Revue de presse

Ph. Val : "Le retour de la terreur" (Le Journal du dimanche, 18 oct. 20)

Philippe Val, journaliste, écrivain, ancien directeur de "Charlie Hebdo". 18 octobre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Un professeur a été assassiné par un terroriste. Il n’avait qu’une vie. Elle s’est arrêtée. C’est irréparable. Il va nous manquer et jamais il n’aura plus la sensation de l’amitié, de l’amour, de l’air qu’on respire, du soleil, du rire. Chacun d’entre nous gardera en lui le vertige de son absence, et ses proches garderont au cœur la cicatrice de sa perte. Aucun de ses élèves, y compris ceux qui l’ont dénoncé, ne pourra oublier l’image de leur professeur décapité. On ne peut imaginer ce qu’une vie assassinée produit de chagrins innombrables.

La plupart d’entre nous doivent à quelques profs la pose des premières pierres précieuses de notre ­construction personnelle. Ils sont nos premiers représentants auxquels on délègue l’autorité bienveillante de nous délivrer de l’ignorance, qui est la première des injustices et la plus sordide des aliénations. Face à sa classe, le professeur qui transmet des savoirs est dans une très ancienne situation philosophique : il tourne le dos à la mort et s’adresse à la vie. La transmission est la manière ­humaine de ­conjurer la ­condition de mortel, c’est elle qui rend possible la joie de vivre, l’enthousiasme et l’accueil, pour le meilleur et pour le pire d’une réalité toujours imprévisible. Les enseignants n’ont pas l’exclusivité de la transmission, mais ils ont choisi d’en faire leur métier et le sens de leur existence. Sans la priorité donnée à l’enseignement, inutile d’imaginer des sociétés pacifiques. Sans l’amour partagé des savoirs librement dispensés, toute ­concorde est impossible. C’est l’identité même de notre civilisation.

Certains vont coasser qu’il s’agit d’une "guerre de civilisations". Il n’en est rien. C’est une guerre de la barbarie ­contre la civilisation, ce qui n’a rien à voir. La guerre d’un totalitarisme politico-religieux ­contre les États garants des libertés et des droits communs à chacun des individus qui composent la société, sans distinction d’origine ni de sexe.

En France, en 2020, un professeur d’histoire a été décapité par un terroriste religieux parce qu’il apprenait aux enfants un fait historique : la publication de caricatures qui, voilà une quinzaine d’années, a provoqué un procès retentissant au terme duquel la République, par la voix d’un tribunal, a tranché : cette publication était utile au débat démocratique et exempte de toute intention raciste.

Pour ce qu’on en sait, le professeur victime était très civilisé, précisément. Il avait prévenu les élèves que si certains craignaient d’être choqués ils pouvaient sortir de la salle. C’est dire les précautions qu’il faut prendre aujourd’hui pour enseigner un fait historique… Précautions inutiles, puisque le professeur a fait ensuite l’objet de pressions, de critiques, de menaces, au point d’aller porter plainte.

On a préféré dresser un acte d’accusation contre les États de droit, coupables d’engendrer des colères légitimes dont le terrorisme serait l’expression

C’est là qu’entrent en scène des acteurs auxquels il faudra un jour ou l’autre demander des comptes : les réseaux sociaux. Des parents d’élèves ont mené une campagne de dénonciation contre le professeur, donné des détails sur sa vie, sa famille, son adresse, sa photo. Ainsi, l’assassin a pu isoler sa cible et organiser son crime. Hélas, ce n’est pas la première fois.

Malgré l’émotion, il faut rappeler quelques faits. Depuis bientôt une génération, des ­consciences vigilantes alertent sur les dérives fascistes au sein de l’islam, sur les ­menaces que la Terreur fait peser sur nos libertés. Les discours les plus lénifiants, ceux – presque comiques tant ils sont ridicules – de l’Observatoire de la laïcité, ceux d’une ­sociologie délirante acharnée à nier l’origine politique de l’islamisme, n’ont cessé de proliférer.

On a préféré dresser un acte d’accusation contre les États de droit, coupables d’engendrer des colères légitimes dont le terrorisme serait l’expression. Cette posture démagogique n’est ni plus ni moins qu’une forme actualisée de la ­Collaboration. Depuis des ­années, elle tient le haut du pavé des analyses prétendument savantes. Elle fait circuler sa propagande et recrute dans les milieux de petits délinquants qui ne passent au terrorisme qu’après leur conversion à l’islam radical – ce qui prouve au passage que c’est bel et bien la rencontre avec un islam politique, et non pas la vilaine société, qui les fait passer de la marginalité au crime.

