Prix de la laïcité 2009 : exposé de Guillaume Lecointre

février 2009

Professeur au Museum National d’Histoire Naturelle, directeur du département « Systématique et Evolution », directeur de l’école doctorale « Sciences de la Nature et de l’Homme ».

Sciences, croyances, et le contour des sciences

Croyances

Les hommes sont capables de produire toute une gamme d’assertions sur le monde : philosophiques, religieuses, théologiques, mythologiques, poétiques, oniriques, artistiques, politiques, scientifiques, narratives, idéologiques, morales, ludiques, etc. Nous serions enclins à penser que tout ces modes reposent sur des croyances et produisent des croyances : tout serait croyance, autant pour les scientifiques qui « croient » aux assertions rationnelles, que les religieux qui « croient » à une transcendance à l’origine du monde, voire à la version littérale d’un texte sacré, ou encore d’un homme politique qui « croit » en un idéal de société. Si tout est croyance, nous serions alors autorisés à franchir le pas vers un relativisme où tout se vaut. Les assertions scientifiques (ou autres) auraient le même statut que les assertions religieuses ou artistiques (ou autres). Ce serait oublier deux questions fondamentales : 1. Il y a différents sens au mot « croyance » et 2. les modalités de production des affirmations sur le monde sont extrêmement diverses : elles n’ont pas les mêmes objectifs ; elles ne reposent pas sur les mêmes codes, les mêmes ressorts du remport d’assentiment, ni les mêmes méthodes.

Tout d’abord, il ne faut pas confondre le mot croyance au sens de « rational belief » et le mot croyance au sens de « faith » (foi). Si un scientifique croit à un résultat et son interprétation issus de ses expériences, cette croyance est à prendre au sens du degré de confiance (très élevé) qu’il est permis d’accorder au résultat en question, au-delà de tout doute raisonnable. Une propriété essentielle de cette « croyance » est qu’elle reste questionnable, que sa remise en cause est toujours possible et même souhaitable. C’est le propre des assertions scientifiques. La croyance au sens de « foi », elle, ne peut être remise en cause, de par la définition même du mot. La foi n’éprouve pas le besoin de se justifier, et dès lors ne tire pas sa légitimité de la possibilité même d’être remise en cause. Elle tire au contraire sa légitimité par l’affirmation de la vérité non négociable de ce qui est objet de foi. La « croyance » scientifique, elle, tire sa légitimité de l’ouverture laissée à sa propre déstabilisation. Les assertions scientifiques sortiront renforcées d’une résistance à de multiples mises à l’épreuve. On comprend dès lors pourquoi la possibilité d’une telle mise à l’épreuve reste souhaitable.

En raison de ces différences fondamentales, il n’est pas souhaitable de parler de « croyance » lorsque l’on fait allusion au degré de confiance que les scientifiques accordent à leurs résultats, ni même à la confiance qu’ils accordent à leur bagage méthodologique (voir plus loin).

Enfin, ces différents modes de production d’assertions sur le monde sont méthodologiquement variés. Ils ont tous besoin de communiquer et donc de transmettre quelque chose à autrui, voire de remporter son assentiment, mais n’utilisent pas les mêmes codes et techniques pour cela. Ce que chacun va tenter de mobiliser chez autrui afin de se faire comprendre est même différent. Nous expliciterons par la suite comment les scientifiques produisent leurs affirmations et dans quel but, quelles capacités sont mobilisées chez autrui. La nécessité de bien faire identifier ces modes ne résulte pas d’une volonté d’enfermer les assertions sur le monde dans des boîtes catégorielles étanches. Bien au contraire, c’est créer la condition même de leur dialogue : on ne dialogue jamais aussi bien, l’échange n’est jamais aussi fructueux que lorsque les partenaires identifient bien leurs objectifs et leurs modes de fonctionnement respectifs. Par exemple, les problèmes que suscitent les créationnismes dans les sciences viennent précisément du fait que ceux-ci assignent aux sciences des objectifs qui ne sont normalement pas les leurs ; et tentent de modifier les méthodes scientifiques afin de les instrumentaliser.

