(Le Figaro Magazine, 21 fév. 25) 25 février 2025
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Pierre-André Taguieff, L’invention de l’islamo-palestinisme, éd. Odile Jacob, 320p., 25,90 €.
ENTRETIEN - Dans L’Invention de l’islamo-palestinisme, le philosophe et historien des idées remonte aux origines de la construction de la « cause palestinienne ». Il y dévoile le rôle d’une idéologie guerrière mondialisée, dont l’antisémitisme est l’un des vecteurs principaux.
Pierre-André Taguieff analyse, dans le monde arabo-musulman comme en France, la stratégie des acteurs et des complices de cette « djihadisation du combat contre les Juifs ».
Par Judith Waintraub, pour Le Figaro Magazine
LE FIGARO.- Vous écrivez que le « nationalisme palestinien » n’existait pas avant la naissance du projet sioniste puis la création d’Israël. Le « peuple palestinien » et son aspiration territoriale seraient donc des mythes ?
Pierre-André Taguieff.- Avant l’apparition du sionisme, dans cette région du Proche-Orient, il y avait non pas un peuple dit « palestinien » doté d’une conscience nationale ou d’une identité nationale et vivant sur un territoire aux frontières fixées et reconnues, mais des Arabes majoritairement musulmans sous domination coloniale.
C’est dans le cadre d’une rivalité mimétique avec le nationalisme juif qu’est le sionisme que le « nationalisme palestinien » a pris forme, comme un national-islamisme. La « cause palestinienne » s’est construite sur la base d’une instrumentalisation de la cause antijuive dont le théoricien, dès le début des années 1920, fut le « Grand Mufti » de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, qui jugeait intolérable la présence sur une « terre musulmane » de Juifs qui ne seraient plus traités comme des « dhimmî », c’est-à-dire comme une minorité soumise et dominée.
Dès les premières années après l’annonce de la création d’un « foyer national juif » (par la déclaration Balfour du 2 novembre 1917), a commencé à se fabriquer une identité palestinienne en même temps que se forgeait l’idéologie islamiste à dominante djihadiste, sous la direction d’al-Husseini. Ce qu’on appelle la « cause palestinienne » s’est ainsi construite comme cause islamiste au cours des années 1920 et 1930. L’islamisation de la « cause palestinienne » n’est donc pas un phénomène récent. C’est en réaction contre le projet sioniste qu’al-Husseini a bricolé ce mélange d’antijudaïsme islamique traditionnel et de mobilisation antisioniste à laquelle il a donné des couleurs nationalistes, un mélange politico-religieux qu’on appelle, sans jamais s’interroger sur la pertinence de sa dénomination et toujours pour le célébrer comme action de « résistance », la « cause palestinienne ».
Israël est selon vous l’enjeu d’une « guerre de civilisation » entre l’Occident et « les régions du monde musulman en voie de radicalisation ». Quel est le degré d’adhésion du monde arabe à ce jihad global ?
Ce qui caractérise aujourd’hui l’antisionisme radical, c’est le fait qu’il a été islamisé. L’État juif, visé au premier chef par le djihad, est voué à la destruction. C’est là le message envoyé par le méga pogrom du 7 octobre. La haine des Juifs a trouvé sa nouvelle cible et l’israélicide est au programme. L’antisionisme radical ainsi islamisé revient à dépolitiser le conflit israélo-palestinien en le mythologisant. D’où l’appel au djihad énoncé dans l’article 13 de la charte du Hamas : « Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le djihad. »
Dans le monde arabo-musulman, tous ceux, mouvements ou États, qui soutiennent les islamo-terroristes du Hamas et les célèbrent comme des « résistants », approuvent, expressément ou non, cette djihadisation du combat contre les Juifs. Il suffit d’avoir à l’esprit la terrifiante réalité du consentement jubilatoire, dans la population palestinienne comme dans un grand nombre de pays musulmans, au massacre du 7 octobre, interprété par nombre de leaders islamistes comme un simple « prélude » à la destruction d’Israël. Disons un exercice préparatoire. L’objectif final des djihadistes est l’islamisation du monde.
Le personnel politique français, toutes tendances confondues, attribue souvent l’explosion des actes antijuifs en France à une « importation du conflit israélo-palestinien ». Qu’en pensez-vous ?
Il s’agit d’un cliché, d’une formule sloganisée qui tient lieu d’analyse explicative confortable et rassurante. Cette explosion a de multiples causes, proches et lointaines. L’une d’entre elles est le réveil des vieilles passions antijuives par l’effet désinhibiteur et légitimatoire d’un antisionisme devenu une vulgate. La figure du « sioniste génocidaire » a remplacé celle du « meurtrier rituel ».
