28 mars 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Comme chaque matin, pendant que la cafetière chauffait, j’ai allumé la radio. Ma femme et mon fils dormaient, il faisait froid dedans : par solidarité avec l’Ukraine, la Pologne et l’Allemagne, désormais envahies, nous avons baissé le chauffage de 9 °C, 3 °C à chaque pays envahi. Je l’ai fait savoir sur Twitter et Instagram. Je veux qu’on sache de quel bois je ne me chauffe plus. Dans notre cas, le bois, c’est du fuel. Il a tant augmenté que réduire les frais m’arrange. Avons-nous eu raison de nous installer à la campagne pendant la pandémie ? Un mal peut en cacher un autre, et on ne peut tout prévoir. Dans mon village, beaucoup ont baissé le chauffage parce qu’ils n’avaient pas le choix. C’est toujours comme ça : les pauvres sont solidaires malgré eux de la misère du monde. Pour les autres, jusqu’ici, la solidarité reste confortable. Ma part civique est prête à souffrir, c’est elle qui s’exprime sur les réseaux sociaux, mais ma part égoïste existe, et elle attend beaucoup du réchauffement climatique. De toute façon, les Russes ne devraient pas être à Brest – s’ils y arrivent – avant la fin du printemps.
Le café m’a réchauffé. J’y ai ajouté une cuillerée de miel du village. Un voisin a des ruches. Ses abeilles ont résisté au froid, aux pesticides et aux frelons asiatiques. À la radio, une voix féminine a dit que la cathédrale de Strasbourg avait été touchée, que les Russes encerclaient la ville. La cathédrale a été endommagée par les Allemands en 1870, par les bombardements alliés en 1944. La voix féminine a dit que, cette fois, le beffroi était détruit. J’ai regardé sur mon ordinateur une photo de la cathédrale et je l’ai imaginée sans beffroi, comme Notre-Dame sans sa flèche. L’église de notre village est toujours vide et fermée, sans intérêt, mais elle est intacte. Il y a eu un spot publicitaire pour des lardons végétaux, inclusifs et oecuméniques : « Avec nous, c’est un juif, un viandard, un musulman et un végane à la même table. » Ce ne doit pas être la Cène, me suis-je dit, puisqu’ils ont oublié les catholiques. Ensuite, je suis allé aux toilettes. Ça ne sentait pas bon : pour économiser l’eau, nous ne tirons la chasse que deux fois par jour, le matin après le passage de tout le monde, le soir quand le dernier va se coucher. J’ai résisté à la tentation de tirer. Je devais attendre que ma femme et mon fils y aillent. Mon fils se lève tard, depuis qu’il est dépressif ; il l’est depuis la pandémie. L’invasion russe et le réchauffement climatique n’ont rien arrangé. Il regarde en boucle Game of Thrones. Celui qu’il préfère, c’est le petit roi méchant, stupide et sadique, Joffrey. L’autre jour, il m’a dit : « Joffrey, c’est ce que votre civilisation a fait de nous. Nous finirons comme lui, empoisonnés. »
Quand je suis revenu au salon, une jeune actrice parlait de son nouveau film. Elle s’est fait connaître dans les années 2010 pour ses rôles mutins dans de petites comédies sociales. Elle est ronde, espiègle, excellente en mère célibataire. Quand elle rit, sa lèvre supérieure disparaît sous ses dents inférieures. Elle répondait aux questions de Londres, où elle vit depuis l’entrée des Russes en Allemagne. Elle a appelé à résister, mais modestement, pudiquement, en concédant que quand on est à Londres c’est facile. J’ai de la famille à Strasbourg, a-t-elle ajouté. « Qui ça ? » a dit le journaliste. « Je ne peux pas vous le dire, ça les mettrait en danger. Hier, je leur ai parlé, ils étaient dans un abri. » « Et le réseau passait ? » a ironisé le journaliste. Depuis, il est pris dans une shitstorm sur les réseaux sociaux. Si sa direction le vire, les uns diront qu’elle est lâche. Si elle ne le vire pas, les autres diront qu’elle est méprisante.
Quelques minutes plus tard, celui qui fait la revue de presse a récité avec des trémolos dans la voix un poème d’Aragon tiré de La Diane française. À chaque vers, il enflait comme un ballon et coulait comme un camembert. Le recueil, qui date de 1942–1944, avait été réédité par les éditions Seghers. Le poème s’intitule Chanson de l’université de Strasbourg. Il débute comme ça : « Cathédrale couleur du jour/Prisonnière des Allemands/Tu comptes inlassablement/Les saisons les mois les moments/Ô cathédrale de Strasbourg. » Celui qui fait la revue de presse avait changé deux mots. À la place d’« Allemands », il a dit « bombes russes » ; à la place de « moments », il a dit « rasibus ». « Les saisons les mois rasibus », c’était bizarre, mais c’était pour la rime."
Lire "Moscou la gâteuse".
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