Diversité des créationnismes

Depuis quelques années le créationnisme déguisé en science refait surface dans les medias et dans les écoles (du côté des élèves en France, du côté des parents d’élèves aux Etats-Unis et en Australie), ainsi que dans la bouche de certains hommes et femmes politiques des pays développés, sans qu’il soit toujours possible pour le citoyen d’identifier s’il s’agit vraiment d’une affaire de scientifiques. Il est vrai que certains journaux ont contribué à créer la confusion. Cette contribution tente de donner des clés pour identifier les limites des sciences et montrer en quoi le créationnisme se positionne bien au-delà, c’est-à-dire en dehors des sciences. En fait, le créationnisme n’est pas un problème de scientifiques en tant que corps professionnel constitué. Aucune des affirmations créationnistes n’est collectivement validée par les scientifiques spécialistes des champs concernés. Le créationnisme vient l’extérieur du monde des sciences, pour être clair de forces politiques et religieuses qui éprouvent le besoin de mobiliser de force les sciences et les scientifiques pour leurs besoins.

Commençons par distinguer le créationnisme « philosophique » du créationnisme « scientifique ». Le créationnisme philosophique stipule que la matière et/ou l’esprit ont été créés par une action qui leur est extérieure. L’affirmation opposée est celle d’un matérialisme immanentiste. Il s’agit d’affirmer que le monde réel est constitué de matière et que celle-ci, quelle que soit la description que l’on peut en faire, est incréée et porte en elle-même les ressources de son propre changement. Aucune de ces deux postures philosophiques n’est accessible empiriquement ; c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être testées scientifiquement. Il s’agit bien là du terrain de la philosophie.

Examinons à présent les différentes versions du créationnisme philosophique. Les trois monothéismes ont adopté au cours de leur histoire diverses postures face à l’inadéquation logique entre le sens littéral des Ecritures et les résultats de la science. Déclinons ces postures dans un gradient de plus en plus néfaste à l’indépendance de la démarche scientifique. Premièrement, on a adapté le sens des Ecritures aux résultats de la science. Cette attitude, généralement qualifiée de « concordiste », ne sera pas analysée ici. Deuxièmement, on a adapté le sens des résultats de la science à la lumière du dogme. Troisièmement, on a sollicité la société des scientifiques –en tant que corps professionnel constitué- de l’intérieur afin qu’elle réponde à des préoccupations théologiques (fondation John Templeton, Université Interdisciplinaire de Paris). Quatrièmement, on a prétendu prouver scientifiquement la validité littérale des Ecritures par ce qui a été présenté comme de véritables démarches et expériences scientifiques (Créationnisme « scientifique » de H. Morris et D. Gish). Cinquièmement, on a nié purement et simplement les résultats de la science, soit en cherchant à démontrer leur fausseté au moyen de discours ré-interprétatifs mais sans expériences scientifiques (Harun Yahya, témoins de Jéhovah), soit au moyen de réinterprétations et de contre expériences qui se voulaient scientifiques (sédimentologie de Guy Berthault, mouvement du « dessein intelligent »). Enfin, on a intimidé les scientifiques en les sommant de récuser les résultats de leur travail (Galilée en astronomie, Buffon concernant l’âge de la terre, et même Darwin en 1860 dût faire des concessions entre la première et la seconde édition de l’ « Origine des Espèces »…).

Nous ne traiterons, d’un point de vue interne à la démarche scientifique, que des troisième, quatrième et cinquième postures, qui entendent mobiliser la science de l’intérieur, soit au niveau de la société des chercheurs, soit au niveau d’une redéfinition des objectifs de la science, voire de la démarche scientifique elle-même que veulent imposer spiritualistes ou créationnistes pour parvenir à leurs fins respectives. Voici une typologie de ces créationnismes :

A. Les créationnismes intrusifs :

A.a. Nier la science : le créationnisme négateur d’Harun Yahya.

A.b. Mimer la science : le créationnisme mimétique de H. Morris et D. Gish.

