Historien, membre de l’Académie française, auteur (dir.) de "Les lieux de mémoire". 29 novembre 2015
"L’académicien, qui a dirigé l’ambitieuse entreprise des Lieux de mémoire *, analyse les attentats du 13 novembre et l’hommage national rendu aux victimes.
LE FIGARO. - Quelle place le drame du 13 novembre prend-il dans notre histoire ?
Pierre NORA. - Entre les attentats ciblés de janvier contre des dessinateurs et des journalistes, des policiers et des juifs, et les tueries du 13 novembre qui auraient pu faire encore beaucoup plus de victimes si les attentats du Stade de France avaient réussi, il y a une énorme différence. Les premiers avaient déjà tous les traits d’un « événement monstre » et monstrueux. Alors que dire de celui-ci ? La loi du terrorisme étant l’escalade, on ne peut que se demander jusqu’où il ira. De surcroît, les assassinats de novembre ont encore augmenté l’effet de révélation que janvier avait eu : celui d’un face-à-face entre une France démocratique de plus en plus engagée dans la sécularisation et une minorité musulmane dont on avait, par égalitarisme républicain, citoyenneté à la française et culpabilité coloniale minimisé, surtout à gauche, la dimension spécifique, religieuse.
On avait aussi sous-estimé le fondamentalisme religieux et le radicalisme islamique qui se développaient en France depuis une dizaine d’années et qui a accéléré ses effets depuis deux ans. Il reste que ce n’est pas la première fois que notre pays est frappé par des attentats inspirés par le radicalisme islamique. Paris avait déjà été endeuillé en 1995, même s’il n’y avait encore que des bonbonnes de gaz et pas des bombes humaines. L’Espagne et la Grande-Bretagne ont été elles aussi visées dans le passé récent, et la Tunisie très lourdement frappée depuis un an. Les attentats du 11 septembre 2001 étaient encore plus spectaculaires et leur bilan bien plus lourd encore. L’échelle n’est pas comparable. C’est là qu’a commencé vraiment la guerre contre l’Occident. Le massacre du 13 novembre n’est donc pas un commencement inaugural. C’est l’avenir qui nous permettra d’assigner à la tuerie qui vient d’ensanglanter Paris sa place exacte dans notre histoire.
Le Congrès à Versailles, les Invalides : les décors et la liturgie du pouvoir sont-ils indispensables pour surmonter les crises ?
Le Congrès à Versailles et les Invalides ne sont pas pour l’occasion des « lieux de mémoire », c’est-à-dire des lieux symboliques de l’identité nationale. On ne compte plus les révisions constitutionnelles qui ont eu lieu à Versailles et beaucoup d’hommages nationaux se sont déroulés aux Invalides, lieu purement militaire. En revanche, il est vrai que les décors et la liturgie sont indispensables au deuil collectif et national comme aux deuils individuels. S’il fallait évoquer dans l’affaire un lieu de mémoire, j’en verrais deux : le Bataclan, qui représente la musique, la danse, la joie de vivre - tout ce que le fondamentalisme musulman bannit et cherche à éradiquer partout où la charia peut être instaurée. Et Paris, dont le rayonnement symbolique demeure très puissant. Ces tueries n’auraient pas eu le même retentissement si elles n’avaient pas eu lieu dans la capitale.
Depuis les attentats du 13 novembre, La Marseillaise a envahi les stades et les hémicycles tandis que les trois couleurs du drapeau sont sur les monuments, les affiches, les réseaux sociaux...
Le retour en grâce des symboles nationaux est manifeste. Le nombre de drapeaux français vendus après les attentats l’atteste. Tant mieux. On ne peut que se réjouir de voir ces symboles nationaux échapper à leur appropriation par la droite et l’extrême droite et revenir à la nation tout entière. Déjà la manifestation géante au lendemain des attentats de janvier avait été marquée par une apparition très spontanée de drapeaux tricolores. Le choc de ces assassinats avait provoqué le réveil d’un sentiment qu’on ne peut qu’appeler patriotique. C’est très heureux. Il n’y a pas en France de religion civile comme aux États-Unis mais il y avait, il peut y avoir un culte civique. Dommage qu’il ne s’éprouve que dans la catastrophe.
