Prix de la Laïcité 2009 : remerciements de Nadine Abou Zaki

Lauréate du Prix international 2009 de la Laïcité 26 janvier 2009

Mesdames, Messieurs,

Je tiens à vous exprimer toute ma gratitude pour le prix international de la Laïcité qui m’a été attribué et je suis particulièrement heureuse et honorée d’être pour cette raison aujourd’hui à Paris.

Recevoir de vous cette distinction n’a pas seulement pour moi valeur de reconnaissance d’un supposé mérite qui le justifierait dans l’orientation de mon travail jusqu’ici, même si je compte bien m’expliquer un peu sur ce que je crois comprendre de sa conformité à l’idéal de la laïcité : c’est aussi une charge dont je mesure le poids et qui m’engage publiquement, là où je suis, sur une voie plus difficile et plus dangereuse encore, parce que plus explicite, que celle qui m’a conduite à cette reconnaissance. Au point que, paradoxalement, je me demande si ce qui peut me rendre digne de votre prix, ce ne serait pas, plutôt que le mérite que vous m’accordez, celui, simplement, de l’avoir accepté.

De tradition druze, mais formée à l’école française de la république laïque, je me suis trouvée très tôt confrontée au problème de la cohabitation en moi de deux mondes, à la fois très étrangers l’un à l’autre et pourtant chacun revendiquant une forme d’autosuffisance, donc en apparence deux mondes exclusifs l’un de l’autre et dont la distance était encore accrue par la barrière de la différence des langues où ils s’exprimaient respectivement.
Je ne pouvais donc ni réduire leur dualité à la simple et sereine distinction des rapports du public et du privé, ni non plus me résoudre à une espèce de schizophrénie plus ou moins contrôlée.

Permettez-moi d’insister sur ce point, parce que l’imprécision, ici, me paraîtrait ouvrir la porte à de graves contresens, dangereux, non seulement pour le principe de la laïcité, mais pour l’idée même de république.

On entend souvent dire, sans plus, que le religieux doit se cantonner dans la sphère du privé, alors que la sphère publique reviendrait à l’Etat.

Mais il y a évidemment aussi une dimension publique du religieux, et pas seulement dans l’ordre du visible, mais également dans toute la mesure de sa liberté d’expression qui est celle d’exprimer une vision globale de la vie, dans toutes ses dimensions, y compris politique, et même d’agir publiquement dans ce sens. Heureusement, par exemple, qu’on n’a jamais interdit un parti démocrate chrétien sous prétexte qu’il se disait chrétien, même si on pouvait en estimer la dénomination très malvenue.

Et il ne faut pas voir là une opposition au principe de la laïcité, jusque dans sa conception française la plus stricte.

Ce n’est pas la référence religieuse qui est anti-laïque, et les établissements scolaires confessionnels ne sont pas des exemptions de laïcité ou des exceptions à son principe. Accréditer ce genre de contre-vérité, ce serait se condamner, à terme, à voir justifier l’abandon de la laïcité comme on a justifié celui du service militaire : puisque la règle est contournée, pour empêcher qu’on ne la contourne, supprimons-la.

Ce qui est anti-laïque, c’est de prétendre substituer le fondement par la seule croyance, qui est en effet intime, au fondement par la seule raison, qui est en même temps supposée a priori commune à tout homme, quels que soient son histoire, sa culture et son degré de croyance à tel ou tel contenu dogmatique.

C’est là le vrai sens du caractère public, trop souvent confondu avec celui de la publicité. Le public n’est pas nécessairement ce qui est publié, de même que le privé n’est pas nécessairement ce qui doit rester secret. On peut publier ses confessions les plus intimes et, à l’inverse, on peut faire valoir publiquement la clause du secret défense et justement au nom de l’intérêt public, c’est-à-dire celui du peuple tout entier, dans l’universalité qui en transcende la diversité de tous les particularismes.

La sphère publique, au sens non pas éditorial mais politique du terme, c’est donc celle, très définie, où doit prévaloir la seule autorité universelle de la raison, au service du peuple et indépendamment de toute autre appartenance qu’à une seule et même république : et c’est celle du service public, sous toutes ses formes. Voilà pourquoi c’est en situation de service public uniquement que la laïcité demande à ce que soit suspendue toute manifestation d’adhésion à un quelconque dogme qui se présenterait alors comme un préalable à la communication entre croyants et incroyants plutôt qu’entre simples citoyens d’une même république.