A.c. Plier la science : le « Dessein Intelligent » ou la théologie de William Paley présentée comme théorie scientifique

B. Le spiritualisme englobant :

B.a. Science et théologie vues comme les pièces d’un même puzzle : l’Université Interdisciplinaire de Paris

B.b. La fondation John Templeton : lorsque la théologie finance la science

Ces différents créationnismes philosophiques ne sont pas tous des créationnismes « scientifiques ». Lesquels d’entre eux méritent l’appellation de « créationnisme scientifique », c’est-à-dire mettent la science au service d’une preuve de la création ? Il s’agit assurément des catégories A.b. et A.c. puisque dans la première la « science » prouve la Vérité des Ecritures et dans la seconde le créateur (le « concepteur intelligent ») est incorporé en tant qu’explication « rationnelle » à l’intérieur même de ce qui se présente comme une « théorie scientifique » de rechange. Pour ce qui concerne les catégories B.a. et B.b., il ne s’agit pas d’un créationnisme scientifique au sens précédent ; cependant la science est mobilisée par ces spiritualistes afin de servir d’autres desseins que l’élaboration de connaissances objectives, y compris d’accréditer une idée de création beaucoup plus sophistiquée où la science est mobilisée à l’échelle collective d’une profession pour accréditer un providentialisme. Ainsi, contrairement à une idée reçue, le créationnisme philosophique ne s’oppose pas nécessairement à d’idée d’évolution biologique. L’évolutionnisme théiste de Teilhard de Chardin en est un exemple dont on trouve des descendants au sein des providentialismes modernes (catégorie B). La catégorie A est anti-évolutionniste, sauf peut-être pour certains adeptes du « Dessein Intelligent » pour qui les moyens par lesquels le Grand Concepteur réalise ses desseins pourraient incorporer la transformation (non darwinienne) des espèces. La catégorie B est évolutionniste. Mais tous sont anti-darwiniens, les premiers parce qu’ils refusent le fait de l’évolution biologique, les seconds parce que le modèle darwinien faisant intervenir hasard, variation, contingence, sélection naturelle dérange leur quête de sens.

L’analyse qui va suivre se bornera à examiner les stratégies discursives du créationnisme qui s’auto-qualifie de « scientifique ». Dans le monde occidental, le créationnisme « scientifique » le plus puissant et le mieux organisé est certainement celui de certains fondamentalistes protestants, qui cherche les preuves scientifiques de l’intégralité des affirmations de La Genèse de la Bible. Littéralement, la Bible ne parle pas d’évolution des espèces mais de création. En prenant le texte non pas comme une métaphore mais au pied de la lettre, les créationnistes s’orientent à coup sûr vers un conflit avec ce que dit la science d’aujourd’hui du déroulement historique et des modalités de la formation de notre univers, de notre planète et de la vie qui s’y développe. Ce conflit est à deux étages. D’abord, un conflit factuel : les faits tels que les racontent les créationnistes (toutes les espèces sont le fruit d’une création divine, la terre a 6000 ans) ne concordent pas avec ceux produits par la science d’aujourd’hui (la diversité des espèces est le fruit d’un développement généalogique passé au cours duquel elles se sont transformées, et la terre a 4,5 milliards d’années). Ensuite il faut traiter d’un conflit beaucoup plus profond, de nature épistémologique : comment les créationnistes prétendent-ils prouver scientifiquement ce qu’ils avancent ?

Les créationnismes philosophiques, lorsqu’ils se doublent d’intentions scientifiques, tombent dans l’erreur épistémologique. En effet, en tentant de prouver scientifiquement une Création, ou en tentant de conforter le dogme ou la validité des Ecritures (contemporanéité des couches sédimentaires, jeunesse de la terre, etc.), dans le premier cas il s’agit d’un scientisme extrême puisqu’ils font outrepasser ses droits à la science en la faisant légiférer sur un terrain expérimentalement inaccessible, dans le second cas ils tentent de prouver ce qui est déjà écrit dans le marbre et, dès lors, le scepticisme initial à l’égard des faits, attitude requise pour toute démarche scientifique, n’est plus de mise.

