Prix de la Laïcité 2009 : présentation par Jean-Pierre Changeux

Président du Jury 26 janvier 2009

Madame la première adjointe au Maire de Paris,

Monsieur le président du Comité Laïcité-République

Très cher Patrick Kessel

Chers amis,

Je me sens particulièrement honoré de l’opportunité qui m’a été offerte de présider le Jury du prix de la laïcité 2009 et je tiens à en remercier très vivement les organisateurs et spécialement Patrick Kessel. Je me réjouis du travail qui a été réalisé par un jury qui rassemblait des personnalités d’horizons très divers, tous réunis par le même idéal de défendre la laïcité.

Après un débat ouvert et libre le jury unanime a retenu deux noms.

Le prix international a été attribué à Nadine Abou Zaki, jeune femme libanaise courageuse, journaliste mais aussi sculptrice et qui se trouve menacée à cause de sa liberté d’opinion.

Le prix national revient à Guillaume Lecointre, professeur au Museum d’Histoire Naturelle, scientifique de stature internationale engagé avec conviction dans la lutte contre le créationnisme.

Ces prix illustrent avec bonheur deux aspects complémentaires du combat pour la laïcité.

En premier, j’aimerais vous dire quelques mots au sujet des motivations personnelles qui me font participer au combat pour la laïcité.

D’abord une tradition familiale. Mon grand père était instituteur de campagne dans le Rouergue et très attaché à son rôle d’éducateur républicain, à côté du maire et du curé. J’ai fait mes études à l’école publique et j’y ai apprécié l’esprit de tolérance et cet enseignement de la fraternité qui allait toujours bien au delà de la diversité d’opinion des élèves comme des maitres. La laïcité que j’ai vécue l’a été de manière positive et constructive. Inutile d’inventer de nouveaux adjectifs pour qualifier la laïcité. Il faut surtout préserver cette laïcité « à la française » telle qu’elle a été définie par la loi de 1905. En premier lieu, comme principe de séparation des pouvoirs politique et administratif de l’Etat (potestas) du pouvoir religieux (auctoritas). Mais aussi principe d’unité et de concorde qui rassemble hommes et femmes d’opinions, de religions ou convictions diverses en une même humanité commune. Ce concept de laïcité semble aujourd’hui passé de mode face à une montée de ces communautarismes qui séduisent encore quelques uns, en oubliant qu’ils « divisent » au lieu de réunir. Ce principe d’unité et de concorde de la laïcité « à la française » mérite selon moi d’être ré-expliqué et enseigné en France mais aussi au delà de nos frontières, en Europe et dans le monde.

Je voudrai maintenant souligner pourquoi mon expérience de scientifique et de neurobiologiste m’encourage à poursuivre le combat pour la laïcité

La visée de la recherche scientifique est de progresser dans la connaissance du monde : monde physique et biologique mais aussi mondes social et culturel. Elle introduit, ce faisant, plus de rationalité et d’objectivité dans notre expérience quotidienne. Elle est de plus commune à tous, universelle. Contrairement à ce que l’on entend trop souvent sur nos médias, la science n’est pas indifférente à l’homme voire hostile à l’homme. Elle n’a pas à être humanisée ou rendue plus « consciente » par une quelconque autorité morale ou religieuse auto proclamée. Elle a été faite par les hommes, pour les hommes. Elle fait déjà partie de leur conscience collective comme recherche de vérité mais aussi comme moyen d’accéder à une vie plus heureuse et mieux partagée. Elle a fondamentalement un objectif de progrès, de solidarité et de coopération à l’échelle de la planète, « pour le bien de l’humanité » selon les termes de Louis Pasteur. Et cela en dépit des forces économiques et politiques qui la détournent trop souvent de ses objectifs premiers.

Ceci ne signifie pas que le développement de la science et de leurs applications techniques ne s’accompagne pas de risques, et parfois de risques graves, pour la santé comme pour l’environnement. Dans la charte de l’environnement on découvre un curieux « principe de précaution » qui « impose, même en l’absence de risques avérés, de définir des mesures immédiates de protection »… Appliqué à la recherche médicale, ce principe aurait pour conséquence immédiate d’interférer avec la pratique des soins et, surtout, les progrès de la recherche et le développement de nouvelles méthodes de thérapeutiques et de diagnostic. S’il y a selon moi, « devoir de recherche » et « devoir de mise à l’épreuve », dans tous les domaines du savoir, de la physique aux sciences humaines, il a comme corrélat immédiat : l’« évaluation objective des risques et des bénéfices ». Il appartient aux hommes de science de prendre conscience de leurs responsabilités, de s’engager dans cette évaluation et d’accompagner les progrès de la connaissance auxquels ils contribuent d’une réflexion « éthique ». Cette réflexion a lieu bien sûr dans un contexte laïque, commun à tous, qui dé-dramatise les différences d’opinion et de conviction de chacun. Il s’agit comme le dit Jean Bernard de « favoriser, aider, ne jamais retarder le développement de la connaissance ».

Unité de l’homme et pluralité des opinions

Un des progrès récents des sciences biologiques est l’identification de la séquence complète de son génome, c’est à dire la connaissance de toutes les molécules qui composent le corps de l’homme, son cerveau inclus. Quel enseignement peut-on en tirer ? En dépit certes d’une variabilité de ce génome d’un individu à l’autre, on notera la remarquable « unité » du génome humain, en d’autres termes de la « nature humaine ».

