Tribune libre

Quand des personnalités de gauche se sentent menacées par la génération « woke » (Th. Martin)

par Thierry Martin. 25 août 2022

[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

La censure vient désormais de fractions de la société civile qui se sentent offensées. Nous assistons désormais en Occident à une criminalisation des œuvres d’art et de la littérature tant contemporaines que passées. De leur côté, les étudiants en sciences humaines ou les jeunes artistes gagnés par l’idéologie néo-féministe ou décolonialiste ne sont pas en reste quant à la diffamation des auteurs ou à la dénonciation anachronique des œuvres du passé. Le « woke » a succédé au « cool », mais cet état d’éveil est tout sauf une ouverture d’esprit. La technologie idoine des smartphones et de l’internet qui nous met dans un état hyperactif d’éveil, n’est pas sans rapport.

Les nouvelles normes des « politiques de l’identité » (Identity Politics), basée sur les genres et les races, ont complexifié le politiquement correct au point de menacer les tenants de la gauche bien-pensante qui avait adopté ses mantras. Les veilleurs (woke) sont à l’affût du moindre écart sur internet ou dans les médias. Les mobilisations de veilleurs poussent au paroxysme les injonctions d’un politiquement correct 2.0, et réussissent par un effet de meute à faire respecter leurs nouveaux codes jusqu’à produire une culture de la censure et de l’interdit professionnel.

L’été dernier, dans Harper’s Magazine, une « lettre sur la justice et le débat public » s’inquiète de « la montée de l’intolérance face aux opinions contraires, la mode de la dénonciation publique et la tendance à dissoudre la complexité des sujets politiques dans des certitudes morales aveugles » [1]. Parmi les cent cinquante-trois signataires qui rappellent prudemment qu’ils soutiennent les demandes de justice sociale, l’antiracisme et la réforme de la police, on retrouve Margaret Atwood, Chomsky, Fukuyama, Kasparov, JK Rowling, mère de Harry Potter qui a eu maille à partir avec les « wokes » parce qu’elle pensait qu’une personne qui avait ses règles était forcément une femme, ou Rushdie qui craint apparemment la woke generation plus encore que la fatwa. Au passage, tous condamnent Donald Trump, sacrifiant ainsi au rituel de ceux dont ils veulent corriger les abus.

La journaliste de gauche Bari Weiss, signataire de cette lettre, vient de démissionner du New York Times, dont elle dénonce l’évolution trop perméable aux critiques sur les réseaux sociaux. « La curiosité intellectuelle est devenue un défaut au Times. » Malgré un profil diversitaire – juive, bisexuelle, hip, millénial, vivant à San Francisco, liberal [de gauche] – qui a prévalu à son embauche, cette anti-Trump est taxée de conservatisme parce qu’elle a critiqué des organisatrices de la Marche des femmes, au lendemain de l’investiture de Donald Trump ; dénoncé les attaques de « l’extrême gauche » contre la liberté de parole sur les campus ; s’est alarmée des dérives du mouvement #metoo et a défendu un droit à l’appropriation culturelle.

Tandis que les conservateurs ostracisés depuis des lustres se sont mithridatisés, ces universitaires, journalistes, écrivains, artistes de gauche, qui ne se sont pas approprié les nouveaux codes de soumission en vigueur, se sentent menacés. Comme en France pendant la Terreur, les guillotineurs commencent à craindre la guillotine.

Le sociétal se substituant au social, un transfert des revendications s’est opéré de la classe ouvrière aux femmes, aux noirs, aux homosexuels, aux immigrés et même aux musulmans. L’émancipation de ces nouvelles victimes est un puits sans fond, dans la mesure où de nouvelles victimes surgissent constamment, constate le philosophe britannique Roger Scruton. Reprenant le concept de "rupture" plus radical théorisé par Gramsci contre le "dépassement" hégelien (aufhebung) plus classique dans la pensée marxiste, où l’on entend conserver la contradiction en la dépassant, les adeptes de la « French Theory » (la déconstruction) sont allés encore plus loin.

Antonio Gramsci voulait une culture populaire à la place de la culture dite « bourgeoise », alors que les gender studies, les post colonial studies amènent le relativisme et les "politiques de l’identité". Identités victimaires qui peuvent se cumuler et donner lieu à une identité victimaire « intersectionnelle » aux combinaisons multiples entre LGBTQI+, « races » ou religions - hormi le chrétien et a fortiori le blanc entaché du péché originel du « privilège blanc ». Le champ social est alors réduit à un système de domination où un fait divers comme l’affaire George Floyd est instrumentalisée éhontément par les élus du parti démocrate.

Une volonté de faire taire des voix jugées dissonantes prospère sur les réseaux sociaux et provoque renvois ou annulations de conférences. L’ancien mouvement des droits des identités qui cherchaient à gagner leur liberté contre l’État a muté en une demande de reconnaissance et de protection de l’État sous la forme d’une intervention visant à réglementer le comportement de ceux qui ne font pas partie du groupe d’identité. Une logique schmittienne de l’ennemi au sens de hostis prévaut.

C’est la mésaventure de David Shor, analyste de données chez Civis Analytics, qui est à l’origine de la lettre du Harper’s rédigé par l’écrivain américain de gauche Thomas Chatterton Williams. Partisan des démocrates, Shor tweete un résumé des travaux d’un chercheur qui démontrent que les manifestations non violentes des années 1960 favorisent les Démocrates, et les manifestations violentes les Républicains. L’analyse est jugée hostile à la juste colère des populations noires. C’est raciste ! jugent les réseaux sociaux. Shor perd son travail.

Trump a condamné ce « nouveau fascisme d’extrême gauche » qui dans les écoles, les salles de presse, et même les conseils d’administration, exige une allégeance absolue, dont il faut parler la langue, accomplir les rituels, réciter les mantras et suivre les commandements, sous peine d’être « censuré, banni, mis sur liste noire, persécuté et puni. » Par décret, il a mis fin à « l’endoctrinement des membres de l’administration fédérale avec des idéologies diviseuses et dangereuses basées sur la race et le sexe » qui substituent « des hiérarchies d’identités à la dignité égale et inhérente de chaque personne. »

La seule identité abhorrée par la gauche reste l’identité nationale. En France, Denis Tillinac lui a remarquablement donné corps dans L’âme française où il nous rappelle que « le Bien, le Beau, le Vrai et le Juste ont le droit de cité, quel que soit l’ordre social » ; enraciné dans son « fond de sauce d’histoire-géo », ce cadre national facteur de cohésion sociale qui puise aux sources d’Athènes et de Jérusalem, incarne les valeurs de notre République, sœur de la République américaine, que les globalistes voudraient sans nation.

La gauche panique à la découverte de son vrai visage, comme Dorian Gray effrayé par son portrait qui porte à sa place les marques du péché et du temps, – « une lueur de ruse dans les yeux, et la ride torve de l’hypocrisie s’était ajoutée à la bouche, et le rendait plus infâme que jamais. »

Thierry Martin


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