Rencontres de la laïcité de Ferney-Voltaire

Philippe Guittet : "Face à la crise, ré-instituer l’Ecole de la République" (Ferney-Voltaire, 23 nov. 24)

Philippe Guittet, ancien secrétaire général du SNPDEN (syndicat des personnels de direction de l’Education nationale), président de la Commission Ecole et République du Comité Laïcité République 14 janvier 2025

En 6e moins d’un élève sur deux a un niveau satisfaisant de compréhension de l’écrit. 43 % ne savent pas que 4 centièmes équivalent à 0,04.

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L’Ecole est le socle de la République.

Pouvoir accéder à la liberté de conscience, c’est promouvoir une éducation qui permet l’émancipation par l’accès de toutes et de tous au savoir et à la rationalité critique.

C’est ce que prônaient les philosophes des lumières.
Et à leur suite, Condorcet développa une théorie et une pratique de l’instruction publique.
« Même sous la Constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave », écrivait-il.

Il est donc vital que chaque citoyen soit de mieux en mieux instruit et cultivé. Il en va de l’avenir de la République.

Notre Ecole est aujourd’hui en crise. Il est donc urgent de ré-instituer l’Ecole de la République.
Pourquoi ré-instituer ? Tout d’abord parce que le terme « refonder » est bien galvaudé, et surtout, parce qu’il faut retrouver le sens, de l’institution, abandonné progressivement.

I- LA CRISE DE L’ÉCOLE

La ministre Anne Genetet s’est félicitée « de résultats extrêmement encourageants sur les savoirs fondamentaux »

Au risque de la détromper, ce discours est bien optimiste face aux évaluations réalisées à l’école primaire et au collège

La réalité, c’est qu’à la fin du CM2, environ un élève sur trois n’est pas en capacité de lire un texte assez simple. La moitié peine à reconnaître les principaux constituants de la phrase.

En mathématiques, un élève sur deux peine à poser et à calculer les opérations de base. La résolution de problèmes est défaillante pour la moitié des écoliers à la fin du primaire.

En 6e moins d’un élève sur deux a un niveau satisfaisant de compréhension de l’écrit.

43 % ne savent pas que 4 centièmes équivalent à 0,04.

Si l’on s’en réfère aux évaluations PISA, tant en français qu’en mathématiques, les résultats sont très décevants à la fin du collège. Les récentes évaluations de 4e indiquent que les résultats restent inquiétants.

Un sondage, cette fois, met également en évidence les lacunes catastrophiques en Histoire des jeunes de 16 à 24 ans.

Selon les enquêtes de l’OCDE, non seulement le niveau de la France est très moyen, mais surtout, la France est un des pays où l’origine sociale explique le plus les différences de résultats.

Cela ne correspond pas à la promesse républicaine de correction des inégalités sociales, d’égalité des chances et de promotion par le mérite.

La dés-institution de l’École a été initiée dans les années 70-80.

Dans les années 70, la loi Haby, sur le collège unique, s’affichait comme une belle idée dont l’objet essentiel devait être d’« élever le niveau de formation des élèves », mais elle a surtout servi àétirer, et donc à rendre inaccessibles, pour un trop grand nombre, les apprentissages élémentaires.

C’est pourquoi le "choc des savoirs" prôné au collège par Gabriel Attal, les groupes de niveaux, ou même de besoins, adoptés depuis en 6e-5e, ne sont que des pansements sur des jambes de bois. L’enjeu essentiel est l’école de la petite enfance. J’y reviendrai. Et bien sûr, celui tout aussi primordial de la formation des enseignants.

Dans les années 1980, ce furent les premières lois de décentralisation.

L’autonomie ou plutôt la "responsabilité nouvelle", souvent sans moyens particuliers, donnée aux établissements, a joué dans ce cadre un rôle ambivalent : elle a permis de mieux répondre aux difficultés particulières de certains élèves mais elle a aussi accentué cette dés-institution.

En premier lieu ce fut parfois l’alignement sur le moins disant culturel, ainsi que la victimisation sociale ou ethnique qui ont prévalu dans les territoires les plus démunis alors que, quel que soit le territoire de la République, chacun est en droit d’attendre l’exigence pour atteindre le meilleur de son potentiel.

Mais surtout, cette nouvelle organisation de l’éducation a transformé l’École, institution où des professeurs éduquent des élèves, en instrument, dit démocratique, constitué d’une multiplicité d’acteurs appelés maintenant "usagers", les parents mais aussi les élèves.

