27 juillet 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Propos recueillis par Eugénie Bastié, Vincent Tremolet de Villers et Alexandre Devecchio.
"[…] Les principes qui guident la profession de journaliste semblent avoir profondément changé. Si l’on part de très loin, on peut dire que nous assistons à une inversion de ce qu’avaient prévu les législateurs le 26 aout 1789 qui, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, avaient mis la présomption d’innocence au 9e article, la liberté de la presse deux articles plus loin, à l’article 11. Aujourd’hui la liberté de presse prime, dans les faits, sur la présomption d’innocence. Ces affaires témoignent du fait qu’on assiste de plus en plus à l’association de deux pouvoirs : le pouvoir judiciaire et le pouvoir médiatique. Cela n’est pas sain dans une démocratie d’avoir deux pouvoirs qui font alliance. En tant que citoyen, quelque chose me dérange profondément : aujourd’hui, un certain journalisme se fonde sur la violation de la loi. Toutes les grandes affaires que vous évoquez sont basées sur la violation du secret de l’instruction. Le journaliste dit « d’investigation » a des pouvoirs et des moyens exorbitants du droit commun. En publiant une écoute, c’est comme s’il avait la possibilité d’écouter, de perquisitionner. Cela pose le problème de la défense du justiciable. Les politiques ne sont pas des sous-citoyens, ils méritent une protection de leur intimité, comme tout le monde.
La loi autorise parfois les écoutes…
Je suis étonné que la profession ne se pose pas des questions sur la mise en pâture des écoutes. J’ai feuilleté un livre, récemment, qui s’appelle Les mots volés. Il est d’Edwy Plenel. En voici un extrait :
« Un dialogue au téléphone, c’est comme une conversation avec soi-même. Si l’interlocuteur est un intime, on s’y livre, on s’y met à nu, on y pense tout haut, on parle trop vite, on exprime ce qu’on ne pense pas vraiment, on ment, on profère des bêtises, on dit n’importe quoi, on affirme comme une vérité ce dont on doute profondément, ; on émet des hypothèses, on tâtonne et on trébuche, on est parfois désagréable avec son meilleur ami (…) bref on se croit chez soi, à l’abri, dans une intimité protectrice, délaissant les apparences, oubliant les convenances, perdant toute réserve, faisant fi des rôles que l’on joue à l’extérieur, au travail ou dans la rue ».
C’est très bien dit, n’est-ce pas ?
Mais après une instruction, l’inculpé peut être innocenté ?
Dans un tel système, si le jugement innocente la cible des journalistes, celle-ci n’aura droit qu’à quelques lignes dans les journaux. Et cette innocence judiciaire ne rééquilibrera pas la culpabilité installée dans l’opinion publique .
Justement, dans le cas précis des écoutes Sarkozy, quel peut être selon vous le canal qui mène du cabinet du juge d’instruction aux journaux ?
Pour que les écoutes atterrissent sur le bureau d’un journaliste, il faut qu’il y ait une volonté des deux côtés. Qui peut avoir une idée pareille ? Le point d’origine est forcément l’autorité judiciaire. Soit c’est l’autorité judiciaire qui estime dans sa stratégie d’instruction qu’il est utile que les écoutes soient connues publiquement, soit il s’agit d’un acte militant, destiné à nuire.
Etes-vous un journaliste « d’investigation » ?
Ça fait des années que je m’évertue à répéter que je ne me reconnais pas sous le vocable de « journaliste d’investigation ». « Investigation », c’est la traduction d’une expression américaine policière. Je préfère le mot « enquête ». Je me définirai plutôt comme un « enquêteur d’initiative sur sujets sensibles ». Attendre sur son bureau les PV des juges, ce n’est pas ce que j’appelle de l’enquête, mais de la simple gestion de fuites. Le journaliste devient un pion, rentrant dans les objectifs des uns et des autres, devenant l’outil de vengeances ou de stratégies judiciaires. Je revendique de prendre l’initiative, je ne suis pas un auxiliaire de justice, je n’ai pas besoin de la justice pour déterminer le sujet de mes enquêtes.
Justement, comment choisissez-vous les sujets de vos enquêtes ?
Depuis le début de ma carrière, je fais grosso modo la même enquête. J’ai commencé comme journaliste économique, et plus précisément pétrolier. Le pétrole, c’est le Moyen-Orient et l’Afrique. Qui le protège ? Les services secrets. Quelle était la grande entreprise ? Elf. Qui était la grande figure de la Quatrième et Cinquième République, qui a fait EDF, la bombe, l’indépendance énergétique nationale, c’était Pierre Guillaumat. C’est en enquêtant sur Guillaumat que j’ai fait les Emirs de la République. Ensuite j’ai fait mon plus beau scoop : comment la France a donné la bombe atomique à Israël. A chaque fois je retombais sur Guillaumat et sur Elf. Je tombe ensuite sur les « avions renifleurs », toujours Elf. De fil en aiguille on passe d’une affaire à l’autre. Je m’intéresse à l’Afrique, donc j’enquête sur Jacques Foccart le « monsieur Afrique » des services secrets. J’entends parler pendant l’enquête d’un docteur Martin, fondateur de la Cagoule. J’écris sur le docteur Martin. La fille du docteur Martin me raconte que Mitterrand était dans la voiture avec les gens qui ont mis la bombe à la confédération générale du patronat français, rue de Presbourg. J’ai donc enquêté sur Mitterrand (Une jeunesse française)… J’ai été passionné par l’histoire de la tragédie rwandaise, écrit un livre et du coup je me suis intéressé à Kouchner. Et dans Un monde selon K j’écris tout naturellement un chapitre sur le Kosovo. Dès lors ma mécanique se met en route pour approfondir cette incroyable histoire de la guerre du Kosovo et en fais un livre sur le Kosovo. Et ainsi de suite…
Combien de temps consacrez-vous à vos enquêtes ?
