Revue de presse

Ph. Lançon : "Avec Salman Rushdie" (Charlie Hebdo, 4 jan. 23)

7 janvier 2023

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire ""Avec Salman Rushdie".

"En 1990, l’écrivain américain Saul Bellow trouve que Salman Rushdie a pensé « à tort que la civilisation occidentale avait triomphé une fois pour toutes du fondamentalisme exotique ». L’enfant de Bombay, l’émigrant cosmopolite né dans une famille musulmane où vivait la liberté d’esprit, s’était convaincu que le droit d’imaginer n’était plus menacé. Son erreur, ajoute Bellow sept ans plus tard, est d’avoir cru qu’il pouvait faire avec l’islam ce que Joyce avait fait avec l’Église. Il avait fallu beaucoup de temps à celle-ci pour avaler les couleuvres de l’esprit critique, du burlesque, de la libre création. L’islam politique n’a toujours pas vécu ce temps-là. En Iran comme ailleurs, il abat les couleuvres à coups de bâton  ; la mauvaise conscience occidentale est son alliée dans ce massacre. On peut certes affirmer que Rushdie n’est pas Joyce. On peut aussi penser que la plupart de ceux qui ont attaqué le premier en situation n’ont jamais lu ni l’un ni l’autre.

Le 14 février prochain, la fatwa contre l’auteur des Versets sataniques lancée par Khomeyni aura 34 ans. C’est un anniversaire dont l’écrivain se serait bien passé, nous aussi. L’attentat dont il a été victime le 12 août dernier a rappelé qu’il ne s’agissait pas d’un rite dépourvu de sens, mais bien d’une réalité subie. Le 14 février 1989, jour de la Saint-Valentin, un homme a été condamné à mort sans débat et sans appel pour avoir écrit un roman. Cette date marque un glissement de terrain : la censure extrême exigée par un État se mondialise et se répand par le biais de masses furieuses et moralisantes à une vitesse que les réseaux sociaux, une vingtaine d’années plus tard, vont démultiplier. Imaginez quel serait l’enfer de Salman Rushdie si la fatwa était prononcée aujourd’hui.

Au moment où le régime qui le condamna accentue la répression et multiplie les mises à mort, il existe une possibilité discrète, ferme et silencieuse de ne pas fêter cet anniversaire : lire et défendre les textes. D’abord, Les Versets sataniques et/ou tout autre roman de Salman Rushdie. Ensuite, Langages de vérité, le recueil d’essais publié cet automne chez Actes Sud. Enfin, Joseph Anton, autobiographie d’un écrivain perpétuellement menacé qui conte sa formation, son travail, sa traversée en tant que symbole d’une tempête sans fin. La boulimie de symboles est l’une des plaies universelles de notre époque. Le destin de Salman, devenu pour beaucoup « Rushdie » héros du Mal, semble avoir ouvert ce cycle. Depuis, la rage de juger et de condamner aveuglément, à tout propos, est plus immédiate et impitoyable que jamais.

Quand il entra dans une clandestinité protégée, on demanda à Salman Rushdie de prendre un pseudonyme. Il choisit d’abord un nom qui traînait dans ses carnets, Ajeeb Mamouli. Ce nom signifiait à peu près « M. Étrange Normal, M. Bizarre Commun ». L’invivable oxymore. Les flics trouvèrent qu’on en avait « plein la bouche », que c’était trop indien. Il choisit donc Joseph Anton. Joseph, comme « Conrad, l’émigrant linguistique, créateur de vagabonds, perdus ou pas, de voyageurs au cœur des ténèbres, d’agents secrets dans un monde de tueurs et de bombes et d’au moins un lâche immortel ». Anton, comme « Tchekhov, le maître de la solitude et de la mélancolie, de la beauté d’un vieux monde détruit, comme ces arbres de la cerisaie, par la brutalité d’un monde nouveau ». Et il fit sienne la remarque d’un personnage de Conrad : « Je dois vivre jusqu’à ce que je meure, non  ? »"


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