J’arrête là ces précisions, parce qu’elles me permettent maintenant d’expliquer pourquoi, dans mon vécu de la dualité du laïque et du religieux, la seule issue que j’aie trouvée a été la découverte et l’expérience de la Philosophie. Non pas d’un système philosophique particulier, ni de la Philosophie comme Histoire de la Philosophie, mais justement comme éducation au dialogue à la fois le plus intime et le plus universel. Et justement le plus universel parce que c’est d’abord au plus intime de soi qu’il s’ouvre et jusqu’à cet extrême degré d’ouverture où la pensée ne cesse, pour s’authentifier, de s’exposer d’elle-même et de s’éprouver à sa propre contradiction.

A proportion où une pensée solitaire s’exerce à l’intensité d’un tel effort de distension interne, elle s’ouvre d’autant plus extensivement à l’autre le plus lointain et le plus radicalement opposé. Elle ouvre ainsi d’abord en elle-même l’espace public de la république, et d’une république authentiquement laïque.

Et dans mon cas, c’est-à-dire dans la situation qui était la mienne d’avoir à entrer en dialogue philosophique avec ma propre tradition religieuse, l’expérience avait valeur d’a fortiori puisqu’il se trouve que la tradition druze est sans doute la plus répandue qui se veuille aussi expressément ésotérique et fondant précisément une part de son autorité sur le secret et l’impubliabilité de ses sources.

C’est pourquoi, en dépit des risques encourus de la part des autorités religieuses et de menaces explicites qu’un récent passé obligeait à prendre au sérieux, ce travail, mené dans le cadre universitaire d’un doctorat de philosophie, devait donner lieu à une publication en 2006 aux Editions l’Harmattan : « Introduction aux épîtres de la sagesse (l’ésotérisme druze à la lumière de la doctrine de Çankara) ». Mais l’enjeu me paraissait à la mesure du risque puisque, si le respect et le sérieux de l’analyse parvenaient à convaincre même l’ésotérisme le plus ombrageux de s’ouvrir à un dialogue avec l’extérieur le plus libre de toute présupposition dogmatique, alors à plus forte raison devrait-il pouvoir en être ainsi pour chacune des différentes religions qui se partagent la vie culturelle et cultuelle du Liban comme terre, lui-même, de rencontre des courants les plus divers, extrémistes et potentiellement conflictuels de l’ensemble de la planète.

Or si l’on veut que des mondes aussi hétérogènes puissent communiquer entre eux autrement que sur un mode formel, voire hypocrite, ce n’est pas en multipliant les combinaisons de relations directes les uns aux autres que c’est pratiquement réalisable, l’Histoire l’a prouvé, mais sous la condition première qu’ils se traduisent chacun dans le langage commun d’un même interlocuteur avec lequel tous puissent dialoguer, c’est-à-dire justement la Philosophie et le langage rationnel de la Philosophie.
Autrement dit, les religions ne peuvent entrer en dialogue pacifique les unes avec les autres que dans la mesure où elles s’avèrent capables d’entrer chacune en dialogue avec la Philosophie. En tant qu’elle se veut rationnelle et universelle, on peut dire que la langue de la Philosophie, c’est la langue naturelle de la laïcité.

La neutralité laïque telle que la permet l’ascèse de la Philosophie, n’a de sens qu’ouverte, en effet a un progrès dans la compréhension mutuelle et l’approfondissement par chacun de ses propres options. Et pourquoi la nécessité d’un tel progrès ? Mais tout simplement parce qu’aussi vrai que le privé ne peut qu’influer sur le public, il serait de la dernière naïveté de faire comme s’il n’y avait pas aussi une incidence du public sur le privé, un enjeu privé du public, et dont l’agent aussi bien que le patient le plus décisif est précisément la femme : c’est dans cette perspective que je voudrais maintenant justifier le second aspect de mon activité a la direction du premier mensuel féminin Al Hasnaa, qui vient de fêter son centenaire et dans la création du Forum de la Nouvelle Femme Arabe (The New Arab Woman Forum).

Ce qu’on appelle en effet d’abord la sphère du privé, c’est celle de la vie de famille, elle-même inconcevable sans une maternité, qu’elle soit naturelle, adoptive ou purement symbolique, la maternité d’une mère nourricière, à tous les sens de ce mot, assumant cette première dépendance par laquelle tout être humain doit en être passé, qu’il soit homme ou femme, celle d’avoir habité un corps de femme, d’avoir vécu en lui et par lui et d’en avoir été, d’une manière ou d’une autre, enfanté.