Ces "usagers" constitueraient avec les personnels de l’Education une prétendue communauté scolaire où chacun serait à même de déterminer l’organisation de l’Ecole.

L’Education est maintenant réduite à un service public sans aucune particularité, mettant à mal le rôle de l’Ecole comme Institution.

Cela n’empêche pas bien sûr la nécessité de rencontre entre les professeurs et les parents.

Ceci fut combiné avec la loi d’orientation de 1989 sur l’éducation, avec son mantra : « Mettre l’élève au centre du système », et affirmer que « L’enfant construit son propre savoir ».

Cela marquait une profonde remise en cause de l’importance de la transmission des savoirs qui a marqué de nombreuses générations d’enseignants. Certains ont substitué l’expérimentation, le faire, à l’apprendre.

De trop nombreux responsables éducatifs évoquent comme seule priorité la bienveillance, qui s’accommode de l’échec, au lieu de la juste indulgence associée à une véritable ambition pour la réussite de tous.

Le bavardage de café du commerce a souvent remplacé la réflexion critique.

La relation professeur-élève, elle-même, s’est transformée en une simple relation interpersonnelle

Le rôle de l’autorité, à ne pas confondre avec l’autoritarisme, s’est donc affaibli.

L’OCDE indique que la France est l’un des trois pays où les élèves eux-mêmes font état des plus grandes préoccupations liées aux problèmes de discipline en classe. Cela a, bien entendu, un effet sur la réussite scolaire.

42% affirment que leurs camarades n’écoutent pas ce que dit le professeur et 39% que l’apprentissage est réduit avant que le professeur puisse faire cours. La moitié indique qu’il y a du bruit ou du désordre dans la plupart des cours.

Des élèves mais aussi des familles relativisent le savoir enseignant.

Dans de trop nombreux cas, les élèves se parlent de plus en plus mal, sans écoute, sans attention aux autres ni respect minimal.

La violence verbale, celle aussi de la discrimination et du harcèlement, se transforme parfois en violence physique entre élèves mais aussi contre les enseignants.

Ce climat scolaire non apaisé empêche toute forme d’attention, condition majeure de l’enseignement.

Le professeur n’est plus dorénavant une autorité intellectuelle ou morale respectable.

Le retour à l’autorité fut prôné par le Président de la République. Mais, plus qu’un discours, il faut un véritable investissement pour une ré-institution de l’Ecole sur le long terme.

L’Education mérite mieux que ces changements de ministres permanents privilégiant la communication et une multiplicité des réformes, non évaluées, qui ont souvent appauvri les contenus, réduit le temps consacré à certaines matières, remplacé les savoirs par les compétences, et dévalué les diplômes.

Face à cela les enseignants, titulaires ou trop souvent contractuels, sont forcément démunis malgré leur bonne volonté car ils ne sont plus en mesure de détenir les codes nécessaires attendus par l’École de la République pour assurer la réussite de ses élèves.

« Quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner… Une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne » (Charles Péguy, Pour la rentrée 1904)

II- L’ECOLE PRIVEE

La première agression contre l’École publique et laïque fut celle de sa mise en concurrence déloyale, fin 1959, avec l’école privée sous contrat. Cela a aggravé la crise de l’Ecole publique.

Alors qu’il était prévu initialement que l’État passe contrat, établissement par établissement, cette concurrence fut renforcée par la constitution en réseau de sa partie la plus importante, celle de l’enseignement privé catholique,
Celle-ci fait de l’enseignement privé catholique, un interlocuteur très, trop, puissant face à l’Etat.

L’affirmation du caractère propre des établissements privés est la principale force de ceux-ci.

Pourtant, la loi Debré précisait que l’école sous contrat doit « donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience ».

Le caractère propre n’aurait dû concerner que les activités organisées en dehors du temps scolaire mais nous savons que ce n’était déjà pas la position de Michel Debré, encore moins celle de Guy Guermeur, qui précise, dans sa loi, que les enseignants – je dis bien les enseignants – du privé sous contrat doivent respecter le caractère propre de ces établissements.

En 1985, un article initial de la loi Debré, annulé par la loi Guermeur, réintroduit par Jean Pierre Chevénement, précisait que les écoles sous contrat d’association devaient respecter les règles de l’enseignement public ».
Mais dans un arrêt, du 18 janvier de la même année, le Conseil constitutionnel indique que cela ne saurait être interprété « comme permettant de soumettre cet enseignement (et non pas cette école) à des règles qui porteraient atteinte au caractère propre de l’établissement ». C’est pourquoi certains établissements se dispensent d’enseigner certaines parties des programmes ou même de promouvoir les valeurs de la République et/ou obligent à suivre les cours, en principe facultatifs, de religion.