Assistons-nous au retour tragique de l’Histoire ?
La France donnait en effet le sentiment d’avoir décroché de la grande histoire depuis longtemps, progressivement, peut-être dès 1918. Entre les deux guerres, la France n’a plus ressenti que les contrecoups de l’histoire écrite par d’autres : la crise économique, le communisme et le nazisme. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, le déchaînement de l’horreur a eu lieu à l’Est plutôt qu’à l’Ouest. Et les guerres coloniales, si graves qu’elles aient été, avaient un parfum d’arrière-garde historique.
Depuis la fin du gaullisme et du communisme, la France n’a plus été soulevée par de grandes causes, n’a pas été entraînée vers la grande histoire. L’Europe ? On a essayé, sans succès. L’écologie ? Même si le sentiment écologique a pénétré dans les profondeurs de l’opinion, ce n’est pas une cause historique. Ce le sera peut-être pour la prochaine génération. Restent les droits de l’homme et l’humanitaire, qui soulèvent des jeunes, mais c’est une cause transnationale. Tout a donné le sentiment d’une anémie du sens du collectif, d’une individualisation de l’être ensemble dans une histoire devenue chacun pour soi. Or la blessure collective que nous venons de subir remet dans l’immédiat la France à l’avant-scène de l’histoire immédiate.
Même au plan diplomatique, on avait le sentiment que la France était marginalisée, ne comptait plus, avait perdu l’initiative en Europe, n’était plus grand-chose. Puis tout d’un coup, notre pays se trouve presque au centre du monde. Il est frappé de plein fouet par un phénomène terroriste qui concerne l’ensemble de l’Occident. Ce retour dans l’histoire, il n’est pas impossible qu’y contribue aussi l’arrivée brutale des migrants. Le problème de l’immigration se transforme en un phénomène d’une portée, d’une signification historique géante, et pas un incident ou une péripétie. Donc oui, la période remet peut-être la France dans le souffle de la grande histoire, mais malheureusement dans la tempête.
Sommes-nous en guerre contre le terrorisme ?
C’est la vraie question. Pour le dire franchement, le mot me met mal à l’aise. La guerre implique des belligérants, une réciprocité, des buts de guerre, une identification de l’ennemi. C’est le cas même des guerres asymétriques, comme la guerre israélo-palestinienne. Je comprends bien le côté mobilisateur de l’expression. À défaut d’un terme plus adéquat, le mot de « guerre » rassemble l’opinion et définit cet état de violence qui nous est imposé. Ce qui me gêne, c’est que ce terme nous fait entrer dans une logique qui aboutit presque à légitimer ceux qui « nous font la guerre ». On en arriverait à inverser les responsabilités. Il faut absolument tordre le cou à cette version qui est celle de nos ennemis et selon laquelle ils ne feraient que répondre à notre « agression », à savoir notre engagement militaire en Syrie.
C’est un mensonge historique. Le terrorisme inspiré par le fondamentalisme musulman est bien antérieur à l’engrenage qui a conduit la France à bombarder l’État islamique. Accréditer cette idée d’une « guerre » aboutit à croire que ce serait nous les oppresseurs alors que nous sommes attaqués. En outre, à écouter certains discours, nous serions punis de ne plus croire à rien par un État islamique qui, malgré ses nombreuses infirmités, aurait sur nous la supériorité spirituelle que représenterait le fait d’accepter de mourir.