Le temps c’est la clé. A compétences égales, c’est le temps qui fera la différence. On est dans un système aujourd’hui de réduction du temps dans les journaux. Je me souviens de L’Express au début des années 1970 : il y avait de l’argent autant qu’on voulait pour faire des enquêtes. Ceci dit je n’ai pas à me plaindre. Dans Paris je suis un des journalistes qui a le plus les moyens pour mener des enquêtes. Je peux partir à l’autre bout de la planète si je veux quand je veux. On ne peut dégager du temps que si on a de l’argent : je réinvestis l’argent de mes livres dans mes enquêtes. Aujourd’hui les journalistes n’ont plus le temps.
Avez-vous subi des pressions lors de vos investigations ?
Bien sûr ! Un journaliste qui n’a pas de pressions, c’est qu’il fait mal son boulot ! Le problème c’est quand les pressions vont trop loin. Que les gens essaient par tous les moyens de m’empêcher d’écrire, c’est normal, c’est le jeu : j’emmerde le monde ! Je ne vais quand même pas crier au scandale et à l’atteinte à la démocratie ! Quand la menace est physique en revanche ça devient compliqué : j’ai eu des menaces de morts, des tentatives d’assassinat, des écoutes, etc..
Qu’est-ce qui doit animer un enquêteur ?
« La plume dans la plaie » comme disait Albert Londres ? En vérité, ce n’est pas cet esprit qui m’anime. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, l’envie d’aller voir ce qui se passe derrière le mur, de plonger dans les coulisses. Essayer de comprendre. On va se moquer de moi, mais au fond, il y a un référence importante chez moi : c’est Tintin. Et au fond, je suis encore en culottes courtes, j’adorais les jeux de piste, trois petits bouts de bois dans un rectangle et une flèche qui indiquait qu’à trois mètres, j’aurais une autre indication et de fil en aiguille, dans la forêt, j’arrivais au trésor. Bref, la chasse au trésor…journalistique. Je peux parfois avoir du ressentiment quand ça va trop loin. Mais généralement ça ne dure pas. Il m’arrive assez souvent de devenir proche de gens qui m’ont attaqué ou que j’ai attaqués. Je n’ai pas dans les tripes l’envie de faire tomber des têtes. Je ne suis pas un militant. J’aime traquer les vérités qu’on me cache, mais je n’ai pas envie de tuer, j’ai envie de comprendre. Je ne cherche pas à trainer les gens sur les bancs de la justice, à les faire condamner. Je ne me vois pas comme le bras armé de la justice. Ce n’est pas ma vocation. Je ne suis pas là pour faire mettre les gens en taule.
La transparence, pour vous, ce n’est pas une valeur ?
Cela ne me pose aucun problème que l’Etat m’oppose le secret d’Etat, si ce secret d’Etat est justifié. Mais si, comme le cas des « avions renifleurs », le secret d’Etat dissimule une combine, alors là je vais le briser sans aucun problème. Mais la transparence absolue, pour moi, c’est la dictature absolue.
Etre bon enquêteur, c’est mettre à mal les puissants …
Il m’est souvent arrivé de mettre à mal le pouvoir en place. Mais je n’ai pas de point de vue moral. Ma motivation, c’est plus le Vrai que le Bien, même si évidement ils sont liés. Ne nous racontons pas d’histoires, le journaliste n’est pas un saint, il se salit les mains. Laissons la morale à d’autres. J’essaie d’utiliser le moins possible d’adjectifs dans mes livres, ce qui m’importe ce sont les faits, rien que les faits. Même si une juxtaposition de faits particulière fait toujours émerger une idée bien précise. Je ne conclus pas mes enquêtes. Le dernier chapitre d’Une jeunesse française reprend pour titre une citation de Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure ». Je laisse aux autres l’interprétation des faits que je livre dans mes enquêtes.
Quand vous enquêtez, comment faites-vous la part entre information et manipulation ?
Je ne travaille que dans l’ère manipulatoire. Toute personne que je rencontre essaie de me manipuler, c’est le jeu. C’est à moi de faire la part des choses, d’avoir suffisamment de lucidité pour comprendre quand et comment on veut m’utiliser. Je suis toujours dans la manipulation, c’est le propre de ce métier. Il y a un aspect qu’on ne veut jamais dire dans le journalisme : on utilise les faiblesses des uns et des autres. Mais c’est nous qui avons la maitrise des mots dans l’espace public : on peut transformer ce qui n’est qu’une dénonciation en « révélation », au service du Bien et de la République.