Ce premier constat montre bien que, pour traiter ces questions, le scientifique d’aujourd’hui ne peut pas se contenter de relever les erreurs factuelles commises par les créationnistes. Quand bien même ne commettraient-ils pas d’erreurs, leur démarche n’en serait pas valide pour autant. Il faut donc, d’un point de vue critique et pédagogique, inévitablement définir la connaissance objective, rappeler comment les scientifiques l’acquièrent, définir les objectifs et les limites de la science. Ensuite, et seulement ensuite, on peut comprendre pourquoi les constructions créationnistes sont des fraudes scientifiques, pourquoi « créationnisme » et « scientifique » sont deux mots antagonistes. Définir les limites de la démarche scientifique implique en soi d’examiner les rapports entre science et philosophie. C’est également utile car c’est sur ces frontières que les spiritualistes convoquent la science.

Déjouer les créationnismes « scientifiques » : un nécessaire retour à l’épistémologie

Les sciences naturelles sont nées à une époque où la pensée fixiste dominait. Il ne saurait y avoir de compréhension de la pensée fixiste sans commencer par exposer quelques éléments de philosophie. De même, face à la recrudescence des interventions fixistes dans les classes, il ne saurait y avoir pour l’enseignant de conduite adéquate à une posture scientifique sans qu’il soit informé de quelques éléments d’épistémologie rappelant le type de contrat que la science a passé avec la connaissance voici un peu plus de deux siècles.

La pensée fixiste provient d’une époque où la théologie monothéiste contrôlait les sciences. Cette époque s’étend sur plus de 1000 ans, c’est-à-dire de l’essor politique de la chrétienté jusqu’au dernier tiers du XVIIIème siècle. La philosophie sous jacente à la science officielle est alors clairement idéaliste et spiritualiste ce qui conduit à un essentialisme dans le rapport entre les mots, les concepts et les choses, et en sciences naturelles à un fixisme. Cependant, des penseurs sacrifiés, pourchassés ou bien reclus dans la clandestinité ont pu affirmer, à partir de l’atomisme antique (Démocrite, Epicure), une philosophie matérialiste contre le spiritualisme ambiant (Charbonnat, 2007), et promouvoir le réalisme contre l’idéalisme. Ces deux éléments constitueront le socle à partir duquel les sciences expérimentales vont prendre leur envol chez les philosophes-scientifiques naturalistes du XVIIème siècle dans un triangle situé entre Amsterdam, Londres et Paris. Les rapports entre science et métaphysique ne sont, déjà à cette époque, pas simples. Les penseurs pouvaient être matérialistes en méthode de travail et, dans leur for intérieur, déistes (comme le jeune Diderot, d’Alembert, Helvétius) ou panthéistes dans leurs écrits métaphysiques. A la charnière du XVIIIème et du XIXème siècle, ce nouveau socle expérimental donné à l’essor des sciences naturelles conduit à un nominalisme dans le rapport entre les mots et les choses. En même temps, un nouveau contrat va s’instaurer entre la science et la connaissance, toujours en vigueur aujourd’hui. Le nouveau contrat est d’unir les hommes par leur raison mise en œuvre dans un rapport au réel qui est l’expérimentation. Le projet scientifique devient un universalisme non dogmatique : le but de la science est de construire des connaissances universellement partageables et partagées, des connaissances objectives. Une connaissance n’acquiert cette qualité d’objectivité que lorsqu’elle a été corroborée par plusieurs observateurs indépendants. Encore aujourd’hui, il n’est pas plus beau cadeau donné à un scientifique que de voir un résultat qu’il a publié confirmé expérimentalement par une autre équipe avec laquelle il n’a pas interagi (je peux témoigner de cas concrets). La question de la reproductibilité des expériences scientifiques devient donc centrale à cet objectif. Elle est fondée sur quatre piliers :

