Revue de presse

Procès des attentats de janvier 2015, 24e jour : "Les experts et le prédicateur" (charliehebdo.fr , 5 oct. 20)

Compte-rendu de Yannick Haenel (texte) et François Boucq (dessin). 5 octobre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Des experts en écriture et en balistique nous éclairent tandis que Farid Benyettou, le mentor de Chérif Kouachi, nous égare."

"[...] Puis arriva celui que nous attendions tous depuis le début de ce procès : Farid Benyettou, 39 ans, silhouette de jeune intellectuel, qui se présenta à la surprise générale comme « chauffeur poids-lourds ». Le célèbre prédicateur de la bande des Buttes-Chaumont, le gourou de la jeunesse islamiste, le référent religieux de Chérif Kouachi, le doctrinaire des jihadistes français était à la barre, et nous allions comprendre mieux ce qui s’était passé en France depuis le début des années 2000 au sein de l’islam radical car il y avait joué un rôle de premier plan.

Il commença par faire amende honorable, et sa « pensée pour les victimes » rencontra un silence lourd : « Je n’ai jamais caché mes responsabilités dans le parcours des Kouachi, dit-il. J’aimerais revenir en arrière, réparer les choses. Je suis désolé. »

Celui qui a « encouragé » Chérif Kouachi dans sa vocation et son parcours de jihadiste (et en a recruté bien d’autres encore pour aller en Irak), a raconté qu’il s’est présenté spontanément le 8 janvier aux services de la DGSI dès qu’il avait vu à la télévision les Kouachi crier dans la rue « On a tué le Prophète ». D’emblée, ce lapsus a attiré notre attention sur la part du refoulé chez Benyettou. L’inconscient révèle les cachettes littérales : lui qui se déclare « déradicalisé » aurait donc tué en lui le Prophète  ? Les Kouachi avaient bien sûr clamé ce jour-là qu’ils avaient « vengé » le Prophète, mais il est vertigineux et terrible de constater que l’inconscient de celui qui a conduit les Kouachi à passer à l’acte avoue que cela n’honore pas Mahomet qu’on massacre la rédaction de Charlie Hebdo, mais que cet acte le tue, c’est-à-dire que l’Islam meurt du terrorisme.

L’empressement fébrile de Benyettou à se justifier relevait-il de l’effet classique produit par la Cour d’assises, même sur le plus averti des professionnels du mensonge, ou d’une ruse, une dissimulation à l’intérieur de la dissimulation  ? Toujours est-il que Farid Benyettou raconta son parcours de « déradicalisé » sans que ses contradictions ne fussent masquées : lui qui justifiait la démarche des candidats au jihad par les textes, et fournissait à chacun d’eux une garantie théologique propre à transformer une simple violence politique en mission religieuse, et qui avait alors une influence déterminante sur ses camarades des Buttes-Chaumont, n’a pas eu le courage, prétend-t-il, de leur dire qu’il avait « coupé ». En effet, après son séjour en prison où il aurait cessé d’avoir une vision radicale de l’islam (à cause, dit-il, de l’affaire Merah), Benyettou continuait pourtant à voir ses amis, en particulier, et jusqu’en octobre 2014, Cherif Kouachi : « Il venait directement à ma porte », confesse-t-il avec la détresse feinte d’un enfant qui ne parviendrait pas à se débarrasser d’un ogre.

On a bien sûr du mal à croire qu’un homme charismatique qui donnait sa permission de tuer à ses élèves se retrouve soudain contraint face à eux, pétri de scrupules ou tremblant à l’idée de les contredire. C’est pourtant la version qu’il nous sert de son changement de vocation : mener le jihad en Irak lui semblait légitime, mais pas en France. On se demande bien pourquoi cet idéologue se trouve soudain si plein de réticences à l’idée que la guerre de l’islam pût devenir mondiale, et donc plus seulement cantonnée à la poudrière du Moyen-Orient. Farid Benyettou aimerait donc la France  ? Il vaut mieux en rire. Ce n’est pas sa justification par son rejet de Daech, et la proclamation du Califat en juin 2014 qu’il juge théoriquement étrangère à ses visées, qui va nous convaincre : depuis toujours, les textes dont il est un brillant herméneute vouent l’islam à un destin théologico-guerrier mondial. Le « jihad régional » dont il se prévaut pour limiter ses crimes aux yeux de la justice française est une fable.

