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"Pèlerinage avec mon père, le pendu d’Auschwitz" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 9 février 2023

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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[Voir aussi P. Kessel : "Juif et franc-maçon" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait) ]

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130 660. Tel était le numéro matricule tatoué par les nazis sur l’avant-bras gauche de mon père à son arrivée à Auschwitz. Ces chiffres accompagnés d’un petit delta la pointe en bas, gravés verts sur une peau blanche parsemée de poils blonds, viennent encore certaines nuits troubler mon sommeil comme celui de nombre d’enfants de déportés se sentant coupables d’être jeunes et vivants.

Comme les éleveurs marquent leurs bêtes au fer rouge. Comme on tatouait les esclaves. Ce numéro valait ticket d’entrée dans l’enfer des sous-hommes. Au-delà de cette limite, les nazis considéraient que les créatures qui s’ébranlaient des wagons plombés après des jours entassées sans eau, sans nourriture, sans latrines, comptaient moins que des bêtes. Avant de les exterminer, ils s’ingéniaient à les humilier, à les terroriser, à les déshumaniser, à détruire toute capacité de résistance, toute velléité de penser, à rompre toute espérance, à les réduire à la lie de la terre. Ils voulaient briser jusqu’aux fantômes de leurs fantômes. Une apocalypse de l’Autre.

Il faisait froid, gris, triste. Par bourrasques, un vent violent cinglait les visages. Ce n’était pas l’hiver implacable que connurent les déportés dans leur pyjama rayé et leurs sabots de bois, immobilisés, debout en rangs des heures durant, en pleine nuit glaciale, pour de simples appels tandis qu’aboyaient des chiens menaçants et vociféraient nazis et kapos attendant le moindre prétexte pour abattre leurs matraques sur des corps harassés. Mais la froideur était vive et l’émotion si intense que le silence s’imposa entre nous comme ces quelques secondes de mutisme total qui précèdent l’ouverture d’un concert. Il ne s’agissait pas de musique mais du souffle de la mort.

J’avais organisé ce voyage à Auschwitz. Pour la première fois depuis la libération des camps de la mort, des francs-maçons venaient officiellement se recueillir collectivement dans ce lieu qui demeurera pour toujours comme celui de la barbarie.

Nous étions plusieurs centaines de francs-maçons, hommes et femmes, représentant toutes les obédiences françaises, venus de province et de Paris par un vol charter que nous avions organisé. Des délégations de presque tous les Orients européens étaient venues de leur côté, parfois en voiture, de Bulgarie, d’Espagne, de Grèce, d’Italie, de Lettonie, de République Tchèque, de Russie, de Pologne, du Portugal, de Slovaquie, de Suisse, de Turquie, d’Ukraine, de Yougoslavie. Seuls les cordons et baudriers symboliques de toutes les couleurs rompaient l’accablante atmosphère de tristesse et de deuil, l’indicible horreur de ce que l’homme avait pu faire à l’homme, ici, un demi-siècle plus tôt. Des journalistes parisiens nous avaient accompagnés. L’émotion les arrachait à leur mission professionnelle.

Des centaines de discours que j’ai eus à prononcer dans ma vie sociale et maçonnique, ce fut et de très loin le plus difficile à articuler, là où la mémoire en cendres de l’immonde nous prenait à la gorge. Au même moment en Alsace, au Struthof, seul camp d’extermination installé en France par les nazis, et à Paris, au siège du Grand Orient, Aimé Simon et Philippe Guglielmi, respectivement premier et second grands maîtres adjoints, lisaient le même appel à la Fraternité que j’avais rédigé et qui s’adressait à l’Humanité.

L’émotion se fit plus intense encore lorsqu’à l’issue de mon propos et du dépôt de gerbes fleuries nous nouâmes nos mains pour former une chaîne d’union. Une émotion décuplée car le Frère qui était à mes côtés, rescapé d’Auschwitz, qui y revenait pour la première fois depuis sa libération en 1945, n’était autre que mon père.

À un moment de l’éprouvante visite, nous avions fait une halte sous la potence où les nazis exécutaient les très rares auteurs de tentatives d’évasion. C’est là que mon père avait été pendu. Fait exceptionnel, avec sept déportés polonais, ils étaient parvenus à s’échapper du camp. Poursuivis par les chiens hurlants, rattrapés, épuisés par le froid, la faim, ils furent condamnés à être pendus. Il fut le dernier à être hissé sur la potence devant un parterre de déportés-musiciens que les nazis obligeaient à jouer Lili Marlene comme pour une fête entre gens de bonne compagnie. Ses coéquipiers d’évasion avaient été exécutés les uns après les autres. À son tour, il était prêt à mourir. La corde a cassé. Il a survécu miraculeusement, mais c’est là une autre histoire qu’il écrivit bien plus tard, dans Pendu à Auschwitz.

Dans l’avion qui nous reconduisait, alors qu’on s’apprêtait à nous servir une belle collation, Saly, l’ami de mon père, du même convoi 57, sortit de son sac des filets de schmaltz herring, quelques tranches de pickelfleisch, des gros cornichons au sel et un flacon de vodka. Je lui fis remarquer que nous allions être servis. Alors il sourit et me répondit avec cet humour juif qui transforme la fragilité en force, "on n’est jamais trop prudent. La dernière fois, ça manquait un peu" !

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