  • Premier pilier. La démarche scientifique ne peut s’initier que sur un Scepticisme initial concernant les faits. Nous n’expérimentons sur le monde réel que parce que nous nous posons des questions. Si ce qui est à découvrir est déjà écrit, nous n’avons d’emblée qu’une parodie de science. Ceci se produit chaque fois qu’une force extérieure à la science lui dicte ce qu’elle doit trouver. Il y a trois forces fondamentalement antagoniques au travail du scientifique. Les forces mercantiles ont besoin d’utiliser le vernis de la science pour vanter la supériorité d’un produit à vendre. Ce qui est à prouver est commandé d’avance. Les forces idéologiques ont également besoin de plier la science aux nécessités de leurs justifications. La génétique de Lyssenko et l’anthropologie nazie fournissent les exemples les plus classiques. Les forces religieuses procèdent de même lorsqu’elles convoquent la science pour venir justifier un texte sacré, une intuition mystique ou un dogme, qu’il s’agisse de la théologie de Pierre Teilhard de Chardin ou du créationnisme dit « scientifique » issu du protestantisme anglo-saxon, ou qu’elles se servent d’un texte sacré pour valider la science comme le font les musulmans. Prenons par exemple le scientifique qui construit des phylogénies. A partir d’un échantillon d’espèces prélevées dans le monde vivant, la question est « qui est plus proche de qui que d’un troisième ? Comment s’organisent leurs relations d’apparentement ? ». Même si nous commençons les investigations avec une palette de possibilités de réponses en tête ; cette palette reste absolument modifiable et laisse largement place aux surprises. Une bonne partie de notre activité consiste à vérifier si ce que l’on trouve finalement ne serait pas un artéfact, une méprise (en multipliant les sources de données, par exemple). Cela est aisément compréhensible : il ne s’agit pas de publier des erreurs qui seront réfutées demain. Si la surprise résiste, si rien n’indique qu’elle résulte d’une erreur, alors elle est publiée. Certains sont convaincus que le scientifique passe son temps à vouloir démontrer des propositions, pour ne pas dire des préconceptions ; il faut plutôt dire qu’il passe son temps à mettre à l’épreuve ce qu’il a trouvé sans le vouloir.
  • Deuxième pilier. Les méthodes de la science sont réalistes. Le monde là dehors existe indépendamment et antérieurement à la perception que j’en ai et aux descriptions que l’on en fait. En d’autres termes, le monde des idées n’a pas la priorité sur le monde physique. Si je fais des expériences et que je les publie, c’est dans l’espoir qu’un collègue inconnu me donnera raison en ayant trouvé le même résultat que moi. Je parie donc que le monde physique se manifestera à lui comme il s’est manifesté à moi. Je ne vois aucun sens à l’activité scientifique, en tant que poursuite d’un projet de connaissance universelle, si ce réalisme n’est pas de mise.
  • Troisième pilier. Les méthodes de la science mettent en œuvre la rationalité de l’observateur. La rationalité consiste simplement à respecter les lois de la logique et le principe de parcimonie. Ce sont des propriétés de l’observateur, pas celles des objets observés.

Logique - Aucune démonstration scientifique ne souffre de fautes de logique ; la sanction immédiate étant sa réfutation. L’universalité des lois de la logique, soutenue par le fait que les mêmes découvertes mathématiques ont pu être faites de manière convergente par différentes civilisations, devrait recevoir une explication naturaliste : elle proviendrait de la sélection naturelle.

Parcimonie - Les théories que nous acceptons sur le monde sont les plus économiques en hypothèses. Plus les faits sont cohérents entre eux et moins la théorie qu’ils soutiennent a besoin d’hypothèses surnuméraires non documentées. Les théories les plus parcimonieuses sont donc les plus cohérentes. La parcimonie est une propriété d’une théorie ; elle n’est pas la propriété d’un objet réel. Ce n’est pas parce que nous utilisons la parcimonie dans la construction de nos arbres phylogénétiques que nous supposons que l’évolution biologique a été parcimonieuse, comme le croient erronément certains. Le principe de parcimonie est utilisé partout en sciences, mais il peut être aussi utilisé hors des sciences, chaque fois que nous avons besoin de nous comporter en êtres rationnels. Le commissaire de police est, sur les écrans de télévision, le plus médiatisé des utilisateurs du principe de parcimonie. Il reconstitue le meurtre avec économie d’hypothèses, ce n’est pas pour autant que le meurtrier a ouvert le moins de portes possibles, tiré le moins de balles possible et économisé son essence pour se rendre sur les lieux du crime.

