Revue de presse

"Quand l’écologie mène à l’irrationnel" (L’Express, 10 août 23)

(L’Express, 10 août 23) 13 août 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Une partie du mouvement écologique est traversée par des croyances mystiques, quitte à cautionner des pseudosciences.

Par Thomas Mahler

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Cela commence comme un simple retour à la terre. Lasse de sa vie citadine, Camille B. [1] plaque tout pour devenir saisonnière dans le monde viticole. Passionnée d’écologie, elle découvre la biodynamie et son créateur, un certain Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie. On le présente comme un visionnaire du début du XXe siècle. "J’ai été séduite par la vision holistique expliquant que les plantes que l’on cultive sont connectées à leur cosmos", se souvient la désormais quadragénaire. Camille se met à fuir les écrans : "Dans la cosmologie de Steiner, la technologie est associée au démon Ahriman, celui du matérialisme. Mais on ne vous dit pas ça de but en blanc, on préfère expliquer que les écrans empêchent d’être en contact avec sa spiritualité."

La jeune femme apprend à "dynamiser", puis à pulvériser des préparations hautement diluées, à partir de bouses ayant reposé dans des cornes de vache ou de cochenilles brûlées sur du bois de frêne. Des potions farfelues, basées sur les intuitions cosmiques de Steiner, mais qui galvanisent Camille : "C’est grisant de se dire qu’on fait quelque chose d’important pour la planète, tout en apprenant des secrets."

Elle tombe des nues en lisant la BD Cosmobacchus de Jean-Benoît Meybeck, enquête sur les fondements ésotériques de la biodynamie. Camille réalise que Steiner pensait que la Lune est composée de cornes de vache vitrifiées, que la Terre s’est réincarnée plusieurs fois, ou que des démons nocifs appelés Ahriman, Lucifer et Soradt régissent notre planète. "Comme les scientologues, les anthroposophes cachent leur véritable cosmologie. Ce sont de très bons communicants. Le label Demeter [NDLR : qui certifie les productions biodynamiques] met ainsi en avant le fait que ce serait plus bio que bio", assure Camille, qui a livré à l’Unadfi (association luttant contre l’emprise de groupes sectaires) un puissant récit de ces années d’"endoctrinement insidieux".

Jeanne Soradt [2] a elle plongé via un "woofing" (bénévolat dans une ferme bio) : "La ferme était présentée comme permacole, mais ils basaient les plantations sur le calendrier lunaire de la biodynamie." Durant son séjour, on lui apprend que Rudolf Steiner est un grand philosophe, que l’Atlantide a existé ou que les vaccins sont du poison. "Je ne me considérais pas comme adhérant à quelque chose de religieux." Pourtant, après avoir repris ses études, Jeanne commence à questionner ce monde alternatif où "pensée new age, anthroposophie et écologie se mélangent". "Vous adhérez à des choses de plus en plus farfelues. Ce sont des croyances qui enferment l’individu. Mais j’ai mis plusieurs années à comprendre que j’étais victime d’emprise", témoigne cette trentenaire.

Néochamanisme

Pour le philosophe Dominique Bourg, longtemps vice-président de la Fondation Nicolas Hulot, "il ne saurait y avoir d’histoire du mouvement écologique sans parler d’anthroposophie". Mais selon Grégoire Perra, ancien anthroposophe devenu en France le principal contradicteur du mouvement, l’occultiste Rudolf Steiner (1861-1925) "ne connaissait rien à la nature" : "Pour Steiner, le chêne est sous l’influence de Mars, tandis que le frêne est un arbre jupitérien. Le gui, lui, est hérité de l’ancienne incarnation de la Terre, et n’est donc pas influencé par Lucifer, ce qui explique pourquoi la médecine anthroposophique affirme qu’il peut guérir le cancer. Je ne vois pas quelle connaissance du monde naturel on peut tirer de ça…"

Rudolf Steiner fait figure de pionnier de l’écospiritualité, courant hétéroclite pour qui le retour à la nature ne peut que passer par une transcendance intérieure. La planète, ou "Gaïa", représente un tout. L’écospiritualité s’oppose aux Lumières, à la rationalité, au matérialisme. Elle nourrit une fascination particulière pour les peuples premiers, qui sont considérés comme des écologistes avant l’heure, ayant échappé au dualisme homme et nature induit par la civilisation moderne.