Il faut s’insurger contre cette logique de culpabilisation occidentale, contre l’idée d’une « guerre » qui symétriserait les deux camps. En réalité, nous sommes agressés par ce qui est devenu une entité à caractère étatique issue de la radicalisation salafiste, qui mène une lutte sans merci contre tout ce que représente l’Occident, en même temps qu’il rêve de l’égaler. L’intérêt des terroristes est toujours de se faire reconnaître comme des combattants.
Quelle riposte adéquate au terrorisme ?
Ce qu’il y a de tragique dans le terrorisme, c’est que de toutes les opérations politico-militaires, il a le rendement maximum, le meilleur « rapport qualité-prix ». D’un côté, un groupe d’individus qui croient racheter leurs vies ratées par un sacrifice mortifère qui leur vaudra un statut de héros et le paradis ; de l’autre, la déstabilisation maximale d’un pays tout entier. Le meilleur moyen de combattre le terrorisme serait par principe de relativiser l’appréciation de ses effets et de faire de sa répression un combat purement policier, et non une guerre nationale. Mais c’est évidemment impossible.
On ne peut pas pondérer le regard porté sur de tels assassinats dans un monde saturé d’informations en direct et de matraquage continu d’images et d’émotions. C’est le couple infernal du terrorisme et de la société surmédiatisée. Ce qui complique encore la situation, c’est que ce terrorisme a désormais un territoire, une organisation à caractère étatique et qu’il dispose potentiellement d’un vivier de recrutement en France et en Europe qui n’est pas loin de ressembler à une cinquième colonne.
Le sursaut qui succède aux attentats pourra-t-il réconcilier la France avec elle-même ?
J’aimerais vous dire oui. Mais je crains qu’il ne s’agisse que d’un moment intense et bref où l’on se serre les coudes et où on communie dans l’illusion lyrique d’une unité enfin retrouvée. On pourrait par ailleurs espérer des Français musulmans une vraie réaction car en janvier beaucoup d’entre eux sont restés sur la réserve et une bonne partie a pensé qu’« ils ne l’avaient pas volé ». Aujourd’hui, je ne vois pas l’immense masse des musulmans de France se reconnaître le moins du monde dans une tuerie de cet ordre. Cette tragédie devrait et pourrait les faire sortir du silence. Il y a eu un petit début de réaction. Espérons-le, sans l’espérer.
Ce mutisme de masse peut s’expliquer, hélas, par le fait que beaucoup se sentent en France mais pas Français. Ils doivent, d’autre part, se sentir otages de pressions de toute nature. Ces attentats sont d’ailleurs aussi destinés à les séparer de la communauté nationale et à provoquer une réaction antimusulmane. Il est à craindre que, derrière les protestations d’unité, se creusent au contraire les divisions. Tout le monde a peur. Les juifs, de l’antisémitisme renaissant et on en a constaté les résultats par l’accélération des départs. Maintenant tous les Français ont peur et cette peur fait, hélas, le lit du Front national.
Ce que cherche le terrorisme, c’est une déstabilisation nationale et une espèce de guerre civile. Un détail significatif : regardez le désarroi des jeunes générations devant la violence. Notre société est si déshabituée de la violence que de jeunes parents et professeurs ne savent pas quoi dire à leurs enfants et à leurs élèves qui eux aussi ont peur. Les souvenirs de la guerre ne sont plus transmis dans les familles [1]. Cette sensibilité collective aggrave le retentissement de chaque attentat. Des démocraties comme les nôtres sont mal armées pour répondre rapidement au défi du terrorisme. Mais elles sont heureusement armées en profondeur pour finir par en triompher.
* « Les Lieux de mémoire » ont été réédités en trois volumes dans la collection
« Quarto » chez Gallimard."
Lire "Pierre Nora : « Le retour en grâce des symboles nationaux »".
[1] Lire "Génération Bataclan : le deuil de l’insouciance" (E. Conan, Marianne, 21 nov. 15) (note du CLR).
Voir aussi "L’adieu à l’Histoire" (Répliques, France Culture, 21 nov. 15) (note du CLR).
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