Président du jury du Prix de la Laïcité 2016. 2 novembre 2016
Je voudrai dire tout d’abord ma fierté le jour où Patrick Kessel et d’autres, qui sont entretemps devenus des amis, m’ont demandé de présider le jury du prix de la Laïcité.
Une fierté qui, au fil des réunions, s’est mué en reconnaissance en raison de la qualité des débats, de l’écoute, du partage et de la discussion. Et quelles discussions ! Celles ci furent passionnées, ô combien, et passionnantes, riches en arguments et en perspectives, et toujours fraternelles.
Les choix que nous avons arrêtés n’ont pas été aisés tant il est vrai que l’on trouve aujourd’hui mille causes à soutenir, mille noms à honorer au fronton de ce bien commun et universel qu’est la laïcité. Ce choix est donc le fruit de nos opinions, de nos convictions mais je dirai surtout de nos expériences.
Et ce choix nous l’avons pourtant arrêté d’un commun accord. Tant il est vrai que nous parlons ici une langue commune, celle de la raison. Celle qui fait que la laïcité n’est pas autre chose que la laïcité.
Dans son dernier roman étincelant et polysémique qu’est Deux ans, huit mois et vingt huit nuits, Salman Rushdie décrit ce moment où l’irrationnel s’invite sur terre par la magie d’insupportables djinns qui s’amusent afin de créer le chaos et installer leur tyrannie - à dissocier les mots de leurs significations.
Le résultat de ce jeu terrible est qu’il distille sournoisement une forme toute particulière de violence. La haine se présente avec le masque de la tolérance, l’agression avec celui de la défense puis viennent « les menaces de ceux qui se prétendent menacés, le couteau affirmant qu’on cherche à le poignarder, le poing accusant le menton de l’avoir attaqué… ». L’agresseur devient agressé et l’assassin, une victime.
On aura compris ici combien Rushdie relate son expérience personnelle d’éternel paria pris au piège d’une langue qui n’est pas la sienne, imposée par un mollah fou et qui l’assigne à résidence dans un statut qui n’est pas le sien.
Voilà bien résumé l’enjeu des prix que nous allons remettre : défendre et promouvoir la laïcité et pour ce faire, redonner aux mots leurs vrais sens, réveiller leurs significations et ne pas laisser s’installer cette dérive qui conduit à une novlangue ouvrant la voie à je ne sais quel totalitarisme primitif.
J’ai dit que le choix des lauréats avait surtout été déterminé par nos expériences respectives. La mienne est tissée de ce mercredi 7 janvier 2015 que je n’effacerai jamais de ma mémoire, comme beaucoup d’entre nous présents ici. Dans la salle de la rédaction de Marianne, nous venons d’apprendre que Tignous ne dessinera plus. Le plus pacifique d’entre nous, résistant sans arme, est tombé au champ de l’horreur, en première ligne du combat contre le fanatisme.
Du style et un cœur énorme. Il n’y avait pas plus étranger que ce gars de Montreuil à la société de Cour ou à la société du spectacle. Son engagement envers les oubliés, les fêlés, les cabossés de la vie était total, têtu. C’est pour cette raison que ses reportages donnaient à voir non pas la caricature des êtres, mais la vérité des visages derrière les masques. Même quand il les affublait de gros nez, Tignous n’était jamais méchant avec les hommes et les femmes qu’il croquait, mais il savait être teigneux quand il ferraillait contre toutes les vilenies de notre époque qui montent en haut du cocotier médiatique et se prennent pour des idées.
Ouvrir ses albums, encore aujourd’hui et je devrais écrire surtout aujourd’hui, c’est se rappeler que la France, c’est le Gargantua de Rabelais et le Traité sur la tolérance de Voltaire, mais aussi les Bijoux indiscrets de Diderot, le Roman de Renart et San Antonio de Frédéric Dard. Le peuple, Tignous n’avait pas besoin d’aller le chercher dans les livres ou dans les discours des sociologues pour l’appréhender. Ce n’était pas à ce descendant d’Eugène Dabit, l’auteur d’Hôtel du nord, qu’il fallait raconter des fadaises telle que le fanatisme religieux est la revanche des opprimés ou « la barbarie impérialiste et la barbarie islamiste se nourrissent mutuellement » et autres balivernes du même tonneau. Tout simplement parce qu’il était ce peuple. Voilà pourquoi il savait avec tant d’acuité et de générosité donner la parole à ceux qui en étaient privés.
Ce qui le rendait en colère, en revanche, c’étaient tous ces bavards qui occupent tous les tréteaux pour nous répéter : Je soutiens la liberté d’expression mais…Je reconnais le droit au blasphème mais, l’apostasie est un droit mais.…Je suis pour la laïcité mais…Disant cela, j’ai parfaitement conscience que certaines personnes tenant ce type de discours ne se rendent pas forcément compte combien la somme de leurs accommodements déraisonnables prépare le terrain à cette position démissionnaire que l’on pratique en tout lieux. Je n’ignore pas que ceux qui tiennent ces propos ont la bonne conscience d’être conciliants au point de rappeler la boutade de Churchill : « Un conciliateur, c’est quelqu’un qui nourrit un crocodile en espérant qu’il sera le dernier à être mangé »
Et ceci m’a remis en mémoire une apostrophe célèbre lancée par le jeune philosophe Valentin Feldman, un des fusillés du Mont Valérien qui avait pris la place d’un autre résistant. « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » s’était-il exclamé, ce 27 juillet 1942, en s’adressant aux soldats allemands qui s’apprêtaient à le cribler de balles.
Et moi, il me plaît à penser que chacun des morts de Charlie Hebdo aurait pu prononcer cette phrase et l’adresser à leurs assassins mais aussi à tous ceux, si nombreux, qui regardaient ailleurs, à tous ceux qui ont manqué et qui continuent, encore maintenant de vouloir nous faire croire que la laïcité n’est pas la laïcité et que ces résistants qui sont tombés, ne sont pas tombés pour notre commune liberté.
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