants, et les imputations de blasphème ont provisoirement quitté notre actualité ». Le débat public tel qu’il s’est développé depuis l’affaire des dessins de Mahomet en 2005 n’en pose pas moins désormais, régulièrement, « la question des limites souhaitables de la liberté d’expression », question qui occupe une place grandissante dans l’arène internationale, notamment quand la liberté d’expression en vient à être présentée comme un « prétexte à diffamer les religions ».
Philippe Roussin"
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales