Philippe d’Iribarne, sociologue, directeur de recherche au CNRS. 19 novembre 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Si une forte majorité des Français s’oppose au port du voile islamique, c’est qu’il est perçu comme participant d’un ordre social et d’un univers de sens étrangers aux pays occidentaux et qui réclament une primauté, explique le grand sociologue, directeur de recherches au CNRS.
Une fois de plus, le voile islamique fait polémique en France. Entre les propos critiques du ministre de l’Éducation nationale, les sondages d’opinion indiquant que la grande majorité des Français sont hostiles à son port par les usagers (et non pas les seuls agents) des services publics, les enquêtes auprès de musulmanes voilées relatant des regards peu amènes, le rejet du voile se montre massif. Que signifie-t-il ?
Tout un courant militant, on l’a vu encore lors de la manifestation du 10 novembre « contre l’islamophobie », affirme que ce rejet est révélateur d’une pathologie de la société française qui serait en proie à une haine de tout ce qui touche à l’islam. Le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) a fait son cheval de bataille de la dénonciation des lois de 2004 sur les signes religieux à l’école et de 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public qu’il déclare islamophobes. Une série d’arguments, se référant aux idéaux démocratiques, sont mis en avant : le port du voile est une manifestation de foi protégée par la liberté de conscience ; les citoyens français sont libres de leur manière de se vêtir ; les lois affectant le port du voile visent l’islam de manière discriminatoire ; en agissant comme elle le fait, la société française transgresse donc ses propres principes, ce qu’elle ne ferait pas si elle ne haïssait pas l’islam.
Ces arguments jettent le trouble dans une large partie de l’opinion, prête à se sentir coupable de son allergie au port du voile. Mais, si on les examine de près, ils se révèlent fallacieux. Le rejet du voile ne concerne pas la majorité des musulmans pour qui la France est devenue une patrie. Il n’implique nullement un rejet général de tout ce qui touche à l’islam. Loin d’avoir le caractère pathologique d’une phobie, il relève tout simplement d’une défense des valeurs qui fondent la civilisation occidentale.
On sait bien que l’islam vise à organiser la cité en même temps qu’à éclairer les âmes. On entend parfois affirmer que le registre de la foi et le registre social y sont si intimement liés qu’il est impossible de les démêler. Mais cet argument ne résiste pas à l’examen. Ceci est spécialement vrai pour ce qui touche à la place des femmes.
En la matière le Coran est net. Dans un registre spirituel, il ne fait pas de distinction entre hommes et femmes. Quand il énumère « ceux pour lesquels Dieu a préparé un pardon et une récompense sans limites », il rassemble, dans une stricte parité, « les croyants et les croyantes » (Cor XXXIII, 35). Ceux-ci sont invités à partager les mêmes pratiques, tels le jeûne et la prière (Cor IX, 71). Par contre dès qu’il s’agit d’organisation sociale tout change. « Les hommes ont une prééminence » (Cor II, 228) : un homme vaut deux femmes en matière de témoignage comme d’héritage (Cor II, 282 ; IV, 11) ; les hommes peuvent décider de « répudier leurs femmes » (Cor II, 227) et non l’inverse. Le voile relève de cette sphère sociale, très précisément d’un souci de contrôler les femmes face au risque d’infidélité. « Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les » affirme le Coran (IV, 34). Pour limiter ce risque, il est bon que les femmes dissimulent leurs formes sexuellement attirantes, et c’est le rôle que joue cet objectif qui permet de comprendre que cette prescription n’ait plus lieu d’être si les femmes font face à « leurs serviteurs mâles incapables d’actes » sexuels (Cor, XXIV, 31), ou si, l’âge venu, elles « ne peuvent plus enfanter » (Cor, XXIV, 60).
Un élément supplémentaire confirme cette dimension sociale du voile. Au sein du monde musulman, les pratiques ayant une forte résonance spirituelle (profession de foi, ramadan, prière, etc.) sont partout les mêmes. C’est seulement dans le registre de l’organisation sociale que ces pays diffèrent considérablement entre eux. Et cette hétérogénéité est spectaculaire dans la manière dont les femmes sont tenues de dissimuler leurs formes, jusqu’à l’écart abyssal entre l’Afghanistan, où cet effacement va jusqu’aux yeux qui disparaissent derrière un grillage, et le Mali qui accepte les poitrines découvertes des lavandières du fleuve Niger.