  • Quatrième pilier : La science observe un matérialisme méthodologique : tout ce qui est expérimentalement accessible dans le monde réel est matériel ou d’origine matérielle. Est matériel ce qui est changeant (Bunge, 1981), c’est-à-dire ce qui est doté d’énergie. En d’autres termes, la science ne travaille pas avec des catégories par définition immatérielles (esprits, élans vitaux, etc.) ; cela participe de sa définition.

Ces propriétés conditionnent la reproductibilité des expériences, caractérisent les sciences expérimentales, et du même coup définissent la science par ses méthodes. On remarquera que cette définition est la plus large qui soit ; beaucoup plus large que les critères de scientificité retenus par les poppériens, et au-delà de l’imprécise et regrettable division entre « sciences dures » et « sciences molles ». Mais si la science a pris son essor grâce à la philosophie matérialisme, elle n’est pas pour autant cette philosophie. Comme le rappelle Charbonnat (2007), « Le matérialisme ne subsiste dans les sciences qu’à l’état de méthode, et non pas comme conception de l’origine, démarche non empirique par définition. » C’est en ce sens qu’on parle de « matérialisme méthodologique ».

Les créationnismes qui se préoccupent de science commettent tous au moins une entorse à l’un des quatre piliers cités plus haut. Les spiritualistes englobants (catégorie B) dénigrent et déforment le matérialisme méthodologique (quatrième pilier) pour pouvoir introduire en sciences un spiritualisme sans limites. Les créationnismes intrusifs A.a et A.b sont pris en défaut de manquement au scepticisme initial sur les faits (premier pilier) : ce qui est à démontrer scientifiquement est déjà écrit dans un texte sacré. On peut même dire que le créationniste qui se qualifie de scientifique est le contraire d’un scientifique dans le sens où le premier cultive un scepticisme manipulateur sur les méthodes tout en étant convaincu des faits « à démontrer », tandis que le second fait confiance en ses méthodes pour questionner les faits au sujet desquels il est sceptique. Enfin, la catégorie A.c commet des fautes de parcimonie, tout en récusant le matérialisme méthodologique que d’ailleurs il déforme pour mieux l’accuser de tous les maux. Les créationnismes « scientifiques » sont incompatibles avec la science, et c’est pour cela qu’ils tentent de la redéfinir à l’usage de leurs besoins politiques. Car en effet, à y regarder de près, les créationnismes sous toutes leurs formes prennent naissance en dehors des sciences et du milieu des scientifiques, mus par de puissants mouvements et motifs politiques (Intelligent Design), idéologiques (Harun Yahya) ou religieux (tous).

Une dernière entorse commise par eux est, la plupart du temps, de déformer les objectifs des sciences. Au lieu de cantonner les sciences à l’élucidation de questions de faits et à l’élaboration de connaissances objectives telles que définies plus haut, ce qui devrait être, ils attendent des sciences qu’elles répondent ou prescrivent dans des secteurs qui ne relèvent normalement pas d’elles, afin de les instrumentaliser : attendre des sciences qu’elles répondent à des questions métaphysiques de sens, qu’elles nous rassurent, ou faire d’elles des prescriptrices de postures morales, politiques, législatives ou religieuses. Dévoyer ainsi une profession permet de l’infiltrer et d’utiliser son dynamisme pour légitimer des combats politiques ou métaphysiques que ces mouvements ne serait pas capables de gagner par ailleurs. Il appartient aux scientifiques professionnels de déjouer ces manipulations : qui d’autre pourrait le faire mieux qu’eux ?

La confusion entre les questions de faits et les questions morales : une stratégie de choix pour les créationnismes

Les créationnismes philosophiques ou même « scientifiques » prônent un retour de la religion dans la démarche scientifique parce qu’ils qualifient celle-ci d’ « immorale ». Selon eux, seule la religion saurait moraliser la science. Certains vont même tenter de faire passer une théorie scientifique, la théorie contemporaine – darwinienne – de l’évolution pour dégradante pour l’homme (cette théorie dirait que « la vie d’un homme n’a pas plus de valeur que la vie d’un ver de terre ») ou encore comme prescrivant des comportements immoraux. L’indignation suscitée et attendue suffirait ensuite à remporter l’assentiment et mobiliser les citoyens contre cette science délétère pour les valeurs.