La foi avant la loi qui, pourtant, devrait exclure tout financement public pour ce type d’établissement.

Ce caractère propre, donne aussi à cette École privée toutes les raisons de ne pas appliquer les mêmes règles que l’École laïque, en particulier celle de se plier aux contraintes de la carte scolaire.

La carte scolaire, qui ne concerne donc que le public, devrait avoir pour principal objectif une meilleure mixité sociale y compris par des fermetures et des reconstructions d’établissements. Mais elle se fait à trop petits pas.

La mixité sociale est pourtant un enjeu contre une ghettoïsation, renforcée par les stratégies d’évitement scolaire (inscriptions dans l’enseignement privé ou stratégies de contournement).

L’indice de position sociale (IPS), calculé par le ministère, indique que le privé sous contrat recrute les élèves les plus favorisés.

Dès que l’on tente de donner quelques règles plus contraignantes à cet enseignement privé sous contrat, nous entendons les vociférations de la droite, qui y voit une nouvelle agression contre l’école qu’elle appelle « libre ».

Le privé, pour accueillir plus de boursiers - les meilleurs bien sûr -, non pour se plier à une éventuelle carte scolaire, indique qu’il ne le ferait qu’avec de nouvelles subventions.

Il est temps de donner des règles plus contraignantes au privé, et de les contrôler.

  • Respect des programmes et des principes et valeurs de la République,
  • limitation des zones de recrutement,
  • financement en fonction des publics accueillis.

III- LES PROJETS DE TERRITORIALISATION

C’est la réponse des libéraux à la crise de l’Ecole.

Souvenons nous, au début de son mandat, le président de la République définissait son projet « d’école du futur » : « rebâtir le projet pédagogique au niveau d’un établissement scolaire et donner la possibilité que l’enseignant recruté partage ce projet ». Il prônait alors un recrutement au niveau des établissements scolaires, ce qui aurait signifié que le projet de l’établissement aurait eu nécessairement plus d’importance que les programmes nationaux.

Engager ce processus aurait favorisé, plus encore que dans la situation actuelle, le recrutement de personnels contractuels, au détriment des enseignants fonctionnaires.

Cela aurait encore amplifié encore le processus de précarisation des professeurs et aurait, à terme, supprimé le recrutement par concours à l’issue de la formation initiale des professeurs.

Cette autonomie totale des établissements aurait pu faire le jeu de tous les groupes de pression ou d’influence.
Prenant comme modèle l’enseignement privé, ces propositions auraient favorisé une concurrence entre établissements et auraient entériné des écoles à plusieurs vitesses.

Ce projet, dans la droite ligne des préconisations libérales de l’OCDE est-il toujours dans l’agenda de nos gouvernants ?

Cette visée a été reprise par la droite sénatoriale, et adoptée par le Sénat, le 11 avril 2023, en proposant par expérimentation, une remise en cause profonde du cadre national de l’École républicaine. Soyons attentifs car le nouveau gouvernement peut reprendre cette petite loi et la proposer à la discussion de l’Assemblée.

La loi 3 DS (Différenciation, Décentralisation, déconcentration, simplification) de février 2022, permet déjà l’expérimentation dans les territoires.

En septembre 2023, la région Ile-de-France a demandé qu’on lui transfère 45 compétences nouvelles.
Je m’en tiens à l’éducation et aux deux demandes essentielles.

  • Création d’écoles primaires autonomes sous contrat.
  • Régionaliser les lycées professionnels

En principe le gouvernement avait un an pour lui répondre. Je ne pense pas que cela ait été fait dans les temps. Qu’en pense le gouvernement Barnier ?

Il faut en tout cas rester très vigilant face à la volonté, de certains, de territorialiser l’éducation avec tous les dangers que cela représente.
C’est la voie assurée vers le "chèque éducation", qui, plus encore, mettrait en concurrence tous les établissements, publics comme privés.

Cela est bien en totale contradiction avec le réarmement civique et la promotion des principes et valeurs de la République que prônent souvent les mêmes à Droite et au Centre.

En effet, ce réarmement ne peut se concevoir sans défendre le caractère national de l’Ecole publique, de ses programmes, du recrutement, du cahier des charges de sa formation.