Nier ce caractère normatif de la maternité naturelle revient en fait à nier la spécificité de la femme relativement à l’homme. Ce n’est pas du féminisme, c’est un futurisme culturaliste complètement déconnecté, en tout cas, du vécu de la culture actuelle, et en particulier dans le monde arabe.
Donc pour le dire d’un mot, la sphère privée, c’est essentiellement la sphère du féminin : et cela, que la femme « travaille » ou non. Enfermer le religieux dans le privé, lui-même identifié au secret, c’est pas conséquent le laisser libre d’investir intégralement la sphère du féminin. C’est en cela que la femme ne peut être que la première victime de cette réduction et de ce contresens.
Et il serait illusoire de croire que, pour la délivrer de son enfermement dans le privé, il aura suffi de l’ouvrir à la vie professionnelle : cette ouverture peut aussi bien être vécue, et l’est souvent, comme un nouvel assujettissement, l’addition d’un assujettissement à un autre, et qui la contraigne à une double vie, même et surtout dans le cas où sa vie professionnelle serait la plus émancipée de sa vie familiale.

Pour autant, il ne s’agit certainement pas d’abolir toute frontière entre le public et le privé ou entre le social et le familial, car c’est justement cette abolition qui caractérise toutes les formes de totalitarisme. Il faut seulement qu’une cohérence et une continuité soient possibles entre les deux et que la sphère domestique ne devienne pas le noyau d’origine d’une quelconque forme d’Etat dans l’Etat, je veux dire d’un Etat tyrannique dans un Etat républicain.

Je ne voudrais pas être mal comprise : une fois de plus, le but n’est surtout pas de favoriser un empiètement du public sur le privé, c’est tout au contraire de préserver la sphère privée en la protégeant de l’emprise des communautarismes identitaires où elle est la plus exposée à se dissoudre, précisément parce qu’elle est le lieu privilégié de la communication des générations dont la mère est la première médiatrice.

Et je ne suis pas non plus en train de dire que les différentes religions seraient en elles-mêmes porteuses d’une tradition d’assujettissement de la femme à l’homme, de sorte que, pour libérer la femme de l’homme, il faudrait libérer le privé du religieux, comme on a souvent l’air de le croire. Ce que je pense, pour ma part, c’est bien plutôt que la dimension communautaire du religieux est instrumentalisée au bénéfice d’un communautarisme identitaire et antirépublicain aussi bien qu’antireligieux qui instrumentalise à son tour la femme comme le premier agent de son emprise jusqu’au plus intime de la sphère du privé.

Libérer la femme, ce n’est donc pas la libérer du religieux, c’est libérer le religieux de son instrumentalisation par ce communautarisme exclusiviste qui s’oppose en tous points à l’universalisme ouvert de l’esprit laïque et républicain. Mais parce qu’un tel universalisme est ouvert, il doit pouvoir l’être aussi au religieux, c’est-à-dire à un dialogue libre et rationnel avec tout ce qu’une religion peut contenir de rationnel et de libérateur, y compris pour la femme, c’est-à-dire beaucoup plus qu’on ne le présume en général, par ignorance.

Et je crois qu’il revient en priorité aux femmes d’en prendre conscience et de favoriser d’abord entre elles ce dialogue, ne serait-ce que parce qu’elles sont à la fois les plus intéressées à ce qu’il ait lieu et les mieux placées pour l’orienter en fonction de leur expérience. Mais aussi et surtout parce que la verbalisation de leur vécu dans l’échange est déjà une forme de libération, et non pas seulement psychologique, mais bien réellement politique, dès lors que cet échange s’inscrit dans une dimension internationale, comme c’est tout l’intérêt du Forum de la nouvelle femme arabe que de le permettre.

C’est aussi pourquoi je vois aujourd’hui un intérêt tout particulier à ce que ce Forum de la nouvelle femme arabe, tout en continuant d’assurer son office à l’intérieur du monde arabe, assume, dans le même temps, l’initiative d’une transposition de sa démarche au service de la construction d’un nouveau monde méditerranéen, une Méditerranée dont le Sud soit vraiment partie prenante, à part entière, dans l’union du Nord et du Sud et puisse, de ce fait, non seulement remplir pleinement son rôle dans le dialogue Nord-Sud intra-méditerranéen, mais aussi, à partir de là, en tant que médiateur d’un dialogue plus large entre l’Orient et l’Occident.
C’est dans ce sens que le Forum s’est engagé à répondre à l’invitation de Madame la Secrétaire d’Etat Fadela Amara d’ouvrir prochainement à Paris le premier « Forum de la Méditerranée au féminin ».



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