Le port du voile, affirment également ses défenseurs, est une question de liberté. C’est parce qu’elle constitue une atteinte à la liberté que l’obligation de se voiler, en Iran par exemple, doit être réprouvée. Mais toute entrave mise à ce port dans le monde occidental est tout aussi choquante, soutiennent-ils. Chaque musulmane doit être maîtresse de ses choix de vie et ses raisons de se voiler, qu’elles soient religieuses, identitaires, sociales ou autres, ne concernent qu’elle. Tant pis pour ceux qui se sentiraient gênés. Au cours d’une manifestation récente, place de la Nation, défendant les mères voilées accompagnant les sorties scolaires, une participante a brandi une pancarte « Française musulmane voilée. Si je vous dérange je vous invite à quitté (sic) mon pays. »
Cette manière de présenter les choses suppose que le sens que revêt le port du voile relève d’un registre totalement subjectif et que c’est exclusivement celle qui le porte qui le fixe. Mais il n’est pas besoin d’être féru de Wittgenstein pour être conscient du fait qu’un acte prend toujours sens au sein d’un univers de sens, d’un langage, qui lui préexiste. La tenue islamique n’échappe pas à cette règle. Celle qui la porte peut certes lui donner en son for intérieur des sens très divers : signe de pudeur, manifestation de piété, affirmation identitaire, obéissance à ce qu’elle pense être la parole de Dieu, respect pour sa communauté, etc. Mais tous ces sens ont en commun de se référer à un univers de sens islamique.
Porter un voile c’est, en tout état de cause, attester qu’on se reconnaît dans cet univers, y faire allégeance. Quand on se trouve dans une société occidentale, c’est affirmer que cet univers a la prééminence sur un univers de sens occidental.
Cela est d’autant plus clair que ce dont le port du voile entend témoigner pourrait s’exprimer tout autant dans un univers de sens occidental. Ainsi le désir de revêtir une tenue pudique n’est nullement étranger au monde occidental et peut parfaitement s’y exprimer en empruntant ses codes. On peut en trouver des illustrations expressives dans maintes représentations de la Vierge. Pensons à l’Annonciation peinte par Fra Angelico au couvent Saint-Marc à Florence, qui montre Marie dans une attitude éminemment pudique pendant que le très mince ruban qui tient ses cheveux ne les cache nullement, ou encore au célèbre tableau de van der Weyden qui montre saint Luc peignant la Vierge pendant que celle-ci, tête nue, donne le sein.
Ce qui est choquant pour des Français attachés aux valeurs républicaines ne relève pas des motivations subjectives, souvent tout à fait respectables, de celles qui portent le voile. C’est le fait qu’en choisissant ce mode d’expression, elles tendent à imposer un univers de sens islamique dans un pays qui ne peut l’accepter. À l’aune des valeurs cardinales de l’Occident, cet univers heurte tant il est marqué par leur rejet : l’islam n’accepte pas la liberté, et au premier chef la liberté de conscience (dans un pays musulman un musulman ne peut se convertir à une autre religion). Il refuse l’égalité et d’abord l’égalité entre hommes et femmes (même la Tunisie, le pays musulman le plus en pointe en matière de droits des femmes, n’ose pas les rendre égales aux hommes en matière d’héritage). Il heurte d’autant plus que la prééminence accordée à un univers de sens islamique est un élément stratégique de l’emprise d’un islam politique.
Toutes celles qui portent le voile contribuent, quelles que soient leurs motivations à le faire, à asseoir la domination d’un univers de sens au sein duquel celles qui ne sont pas voilées tendent à être regardées comme de mauvaises musulmanes, voire comme des femmes de mauvaise vie, au point qu’en certains lieux aucune mère n’ose se présenter non voilée pour accompagner une sortie scolaire.