Il fut une époque où la science était le serviteur de la théologie, et donc de la philosophie. A ce titre, la science mélangeait les discours sur les faits et les discours de valeur. Depuis la révolution scientifique des XVII et XVIIIème siècles, la science n’a pourtant plus vocation de servir ou de justifier à dessein un discours de valeurs. Son nouveau contrat passé avec la connaissance se cantonne à mettre en lumière des faits expérimentalement reproductibles. Cela n’empêche en rien les valeurs d’être régies dans les domaines moral, civique, éthique, politique, voire théologique ou religieux. Une bonne compréhension de cette séparation des rôles aidera à faire face à l’irruption d’interventions idéologiques, politiques ou religieuses au sein du cours de sciences, ou du dévoiement du cours de sciences naturelles en liste de prescriptions civiques. Par exemple, le simple fait scientifiquement prouvé qu’un sac plastique met plusieurs siècles à se dégrader dans un sol ne devrait pas conduire dans la même leçon de sciences à l’injonction selon laquelle il ne faut pas jeter les sacs au sol. Et si le sac ne mettait que trois jours à se dégrader, serait-il alors justifié de les jeter dans la nature ? Quelle est la véritable justification de l’injonction civique ou morale ? Par ailleurs, lorsqu’un scientifique ou un enseignant de sciences dit « l’homme est un singe » il ne s’agit en rien d’une insulte et l’assertion ne doit pas être prise comme telle. Il s’agit d’un discours de fait. Pour le discours scientifique, « singe » renvoie à « simiiformes » qui est, dans la classification, un ensemble argumenté par la fusion des deux os frontaux (entre autres caractéristiques) ; en d’autres termes une convention taxonomique. Cela revient à dire « comme le babouin, le ouistiti, le gibbon et le chimpanzé, l’homme a ses deux os frontaux fusionnés et cette fusion fut acquise par ascendance commune ». Cette assertion n’est pas de l’ordre du discours des valeurs ; elle est testable empiriquement (os frontaux par l’anatomie, ascendance commune par la phylogénie).

En raison de l’indépendance des méthodes et objectifs de la science déjà évoquée plus haut, la grande majorité des scientifiques n’utilise pas de valeurs ni de postures morales ni politiques dans le cours des démonstrations ; ni ne démontrent le bien fondé de valeurs. Même si certains ont pu le faire au cours de l’Histoire des sciences, par exemple en distordant les faits plus ou moins consciemment pour conforter des valeurs, ils ont été récusés a posteriori (voir Gould, 1983). Si le cœur méthodologique de la science est amoral (-et non pas immoral-), il n’en va pas de même pour le contrôle social de l’activité scientifique. Le cœur des démonstrations est amoral, mais les scientifiques expriment ou se plient à des valeurs, normes et lois au niveau du contrôle social de la science, par exemple lorsqu’un biologiste signe une charte contre la souffrance animale alors que l’anesthésie d’un animal ne sert pas en elle même à l’expérience. Cette distinction est importante pour déjouer les discours de rejet de la science sous prétexte d’immoralisme, ou de tentatives de « spiritualisation » de la démarche scientifique destinées à la « moraliser ».

Aujourd’hui les rapports entre la science et la philosophie sont asymétriques. La science a acquis, depuis deux siècles, une pleine indépendance de ses productions. Cela veut dire qu’aucune force extérieure à ses seules méthodes ne saurait lui dicter d’avance ce qu’elle a à découvrir ou démontrer, sous peine de corruption du processus expérimental et démonstratif. Cela vaut pour les forces mercantiles, idéologiques ou religieuses, mais aussi pour les injonctions morales ou politiques, les philosophies. Les sciences ne sont pas isolées de la philosophie ; elles s’y enracinent. Mais elles ne se déploient pas pour une philosophie particulière. En d’autres termes, si la philosophie matérialiste a émancipé les sciences, en retour les sciences ne lui doivent rien, pas plus à elle qu’à n’importe quelle autre philosophie. C’est en ce sens qu’on ne saurait demander à la science de servir sur commande une posture philosophique ou des valeurs, quelles qu’elles soient. Le rapport est asymétrique en ce sens que la philosophie, si elle le souhaite, peut en revanche prendre en compte les résultats des sciences expérimentales. Mais en aucun cas ces résultats n’auront été produits à dessein. Là réside toute la différence entre « servir » et « servir à ». Le rapport est asymétrique également dans le sens où, tout en ne produisant rien sur commande, la science a de surcroît le pouvoir d’exercer une fonction critique sur les productions de la philosophie, des religions, des superstitions, des pseudosciences, dès lors que ces productions prétendent légiférer dans le monde réel. En ce sens la science est passivement contraignante pour la philosophie. « Passivement » signifie que toute philosophie est libre ou non d’accepter une telle contrainte.