IV-ÉBAUCHE DE PROPOSITIONS POUR RÉ-INSTITUER L’ÉCOLE DE LA RÉPUBLIQUE

L’École de la République doit être conçue comme le lieu où l’on apprend, et cela dès la maternelle, école à part entière, à s’approprier les mots et au primaire à maîtriser les savoirs élémentaires (lire, écrire, compter, vivre en société).

L’École doit donner les mots pour comprendre tous les langages littéraires, scientifiques, techniques, artistiques, fondement de l’esprit critique.

Donner des mots émancipateurs à chacun, c’est aussi se prémunir contre la violence, le harcèlement et tous les fanatismes.

Pour redonner du corps à notre Ecole, Il faut retrouver l’ambition culturelle des programmes à tous les niveaux d’enseignement.

Il faut promouvoir la formation à l’esprit scientifique, apprendre à questionner, apprendre à argumenter

Il ne faut pas hésiter à aborder la question du blasphème et de la liberté de conscience notamment en mettant au cœur de l’enseignement littéraire et historique le siècle des Lumières

Par ailleurs, il est évident que l’élève ne construira pas seul son propre savoir et que, pour s’élever, il aura besoin que son professeur ait avec lui une exigence de guidance et d’autorité ce qui n’est pas contradictoire avec une réflexion sur la didactique et les pratiques pédagogiques.

Simplement il faut privilégier le fond sur la forme, le contenu sur la modalité, la relation d’autorité sur la relation interpersonnelle.

Ce sont les conditions de l’accès à l’autonomie dans l’apprentissage et de l’émancipation à plus long terme.

L’impact, des écrans omniprésents, des influenceurs, des « fakes news », et du complotisme, rend plus difficile le rôle de l’École et la construction d’une pensée autonome.

Il faut donc intégrer au collège des cours d’éducation aux médias, au numérique, à l’intelligence artificielle : l’enseignant doit permettre aux élèves d’identifier ce qui relève d’une information scientifique, de l’opinion ou de la croyance.

Enfin, il ne faut pas hésiter à utiliser les ressources de l’éducation populaire lorsqu’est garanti son caractère laïque.

Cela n’implique en aucun cas que l’École devrait avoir pour mission d’accompagner voire d’anticiper les évolutions de la société.

Hannah Arendt écrivait : » Le rôle de l’école est d’apprendre aux élèves ce qu’est le monde, et non de leur inculquer un art de vivre. »

Pour avancer, il est nécessaire de faire le bilan de toutes les réformes et de redonner du sens aux évaluations et aux examens.

Les programmes nationaux et la liberté pédagogique des enseignants

Comme je l’ai dit plus haut et c’est cela l’essentiel : rien ne doit remettre en cause le caractère national de l’École publique, ses programmes, ses examens, ses personnels.

C’est la condition de la liberté pédagogique, que le caractère national et obligatoire des programmes vient guider, protéger et éclairer.

Le projet d’établissement, construit sur les seuls projets pédagogiques et, élaboré sous l’autorité du chef d’établissement, ne peut être qu’un complément utile à ces programmes.

Le métier de professeur

La République a besoin d’enseignants convaincus de la dimension émancipatrice de leur enseignement Il faut des professeurs expérimentés, des professionnels assurés, des équipes stables. Ce métier doit être revalorisé sur le plan financier mais aussi symbolique.

Mais pour cela, il faut une volonté politique et un désir de la société pour redonner tout son sens à l’École et à l’émancipation par l’acquisition des savoirs.

Le recrutement et les concours nationaux et la formation des maîtres

Rappelons notre attachement à un recrutement national et à une affectation des enseignants par le Ministère et les services académiques.

Seul le maintien des concours et d’un recrutement national, associé à une formation initiale et continue définie permettra de renforcer la professionnalisation des enseignants qui ne doit plus être aux mains des seuls experts des sciences de l’éducation.

L’urgence et la priorité sont donc de reconstruire la formation des maîtres dont le recrutement connaît une crise sans précédent. Mais je n’aborderai pas ce sujet, puisque c’est le thème de l’intervention de Charles Coutel.

En tout cas cela doit permettre que tout professeur soit en capacité de maîtriser les savoirs à enseigner, condition de son autorité auprès des élèves, dans tout établissement du territoire de la République.

Il nous faut aujourd’hui être capable de défendre et promouvoir notre Ecole publique, de construire une Ecole engagée dans la transmission d’une grande ambition culturelle pour tous et de principes républicains.

Cette École publique laïque est celle d’un espace impartial, indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique.

Cette École de la République qui émancipe par le savoir, la rationalité critique et, donc forme, de futurs citoyens éclairés, nous devons la ré-instituer.



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