Quelles sont les lignes rouges que vous vous interdisez de franchir lors d’une enquête ?
Ma règle essentielle n’est pas propre au journalisme : je tiens à me regarder dans la glace le matin sans dégout. Il y a des choses que je ne fais pas. Tous les secrets ne doivent pas être mis sur la table. J’estime que j’ai le droit, voire le devoir de ne pas tout dire ce que j’ai trouvé. Je décide ce que je vais sortir. Il m’est arrivé d’avoir des gros scoops et de ne pas les sortir, car cela pouvait avoir des conséquences terribles sur des personnes. Je me pose toujours la question : quel va être l’impact de ce que je vais dire ? Exemple : l’affaire des Irlandais de Vincennes .J’avais le scoop, bien avant Le Monde. Je ne l’ai pas sorti car je pensais que cela pouvait avoir un risque sur la vie même de Bernard Jégat, un des acteurs de l’affaire.
Avez-vous l’impression que nous sommes mieux informés aujourd’hui qu’auparavant ?
Avec le culte de l’immédiateté et les chaines d’information continue, on a l’impression d’en savoir plus, d’être informés en permanence sur tout ce qui se passe. Mais pour être réellement informé, il faudrait que chaque citoyen soit un rédacteur en chef très pointu, qui puisse faire le tri dans tout ce qui sort. Dans cette masse effrayante d’informations, la manipulation est plus facile, et finalement le citoyen est, me semble-t-il, moins bien informé qu’il y a vingt-cinq ans. Avant vous saviez très bien en achetant vos journaux quelle grille de lecture du monde vous alliez avoir. Il suffisait alors d’acheter le Figaro et l’Humanité pour se faire une opinion, en croisant les informations. Aujourd’hui, pour avoir sa propre opinion, c’est plus compliqué. La culture du scoop, du clash, de l’incident, de l’immédiateté bouleverse de façon mécanique l’agenda politique, et transforme les politiques, non plus en gouvernants, mais en communicants.
Selon vous, quand s’est installée cette uniformisation du discours médiatique ?
La prégnance absolue de la vision droit-de-l’hommiste et l’installation d’une chape de plomb de ce qu’on appelle « pensée unique », date, selon moi, de la chute du mur de Berlin. La disparition de la menace rouge a accouché d’un système apparemment plus ouvert, mais avec une emprise extraordinaire et croissante du pouvoir des associations parallèlement à une baisse du pouvoir des Etats. On a vu émerger la clé victimaire. Le pouvoir des associations et des acteurs intermédiaires de la société civile est devenu paradoxalement plus totalitaire que celui des Etats. Pour le Rwanda, j’ai eu un procès d’une violence folle, on m’a accusé de négationnisme, de révisionnisme voire d’antisémitisme. On a été jusqu’à me comparer à Goebbels et à Faurisson ! J’ai la peau dure, j’ai eu au moins une cinquantaine de procès, mais celui-là m’a fait particulièrement mal. Il y a toujours eu de la censure, mais aujourd’hui on a une censure diffuse mais extrêmement forte.
Vous avez eu des ennuis avec votre biographie de Le Pen, où pourtant vous tracez un portrait dévastateur du président du Front National...
On a essayé de comprendre, avec mon coauteur Philippe Cohen, qui était Le Pen. Mais ce sont des sujets qu’on n’a manifestement pas le droit d’essayer de comprendre, où il faut juger avant de comprendre. Crier sur tous les toits que Le Pen est un salaud, on voit bien que cela ne marche pas. En revanche Philippe et moi avons essayé de démonter pièce par pièce le système Le Pen. Un démontage qui aurait pu être utilisé par ceux qui s’y opposent. A la place, nous avons eu droit avec Philippe Cohen à des attaques d’une violence inouïe sous le fallacieux prétexte que nous l’aurions banalisé. Ce sont des diffamations qui vous abîment, vous salissent, vous épuisent. Une agression physique, on en sort glorieux, si on en échappe. On peut même rouler des mécaniques, mais la calomnie répétée peut vous atteindre en profondeur.
Vous qui avez travaillé sur le Kosovo, qu’avez-vous pensé du traitement médiatique de la crise ukrainienne ?
Je suis estomaqué du traitement médiatique. Ces cris d’orfraie sont scandaleux. Si on fait une petite analyse, et qu’on regarde ce que fait l’OTAN depuis les années 1990 pour réduire le champ d’influence russe, on ne peut pas s’étonner que Poutine réagisse ainsi. Quelle fausse naïveté, ou ignorance ! Nous sommes face à un deux poids deux mesures qui témoigne de la faiblesse de la capacité d’analyse de beaucoup de nos confrères."
Lire "Pierre Péan : « Le journalisme d’investigation n’existe pas ! »"
Voir aussi Philippe Cohen (note du CLR).
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