La Terreur est un procédé simple et magique censé nettoyer le monde complexe de ses impuretés. Elle s’apprend plus aisément que l’esprit critique, le respect d’autrui, l’humour et l’exercice de la liberté. Elle se répand comme un égout crevé et empuantit notre société. Des combats universalistes, auxquels on doit les avancées les plus précieuses du XXe siècle (le féminisme, l’antiracisme, la lutte pour le libre choix des sexualités entre adultes consentants), puisent ­désormais dans ­l’arsenal de la Terreur pour menacer la liberté d’expression.

Quand, à la radio publique, un ­sociologue légitime les actes de haine, quand une élue de Paris publie un livre appelant à l’élimination des hommes, il se trouve des "autorités morales" pour les défendre contre ­les ­­­­"social-traîtres" qui osent les critiquer. En revanche, quand un professeur est menacé parce qu’il fait son métier, silence radio et silence éditorial.

Ce silence est insupportable. Il nous menace tous, dans notre vie de tous les jours, dans notre vie tout court. On a beaucoup parlé, ces derniers temps, de la liberté d’expression des journalistes et des artistes, censurée par la Terreur. Mais, depuis une génération, on s’est abstenu de parler de la liberté d’expression des enseignants. Le problème était trop grave, trop massif, trop compliqué, électoralement trop sensible aussi. On a préféré regarder ailleurs, en espérant que ça passerait tout seul, par miracle…

Mais voilà que la réalité surgit dans toute son horreur. On ne peut plus détourner le regard. Le président Macron a peut-être tardé à soulever le problème, mais il y a vingt ans que l’on attendait la parole d’un président de la République pour nommer la peste qui ronge nos libertés. Il a le mérite de l’avoir fait. Seulement la loi qu’il projette mettra trop de temps à être votée. Il faudrait hâter sa rédaction, l’inscrire à l’ordre du jour du Parlement au plus vite et que les débats reflètent la volonté commune de nos représentants de la rendre le plus efficace dans le respect des principes démocratiques. On ne peut plus attendre.

En France, déjà, certains journalistes et intellectuels ne peuvent plus s’exprimer librement que parce qu’ils vivent sous protection policière. Combien sommes-nous ? Quelques dizaines, peut-être. Or il y a en France 900.000 enseignants. À raison d’au moins deux policiers par personne, faudra-t-il former deux millions d’officiers de sécurité pour protéger ceux qui enseignent la théorie de l’évolution, l’histoire, la littérature, l’éducation sexuelle, la Shoah et la natation dans des ­bassins mixtes ? Comment feront-ils cours, maintenant ? Ils vont courageusement reprendre le chemin de l’école après les vacances. Mais qu’oseront-ils dire et faire ? Et ­comment nous y prendrons-nous, dans ce monde apeuré, pour ­rassurer nos ­concitoyens musulmans qui partagent l’horreur de la Terreur mais sentent peser sur eux un insupportable soupçon ?

Nous n’avons aucune réponse simple ou globale. Il faut que nous soyons solidaires et en lutte, avec les moyens légaux offerts aux citoyens. Il faut briser le tabou du signalement, qu’une bien-pensance misérable assimile à la dénonciation : nous avons le devoir de désigner aux autorités les comportements inquiétants, les associations et les mosquées qui donnent des signes de séparatisme.

On ne peut pas laisser seul ce professeur, assassiné pour avoir montré les pièces à conviction d’un procès historique. Si l’on veut que l’on puisse enseigner l’histoire, il faudrait que toute la presse et les médias publient ces caricatures une bonne fois pour toutes, non comme une provocation, mais au contraire comme un geste de ­confiance, adressé à des humains capables de comprendre qu’il en va de leur liberté et de l’avenir de leurs enfants. Le film de Daniel Leconte C’est dur d’être aimé par des cons, qui raconte tout de cette affaire, devrait être projeté dans tous les collèges et les lycées.

Quand ces caricatures ont été publiées en 2006, nous étions bien seuls (avec quelques politiques et intellectuels). Tel n’est plus le cas. Pendant toutes ces années, nous avons dialogué, y compris avec nos ­concitoyens musulmans. Une nouvelle génération arrive, vigilante et insoupçonnable de xénophobie. Le moment est venu de redresser la tête, de nous rappeler que l’amour est plus fort que la haine et de dire non à la Terreur au nom de la joie de vivre, notre seul bien et notre seule arme pour honorer ceux qui sont morts pour elle."

Lire ""Le retour de la Terreur", le texte de Philippe Val après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine".



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