Bref, le voici en 2014 obligé de tenir tête à ses anciens protégés, ou plutôt non, dit-il, il « n’ose pas », il n’a pas le « courage de leur dire ». Chérif Kouachi le harcèle, dit-il, et lorsqu’ils se rencontrent, celui-ci lui raconte ses rêves : « Il voyait en rêve le Prophète. Pour lui, Ben Laden était annoncé par le Prophète. Al-qaïda était le groupe qui portait la vérité ». Farid Benyettou, quant à lui, ne dit rien. La scène serait cocasse si Benyettou, en la racontant, ne cherchait pas avant tout à donner le change.

Est-ce que les attentats auraient eu lieu si les Kouachi n’avaient pas rencontré Farid Benyettou  ? Autrement dit, est-ce lui qui leur a donné cette autorisation qu’ils venaient chercher des années plus tôt lorsqu’il s’agissait de faire le jihad (ce que ne feront pas les Kouachi, qui ont choisi une action contre la France)  ?

Quand on lui reproche de ne pas avoir parlé alors aux Kouachi, et de ne pas être parvenu, lui le prédicateur si efficace, à les convaincre de se détourner de leur projet criminel, Benyettou prétend que Cherif Kouachi n’écoutait que ce qu’il voulait entendre.

Jean Baudrillard avait décelé que l’esprit du terrorisme était la « réversion ». Le terroriste s’applique à « ne jamais attaquer le système en termes de rapports de force », mais à brouiller le domaine des luttes. Ainsi de la prestation judiciaire de Farid Benyettou samedi devant la Cour d’assises, qu’on peut interpréter, tout comme la panoplie de repenti dont il s’affuble, comme une mise en scène, c’est-à-dire comme une séquence de taqiya. Cet art stratégique de la dissimulation est le cœur de l’Islam radical et une manière de continuer à faire la guerre  ; en un sens, c’est elle qui réalise le jihad mondial. On sait à quel point Benyettou est un théologien averti qui n’ignore rien de la taqiya. Il était évident samedi pour tous ceux qui assistaient à son audition qu’il était en train de la pratiquer devant nous. Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, a même posé la question : « Comment reconnaître un faux repenti qui pratique la taqiya  ? » Question si pertinente qu’elle en devient absurde, puisqu’elle exigerait, pour qu’on puisse y répondre, que la dissimulation elle-même se démasque, ce qui ne peut avoir lieu.

Notre vertige est immense, car dans la taqiya il n’existe plus de contradiction : il n’y a plus ni mensonge ni vérité, et c’est là, dans cette béance de l’indistinction, dans ce vertige de l’indiscernable que Benyettou se tenait : la ruse de son discours allait jusqu’à manifester, pour nous égarer, l’apparence tactique de la contradiction.

La taqiya était à l’origine une doctrine de tolérance qui autorisait la duplicité chez les fidèles pour échapper à la persécution. Maintenant, elle est devenue une arme stratégique visant à nager dans les eaux de la dunya (la vie matérielle, impure, occidentale). Ainsi, rien n’est plus efficace, à une époque où l’on ne peut plus disparaître des radars — où tout est surveillé —, d’apparaître à outrance : n’est-ce pas ce que fait Farid Benyettou spectacularisant une repentance qui n’est jamais qu’une modalité de sa taqiya  ? Lorsqu’il apparaît dans l’émission de télévision « Salut les terriens » de Thierry Ardisson avec des lunettes noires et un badge « Je suis Charlie », il brouille tous les messages en les vidant de leur sens. Le renversement des valeurs, poussé à ce point de provocation, dissout toute différence possible entre la vérité et le mensonge. L’objet de la dissimulation ne consiste plus à cacher la vérité, mais à néantiser celle-ci, à faire en sorte qu’elle ne soit plus repérable, donc qu’elle n’existe plus. Plus besoin de se cacher, comme on le faisait historiquement dans l’islam, lorsque par exemple Hassan Sabbah et les Assassins (ou Haschichins) semaient la terreur dans le monde musulman et régnaient par l’absence en se réfugiant dans la forteresse d’Alamut. D’Alamut à l’émission de télé d’Ardisson, les lieux de la taqiya ont changé, et sans doute peut-on dater cette métamorphose tactique à mai 2011, c’est-à-dire à la mort de Ben Laden, débusqué dans sa cachette par les Forces spéciales américaines. Il n’y a plus de cachette tenable sur Terre, même pour un jihadiste : se cacher ne consiste plus à se taire, mais à parler, à venir par exemple à la barre d’une Cour d’Assise en France."

Voir "Procès des attentats de janvier 2015, vingt-quatrième jour : les experts et le prédicateur".



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