L’Homo sapiens se distingue du chimpanzé et du macaque par ses gènes et spécialement l’enveloppe génétique de son cerveau. Celle-ci lui donne accès au langage mais aussi à la conscience. Plus encore à la conscience de soi, à celle de l’autre, à ce désir spontané de faire cesser la violence. Ces dispositions innées sont communes à tous les humains, en un mot, elles sont universelles. Peut-on dire qu’elles rendent plausibles un commun accès à une éthique universelle. Alors pourquoi voyons nous autour de nous tant de haines tant d’horreurs…

Ma réponse vous surprendra peut-être. Parmi ces dispositions communes au cerveau de l’homme, il en existe une qui permet sa diversification d’un individu à l’autre. Chaque être humain est un individu unique. Cela il le doit au fait que l’environnement physique, social et culturel dans lequel il s’est développé dès sa naissance dépose une empreinte – « épi-génétique » - très peu réversible, dans son cerveau. N’oublions pas que le cerveau du nouveau-né s’accroît 5 fois en masse de la naissance à l’état adulte et que sa connectivité - un million de milliards de synapses - double après la naissance. Au cours de cette évolution les échanges avec le monde extérieur s’inscrivent sous forme de distributions stables de synapses au sein du réseau en développement. Des stabilisations et des éliminations de synapses ont lieu. Chaque individu internalise, « incorpore », dans son cerveau sa propre histoire et celle de l’environnement social et culturel dans lequel il a vécu. Des « circuits culturels » s’y inscrivent. Cette interaction s’est imposée à lui, oserai-je dire sans son consentement, de manière en quelque sorte totalitaire... Cette empreinte épi-génétique concerne la langue, les systèmes symboliques familiaux, les règles de conduite et les codes moraux. Cette empreinte est profonde et peu réversible. Fort opportunément, se superpose progressivement au cours du développement un nouveau dispositif neuronal : un espace de travail neuronal conscient, qui interconnecte de manière globale de multiples territoires cérébraux. Cet espace conscient offre une capacité de « distanciation », de délibération rationnelle... et assure la distinction entre subjectif et objectif, entre privé et public.

Au cours des siècles et des millénaires qui nous ont précédés le cerveau des hommes a produit des systèmes de croyances éminemment variables d’une région à l‘autre de notre planète qui ont hélas « diviser » et divisent toujours l’humanité. Fait notable : dès 1789 le texte de la Déclaration des Droits utilise un terme que je trouve essentiel pour définir les croyances et convictions qui « divisent le peuple » : celui d’opinion.

L’article 10 stipule que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

L’article 11 précise que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ».

Dans leur travail déclaratoire les constituants avaient omis les mots « races, religions, croyances, sacré » et même « genre » ou « sexe » si difficiles à définir sur le plan scientifique et philosophique.

Je pense que le principe de la laïcité de notre société permet de franchir une étape de plus. Il nous aide à faire cet effort mentionné de distanciation entre privé et public : il nous demande de respecter la diversité épigénétique mais aussi et surtout de rassembler les individus d’opinions différentes en se fondant sur le fait que nous appartenons à une seule et même humanité.

Laicité et éducation

Le principal fondement de l’éducation laïque est de souligner l’aspect « contingent » de la diversité « épigénétique » de chacun d’entre nous. En effet, l’insertion culturelle et sociale de la famille, l’éducation reçue, les conditions dans lesquelles chacun a vécu, laissent , je l’ai dit, des traces profondes dans notre cerveau. Un exemple simple est l’apprentissage de la langue maternelle non seulement parlée mais aussi écrite. On peut ainsi penser que l’acquisition des systèmes de croyances et de conduites sociales propres à un environnement culturel donné, suit un modèle semblable. La diversité des cultures est sans aucun doute une richesse propre à l’espèce humaine. Mais elle est aussi génératrice de conflits qui pourraient nous laisser croire que nous n’appartenons pas tous à une même humanité. L’éducation à la laïcité, nous fait comprendre que la différence avec l’autre résulte du simple jeu des circonstances historiques et géographiques de la naissance de chaque être humain sur notre planète. Elle fait obstacle à tout intégrisme qui prétend à la Vérité :

parce qu’elle relativise ces divers systèmes de croyances, fermés sur eux-mêmes ;

parce qu’elle les confronte toujours aux données de la connaissance scientifique ;

parce qu’elle s’appuie sur l’un des acquis fondamentaux des Lumières, inspiré de Francis Bacon et repris dans le préambule de l’Encyclopédie : la notion d’« Unité de la connaissance » qui réunit, au lieu d’opposer, science et conscience.

Le principe de laïcité humanise les relations entre être humains. Il doit être appris dès le plus jeune âge. Lui seul propose une conception ouverte et solidaire de vie dans l’harmonie et la fraternité qui dépasse tout clivage culturel.

Que penser de la situation de la laïcité en France aujourd’hui ?

L’attitude d’ouverture et de tolérance propre à la laïcité est toujours vulnérable face aux divers intégrismes, irrationnels et coercitifs, inventés par l’homme au cours de son histoire. Il faut donc constamment la réaffirmer et la défendre. Non pas en combattant l’intolérance par l’intolérance mais en ouvrant le dialogue, en opposant la connaissance objective et la responsabilité des chercheurs à l’inflexibilité de la foi, à l’obscurantisme, au manque d’information ambiant. Je pense que le principe de laïcité devrait être écrit en lettres d’or dès les premières lignes du préambule de notre Constitution.

Et pour terminer : « j’ai fait un rêve » !

Celui que l’éducation laïque était diffusée à toute la planète, qui, au lieu d’inscrire dans le cerveau de l’enfant une irrémédiable appartenance communautaire « qui divise », l’incite au contraire à aimer et mettre en pratique une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme « qui réunisse » tous les êtres humains au delà de leur diversité culturelle et de leur appartenance nationale.



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