Quand vous écrivez que le pogrom du 7 octobre a permis à l’« extrême gauche antijuive de forcer les portes de l’Assemblée nationale », à qui faites-vous allusion ?
À tous les militants politiques d’extrême gauche qui, en reprenant à leur compte des thèmes anti-israéliens de la propagande islamiste (celle du Hamas comme celle de l’Iran et de ses alliés), se sont comportés comme des démagogues pour séduire l’électorat français de culture musulmane.
À l’accusation mensongère de « génocide des Palestiniens » à Gaza par Israël, instrumentalisée à des fins électoralistes, ils ont ajouté l’inusable dénonciation de l’« islamophobie » dont seraient coupables ceux qui osent mettre en doute la présentation du Hamas comme un « mouvement de résistance » aussi légitime qu’admirable. Et les soutiens de cet islamo-terrorisme qu’il faut qualifier de « palestiniste » plutôt que de « palestinien » (le « palestinisme » étant devenu une idéologie politique) ont été nombreux à être élus députés, siégeant aujourd’hui surtout dans les rangs de LFI.
Si l’antisionisme a réhabilité l’antisémitisme, tout antisionisme est-il antijuif ?
La question est fondamentale. Le mot « antisionisme » est équivoque ou, si l’on préfère, polysémique. Il a quatre significations principales, qui interfèrent et se chevauchent souvent, engendrant des dialogues de sourds. D’abord, l’opposition au projet sioniste tel qu’il a été défini à la fin du XIXe siècle, notamment par Theodor Herzl qui, en 1896, publie L’État juif (Der Judenstaat). C’est le rejet de l’idée sioniste, c’est-à-dire du mouvement de libération nationale du peuple juif. Ensuite, l’antisionisme peut être défini comme la critique de la politique israélienne.
Si cette critique est systématique, elle exprime une volonté de délégitimer l’État d’Israël, quoi qu’il fasse. Sinon, elle se réduit à une critique politique de telle ou telle décision ou action, susceptible d’être justifiée ou non. Existe aussi la dénonciation du « sionisme mondial », qui prend souvent une forme complotiste et recycle les stéréotypes associés à la figure mythique du « Juif international » ou à celle des « Sages de Sion », dotés d’une surpuissance. Le mythe antijuif par excellence, celui du « complot juif international », s’est métamorphosé en « complot sioniste mondial ».
Nous sommes ici en présence d’un récit mythologique construisant l’ennemi absolu : « le sioniste », figure diabolisée. Il s’ensuit que cet « antisionisme » n’a rien à voir avec le sionisme réel, phénomène historique, ni avec l’État-nation qu’est Israël. Enfin, l’antisionisme que j’appelle radical ou absolu est la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël ainsi que le projet et la volonté de détruire cet État-nation illégitime pour le remplacer par un État palestinien ou un État islamique. On connaît la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, qu’on trouve citée dans le préambule de la charte du Hamas (rendue publique en août 1988) : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne.
L’antisionisme complotiste se présente donc comme le nouveau grand mythe antijuif et l’antisionisme radical islamisé comme un projet de destruction totale d’Israël ?
C’est principalement en référence à cet antisionisme islamiste exterminateur qu’on peut définir l’antisionisme radical non seulement comme la principale figure contemporaine de la haine des Juifs ; mais aussi comme une forme contemporaine de racisme, particulièrement perverse et subtile puisqu’elle se réclame de l’antiracisme et de l’anticolonialisme. Si en effet le sionisme est une « forme de racisme » associé à une entreprise coloniale et si Israël est un « État raciste » ou un « État d’apartheid », alors la destruction de ce dernier est un objectif prioritaire de la lutte antiraciste. Pour les ennemis inconditionnels de l’État d’Israël, le sens politique du mot « antisionisme » s’est ainsi réduit au couplage de deux positions de principe : l’antiracisme et l’anticolonialisme.
L’évidence idéologique s’est installée : être antiraciste et anticolonialiste, c’est être nécessairement antisioniste. Mais nous ne sommes pas ici simplement dans le champ politique. Car le projet de détruire Israël prend chez ses promoteurs une signification apocalyptique et rédemptrice. Ils croient pouvoir sauver le genre humain en éliminant le « cancer » censé le menacer de mort. Ils veulent ainsi, sans le savoir, annuler ce qu’il faut bien appeler le « miracle » de la naissance d’Israël. Les ennemis non musulmans d’Israël, compagnons de route des djihadistes palestiniens, rêvent d’une seconde Shoah, commise cette fois au nom des « droits de l’homme » et d’un « antiracisme » perverti, devenu le refuge et l’alibi des nouveaux ennemis des Juifs.
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