Revue de presse

Ph. d’Iribarne : « Pourquoi le projet de loi “confortant les principes républicains” manque son objet » (lefigaro.fr , 1er fév. 21)

Philippe d’Iribarne, sociologue, directeur de recherche au CNRS. 2 février 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[...] L’impression a prévalu pendant quelques semaines d’une volonté de lutter avec fermeté contre ce séparatisme. Le meurtre de Samuel Paty, le lien qui est apparu clairement à cette occasion entre le terrorisme islamiste et une vaste nébuleuse en rupture avec la société française ont alimenté cette volonté. Mais, l’émotion passée, la démarche paraît hésitante. La loi bientôt élaborée a été rebaptisée loi « confortant le respect des principes républicains », hors toute référence à l’islam. Pourquoi cette main qui tremble, même si le projet de loi comporte encore des dispositions utiles ?

Sont certes entrées en jeu les multiples critiques, venant tant des pays musulmans que de l’aile gauche du parti présidentiel, accusant le projet d’être « islamophobe », d’être inspiré par une vision étriquée de la laïcité, de négliger les « vrais problèmes » qui seraient de nature sociale. Mais entre aussi en jeu, plus profondément, l’absence d’une vision claire des questions que pose la rencontre de l’islam avec le monde occidental.

Le chef de l’État, comme une bonne partie de l’opinion, paraît confondre deux affirmations dont l’une, concernant les musulmans, est parfaitement sensée et l’autre, concernant l’islam, relève du déni. Il est clair que si certains musulmans rejettent les valeurs de la République d’autres y adhèrent pleinement ; qu’il faut éviter tout amalgame ignorant cette diversité. Par contre l’affirmation « la France n’a pas de problème avec l’islam » (propos tenu par le président de la République le 4 décembre dans un entretien pour le média en ligne Brut.) repose sur un déni de réalité.

Il suffit pour s’en convaincre de considérer l’islam ordinaire, tel qu’il est professé par exemple par l’université al-Azhar, référence dans le monde sunnite, et qu’il est pratiqué dans les pays musulmans dits modérés, tels l’Égypte ou le Maroc (lequel déclare professer un islam « du juste milieu »), c’est-à-dire ni l’islam radical de Daech ni celui des musulmans modernistes.

Ce n’est pas seulement la France mais les musulmans attachés aux valeurs de l’Occident, qu’ils jugent compatibles avec les enseignements de courants minoritaires de l’islam, tel un islam mystique peu soucieux d’imposer un ordre social, qui « ont un problème » avec cet islam orthodoxe. On le voit dans les pays, tels la Turquie, où une fraction très importante de la population, qui se reconnaît dans les valeurs occidentales sans pour autant rejeter l’islam, est en lutte avec un pouvoir défenseur d’un islam orthodoxe. Les pays musulmans proches de l’Occident sont également concernés.

Le cas de la Tunisie, en pointe de longue date parmi les pays musulmans en matière de droits des femmes, est emblématique. Quand, seul pays musulman à s’engager dans cette voie, elle a levé l’interdiction pour une musulmane d’épouser un non-musulman, son gouvernement s’est fait tancer par l’université al-Azhar. De même, après avoir envisagé de mettre fin à la règle qui impose de n’accorder aux femmes que la moitié de la part des hommes en matière d’héritage, le gouvernement tunisien a reculé devant la levée de boucliers suscitée par le fait que cette réforme aurait conduit à enfreindre une prescription coranique.

On ne peut donc s’étonner du fait qu’en France, dans une enquête menée en août 2020 par l’Ifop à l’occasion du procès de ceux qui ont aidé les frères Kouachi dans la tuerie de Charlie Hebdo, 29 % des Français musulmans (36 % chez les hommes, 23 % chez les femmes) et 45 % de ceux de moins de 25 ans ont approuvé la proposition : « L’islam est incompatible avec les valeurs de la société française ».