On peut ajouter qu’il est un peu étrange de voir mettre en avant le sens purement subjectif qu’aurait le port du voile en un temps où on tend, au contraire, à insister sur le sens social de toute tenue, au-delà du sens subjectif que ceux qui la portent prétendent lui donner. Ainsi, la légitimité du port d’un déguisement (pour un Blanc se déguiser en Noir, pour un homme se déguiser en femme, etc.) tend à être évaluée à l’aune de l’univers de sens qu’il évoque socialement (le blackface du temps de l’esclavage, une société machiste, etc.).
Il est vrai que les mesures -l’interdiction du port de signes religieux ostensibles par les élèves ou celle de la dissimulation du visage dans l’espace public- qui ont pour effet de limiter le port d’une tenue islamique, visent en fait les musulmans, même si leur objet est formellement plus général. Ceci suffit pour que ceux qui les dénoncent les déclarent discriminatoires et islamophobes. Mais les arguments de ces derniers sont là encore fallacieux.
L’argument le plus courant se réfère à l’effet objectif des lois, et parle de « discrimination indirecte ». Il s’agit d’un pur sophisme. Il suffit pour s’en convaincre de l’appliquer à d’autres domaines de moindre portée idéologique. On dirait que, puisque sanctionner les excès de vitesse conduit à sanctionner les jeunes plus que les personnes d’âge mûr, elle est discriminatoire envers les jeunes.
Un autre angle d’attaque est de noter que l’intention, en édictant de telles lois, a bien été de viser une religion particulière. Mais, là encore, on a affaire à un sophisme. Dans toute société, nombre de règles, et en particulier les règles de civilité, sont largement respectées sans qu’il soit besoin de légiférer. Le fait que l’on ne légifère pas ne veut pas dire qu’elles jouent un rôle mineur dans le fonctionnement social, mais au contraire qu’elles jouent un rôle tel qu’il n’est pas question de les transgresser. C’est le cas en France pour le fait d’observer une certaine discrétion, une certaine réserve, dans la manifestation des appartenances religieuses ou politiques. C’est quand apparaissent des personnes qui refusent de telles règles qu’il devient nécessaire de légiférer. L’objectif poursuivi alors est bien d’assurer, de manière non discriminatoire, le respect par tous de règles communes.
Le discours visant à présenter les réactions négatives des sociétés occidentales, et en particulier de la société française, à l’égard du voile islamique, comme contraire aux valeurs affichées par ces sociétés est habile. Il tend, en y répandant un sentiment de culpabilité, à rendre hésitantes et incertaines les réactions de ces sociétés à l’emprise islamiste. Et, en cherchant à les convaincrequ’ils sont victimes de sociétés « islamophobes », elle tend à rassembler les musulmans vivant en Occident dans la construction d’une contre-société islamique. Mais ce discours est profondément mensonger. En résistant au voile, la France et plus largement les sociétés occidentales ne font que défendre leur projet de civilisation.
La plupart des musulmans présents en France ont parfaitement saisi qu’ils peuvent pratiquer les cinq piliers de l’islam (la profession de foi, le jeûne, la prière, le pèlerinage et l’aumône) de manière parfaitement compatible avec les valeurs, les formes de civilité et les lois du pays où ils ont pris racine, dans une inculturation de l’islam au monde occidental. Rien ne permet de penser que les musulmanes qui s’engagent dans une telle inculturation soient moins croyantes, moins pieuses ou moins pudiques que celles qui prennent comme modèle les formes de vie en société que l’on rencontre en Arabie saoudite.
Leur manière de pratiquer l’islam n’est nullement rejetée par les Français, et plus généralement par les Occidentaux. Les difficultés que nous vivons, concernant le port du voile et plus largement la place de l’islam dans nos sociétés, viennent de ce qu’une minorité refuse cette inculturation ; qu’elle cherche à imposer en Occident une manière de pratiquer l’islam hostile aux valeurs de celui-ci, aux formes de civilité qui y prévalent, et jusqu’à ses lois.
Rejeter le voile islamique n’est nullement rejeter l’islam et les musulmans, regroupés dans une même détestation. C’est simplement demander à l’ensemble des musulmans français de rejoindre la masse de leurs coreligionnaires qui ne cherchent pas à former un corps étranger au sein de leur nouvelle patrie, mais veulent au contraire en être pleinement part."
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