Une distinction rarement relevée mais pourtant capitale : l’individuel et le collectif

Enfin, et en guise de conclusion, attirons l’attention du citoyen sur les méfaits d’une confusion accrue entre les domaines du public et du privé. Les scientifiques professionnels payés par l’Etat ont signé un contrat de construction collective de connaissances objectives. Une connaissance devient objective lorsqu’elle a été vérifiée et validée par des observateurs indépendants, ce qui implique la dimension collective du contexte de validation. Leur profession n’a pas à prendre position activement sur le plan métaphysique, ceci relevant du métier de philosophe (ou de théologien). Autrement dit, un scientifique du secteur public invité à titre professionnel devant un public doit s’abstenir de faire passer ses options métaphysiques personnelles pour validées scientifiquement –on ne le tolèrerait pas d’un enseignant de sciences naturelles. La raison en est évidente : la validation des savoirs scientifiques possède une dimension laïque intrinsèque, rarement revendiquée mais profondément ancrée dans l’ethos de la science. Pourtant, la principale activité des plus sophistiquées des formes du spiritualisme moderne telle la fondation John Templeton ou de l’Université Interdisciplinaire de Paris est précisément de brouiller complètement ces limites de légitimité. Le citoyen doit être armé d’une conscience laïque très marquée pour déjouer les confusions qui sont à l’œuvre.

Rien de tout cela ne remet en cause la liberté individuelle d’opter pour une métaphysique de son choix. Mais ce choix ne saurait constituer une connaissance objective. Les connaissances empiriques, universellement testables, constituent la partie de nos savoirs qui unissent les hommes, et c’est pour cela qu’elles sont politiquement publiques. Les options métaphysiques restent personnelles et politiquement privées car elles peuvent diviser les hommes et donc devenir dans le champ politique une source d’oppression. Les organisations telles que le Discovery Institute (promotrice de l’idée d’Intelligent Design), la John Templeton Foundation ou l’Université Interdisciplinaire de Paris en France ont bien compris que pour faire gagner du terrain à la théologie il faut brouiller les limites épistémologiques de légitimité entre religion et science, et les limites politiques entre l’individuel et le collectif, entre le privé et le public. Ils ont bien compris qu’en finançant des scientifiques, des laboratoires, des colloques, elles peuvent coopter des scientifiques individuellement afin de créer la confusion sur le projet collectif d’une profession ; et faire passer une posture métaphysique pour scientifiquement validée –et donc collectivement validée. Il est donc de leur plus haut intérêt de se faire les amis de la science et des scientifiques. La fondation Templeton soutient l’American Association for the Advancement of Science qui publie le journal Science, et soutient surtout de nombreuses recherches. Sur le long terme, l’« ouverture » au dialogue entre science et religion sur laquelle la fondation Templeton ou l’UIP fondent leur communication risque de s’avérer désastreuse pour l’autonomie de la science dans un contexte où le financement public des recherches ne cesse de diminuer au profit des financements privés de ce type.


Brosseau Olivier & Baudoin Cyrille (2008) Le créationnisme. Une menace pour la France ? Paris, Syllepse.

Bunge Mario (2008) Le matérialisme scientifique, Paris, Syllepse.

Charbonnat Pascal (2007) Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Syllepse

Gould Stephen Jay (1983) La mal-mesure de l’Homme, Paris, Ramsay.

http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosevol/decouv/articles/chap1/lecointre1.html



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