Ces données impliqueraient-elles que la volonté exprimée par le premier ministre de bien distinguer « l’expression de la foi religieuse » des « atteintes aux valeurs de la République » serait illusoire, tant l’islam serait, dans son ensemble, incompatible avec ces valeurs ? Heureusement, il suffit, pour se convaincre du contraire, de prêter attention au fait que l’islam orthodoxe a une double face : une face proprement religieuse, démarche de foi nullement incompatible avec les valeurs de la République ; et l’imposition d’un ordre social et politique, incompatible avec ces valeurs. C’est le fait de ne pas distinguer ces deux faces qui fait problème.

Les « cinq piliers » de l’islam (la profession de foi, le jeûne, la prière, le pèlerinage et l’aumône), qui relèvent d’un registre spirituel et font l’unanimité parmi les musulmans, ne jurent nullement avec les valeurs de la République. Cela est frappant pour un point particulièrement sensible : le statut des femmes. Tant que l’on est dans ce registre spirituel, le Coran ne fait aucune distinction entre hommes et femmes, invités à partager les mêmes pratiques (Coran IX, 71). Ainsi, quand il énumère « ceux pour lesquels Dieu a préparé un pardon et une récompense sans limites », il rassemble, dans une stricte parité, « les croyants et les croyantes » (Coran XXXIII, 35).

C’est au contraire dans un registre social et politique que l’islam orthodoxe, en accord avec le Coran, heurte les valeurs de la République. Dans ce registre, « les hommes ont une prééminence » (Coran II, 228) : un homme vaut deux femmes en matière de témoignage comme d’héritage (Coran II, 282 ; IV, 11) ; les hommes peuvent décider de « répudier leurs femmes » (Coran II, 227) et non l’inverse.

On comprend du fait de ce contraste que des musulmans convaincus adhèrent à l’islam dans son registre de démarche de foi et rejettent l’ordre social et politique dont il est porteur. Ils trouvent qu’en la matière l’Occident - avec la place, certes imparfaite mais incomparable avec celle que l’on trouve dans le monde musulman, qu’y tiennent la liberté de conscience et l’égalité entre hommes et femmes - est préférable.

Le cœur de la stratégie des islamistes, Frères musulmans et autres, dans leur rapport avec le monde occidental, est de dissimuler ce qui sépare ces deux dimensions de l’islam. Ils mettent en avant le respect de la liberté de conscience dans des démarches de foi personnelles portées par une religion qui vise à éclairer les âmes pour pousser leurs pions dans l’imposition par une communauté d’un ordre social et politique qui contraint les corps. [...]

L’absence d’une claire vision de cet écart entre deux registres montre ses effets néfastes de manière particulièrement claire dans le projet de loi « confortant le respect des principes républicains ». Comme celui-ci considère l’islam dans sa totalité comme une religion, il est conduit à prendre des mesures concernant les religions en général, alors même que sa cible n’est pas religieuse. De ce fait, par souci de neutralité, il impose des contraintes nouvelles de manière indiscriminées à des organisations religieuses, chrétiennes et juives, qui n’entretiennent aucune visée séparatiste et sont de ce fait des victimes collatérales du projet.

On a vu de plus les effets néfastes de cette confusion lors de l’examen du projet de loi en commission à l’Assemblée nationale. Ainsi, la fable, incompatible avec ce que l’on observe dans les pays musulmans, selon laquelle le voile islamique ne serait pas une pièce maîtresse d’un ordre collectif mais relèverait de démarches de foi individuelles a été largement acceptée par les députés. Ceci a conduit à rejeter tous les amendements concernant ce voile en prétextant qu’ils relèveraient de « cavaliers » législatifs, c’est-à-dire d’une question sans lien avec l’objet du projet de loi. Ne parlons pas de l’intervention, en plein examen de la loi, de la Défenseur des droits volant au secours du burkini. [...]"

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