La crise climatique, la pandémie du Covid-19 et la crainte d’une apocalypse environnementale ont dopé des croyances ésotériques qui se réclament de l’écologie, tels le druidisme ou le wicca ("ancienne religion païenne", syncrétisme de différentes mythologies). Parmi elles, le chamanisme a le vent en poupe. Au départ, le terme désigne les pratiques de peuples traditionnels, de la Sibérie à l’Amazonie, qui permettent d’atteindre des états de conscience modifiés afin de communiquer avec le monde des esprits. Mais, pour les spécialistes, il faut désormais parler de "néochamanisme", tant la mouvance, qui a pris son essor à partir des années 1960 en association avec le new age et l’écologie profonde, a été adaptée (notamment par l’anthropologue Michael Harner) aux aspirations des sociétés occidentales, séduites par des rites exotiques. "Dans notre société moderne, nous sommes à la recherche d’une solution qui se trouve dans un ailleurs, qu’il soit temporel ou spatial. Cela peut être un passé archaïque et ancestral, ou alors des pratiques cachées dans une forêt amazonienne ou une yourte mongole", analyse Denise Lombardi, chercheuse au CNRS qui va publier Le Néochamanisme. Une religion qui monte ?. Pour cette anthropologue, le néochamanisme s’inscrit pleinement dans l’écospiritualité, avec l’idée d’une "nature bienveillante qu’il faut retrouver absolument".

La Miviludes recommande la prudence à l’égard de chamans autoproclamés, ayant recueilli "des témoignages sur expériences associées à des substances psychotropes dangereuses, voire létales, dont l’effet thérapeutique n’a pas été démontré et ne fait l’objet d’aucune reconnaissance scientifique". Mais, selon Denise Lombardi, "penser que les chamans ne sont que des charlatans et des gens abusifs relève d’un réductionnisme inefficace, avec le risque de mettre un couvercle sur toutes ces pratiques, ce qui ne sert pas à les comprendre".

"Obscurantisme moderne"

Si l’ingénieur Jean-Marc Jancovici symbolise aujourd’hui avec brio une écologie rationaliste, férue de chiffres et de physique, des personnalités écologistes promeuvent à l’inverse l’écospiritualité, quitte à cautionner des pseudosciences. Dominique Bourg a édité le chaman indonésien Iwan Asnawi, expert en "thérapies énergiques", et invite régulièrement à un "sursaut spirituel". En 2020, la députée européenne Michèle Rivasi a participé à un événement organisé par les médecins anthroposophes, où était vanté l’usage du gui pour soigner le cancer. La Nef, banque créée par des anthroposophes, finance des municipalités écologistes comme celle de Lyon, mais aussi les enseignes Biocoop. Marion Cotillard a préfacé Pour une écologie spirituelle de l’Indien Satish Kumar, chantre d’une approche "holistique" de l’environnement.

Mais c’est sans doute Pierre Rabhi, disparu en 2021, qui a le mieux incarné ces liaisons dangereuses entre écologie et ésotérisme. Le cofondateur, avec Cyril Dion, du mouvement Colibris était un proche de l’anthroposophie. Selon lui, "le règne de la rationalité des prétendues Lumières" n’aurait fait qu’instaurer "un obscurantisme moderne". Un positionnement mystique que l’agronome René Dumont, premier candidat écologiste à une élection présidentielle, avait épinglé dès 1988 : selon lui, Pierre Rabhi "enseignait que les vibrations des astres et les phases de la Lune jouaient un rôle essentiel en agriculture, et propageait les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant Pasteur"."

[1Les noms et prénoms ont été modifiés.

[2Les noms et prénoms ont été modifiés.


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier L’Express "L’inquiétant essor de l’ésotérisme" (10 août 23), le dossier Anthroposophie, Steiner dans Sectes (note de la rédaction CLR).


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