Revue de presse

Paris 19e : « Ce sont les plus gênés qui s’en vont » (C. Bennasar, Causeur, av. 16)

16 mai 2016

"A Paris, dans le 19e arrondissement une « école internationale algérienne » accueille des enfants accompagnés par des barbus et des femmes en burqa. Un changement de population qui fait fuir les habitants du quartier.

J’ai rencontré Marie par hasard, alors qu’elle quittait Paris pour aller vivre en banlieue. Appelé par un copain, qui avait deux mains gauches et un scooter, pour l’aider à récupérer une mezzanine achetée sur Ebay, je le rejoignais un matin dans le 19e arrondissement avec mes outils et mon camion. C’est lui qui me présenta Marie, la soixantaine passée, coquette, vive, gaie, bavarde. Elle vendait sa mezzanine parce qu’elle déménageait. On se mit à causer comme je fais souvent : elle parle, j’écoute. Là, je dévissais, elle racontait. Après une quinzaine d’années parisiennes dans un quartier vivant, sympa, populaire, elle rendait son logement HLM parce que, glissa-t-elle au bout d’une phrase, « ce sont les plus gênés qui s’en vont ». En jetant un coup d’œil par la fenêtre en arrivant, j’avais remarqué sur la façade de l’immeuble d’en face un drapeau algérien à l’allure très officielle, plus imposant que le fanion français accroché à mes volets que je n’ai pas le cœur de retirer. « Les plus gênés.. » Alléché par l’odeur d’un vrai dialogue, je lâchais la pression sur la dévisseuse et entrais dans la conversation : « Et qu’est-ce qui vous gêne ? Trop d’immigration ? » Elle se défendit tout de suite, sur le ton du rire qui répond à l’absurde.

Née à Clamart de parents italiens venus en France en 1936 en voyage de noces et jamais repartis, naturalisée à l’âge de 7 ans, elle grandit avec des Polonais, des Belges, des Russes qui travaillaient dans les briqueteries. À côté d’une vie de travail dans la fonction publique et de syndicalisme, elle se démène souvent avec ses deux enfants pour aider des Chinois à avoir des papiers, pour obtenir une pension à une veuve de guerre ou la nationalité française au fils d’un ancien combattant africain. Elle ouvre sa porte à des Maliens perdus dans leurs démarches administratives, installés dans un coin du 19e moins mélangé que le sien, qui deviendront des amis et qui la font rire quand ils décrivent la sortie de l’école dans leur quartier – « On se croirait à Bamako, on n’est pas dépaysés. » Elle rit de bon cœur en me le racontant. À la retraite, l’envie d’être utile la pousse vers des associations, mais elle ne s’y retrouve pas. Pour partir en Inde il faut parler l’anglais. Elle ne reste pas à ATD quart monde, trop hiérarchique, trop snob. Alors, au cours de plusieurs séjours au Sénégal, elle remarque un homme qui lit toujours le même livre ; elle s’en étonne. Il lui explique qu’il n’en a qu’un. Elle crée une association pour acheminer des livres, puis c’est une classe qu’elle soutient pendant des années. Elle achète un « Peugeot gendarme » qui servira de taxi pour les élèves, et dégagera un salaire pour l’institutrice. Et elle s’attache à ces élèves, garçons et filles francophones musulmans.

« Mais là, c’est trop différent », dit-elle en me montrant la rue. Le bâtiment en face avec son drapeau est une annexe de l’ambassade d’Algérie, devenue depuis deux ou trois ans une « école internationale algérienne ». Dans le quartier, pendant les travaux, on parlait d’une école musulmane ou coranique, on ne savait pas trop. Marie a écrit à la mairie pour qu’on la renseigne, elle n’a pas aimé qu’on ne lui réponde pas. Et elle a vu la rue changer. Des femmes en burqa sont apparues, qu’elle croise de plus en plus régulièrement. « C’est pourtant interdit », s’indigne-t-elle. Et il y a ces hommes barbus et en djellaba qui accompagnent les enfants à l’école. Elle les sent fermés, elle les trouve hostiles, dans leur façon d’occuper l’espace public sans partage, quand ils parlent l’arabe entre eux, fort, ou quand ils descendent la rue en colonne, comme si le trottoir était à eux, sans un regard pour les autres, surtout pour les femmes, par indifférence ou par défi. Elle me racontera plus tard que sa mère, à peine arrivée en France, chuchotait dans les files d’attente parce que ne parlant qu’italien, elle craignait de vexer des Français.

Elle s’emporte quand elle confie : « Ce que je ne supporte pas, c’est de voir des gamines de 7 ans entièrement voilées. » Cet islam-là, elle ne le connaît pas et elle n’a aucune envie de s’y habituer, et elle ne comprend pas ce que font les féministes, qu’on n’entend jamais parler de ça. Elle ne comprend pas non plus ces gens qui demandent toujours plus de droits, qui se plaignent de discriminations, qui viennent prendre et ne donnent rien. Elle me racontera aussi son prix d’honneur. La maîtresse d’école appelle un jour sa mère pour lui dire que Marie a mérité le prix d’excellence ; seulement elle n’est pas française mais encore italienne. Elle explique alors, un peu gênée, qu’on ne pourra lui remettre qu’un prix d’honneur. Marie se souvient mot pour mot de la réponse de sa mère qu’elle me donne en jouant la fierté maternelle : « Ce n’est pas grave, cela n’enlève rien au mérite de ma fille. » Elle ne comprend pas comment les choses ont pu autant changer, elle accuse « la discrimination positive » d’avoir déréglé les gens, leurs attitudes, leurs demandes, leurs tons. « Et comme je ne peux pas me taire, je me sens menacée, alors je préfère m’en aller », finit-elle par expliquer. Dans son immeuble, elle est la troisième à partir, depuis l’ouverture de l’école. Les deux appartements quittés ont été repris par des familles musulmanes aux femmes voilées. Celui qu’elle laisse a été visité par « un monsieur africain qui a bien regardé mais n’a pas semblé le trouver à son goût », précise-t-elle en ajoutant « mais j’espère qu’il trouvera ». Puis elle s’étonne, son amie Monique qui vit à Montpellier a adressé une demande de logement à Paris à la RIVP (logements qui appartiennent à la Ville mais ne sont pas des HLM), il y a huit ans, pour se rapprocher de son fils parisien, en vain.

J’ai rencontré Sarah par Hannah, qui prend des photos pour Causeur et pour d’autres, à qui j’avais un peu raconté la dame et la rue et qui me rappelle quelques jours plus tard. Elle avait croisé dans un dîner Sarah Mesguich, comédienne et metteur en scène de théâtre, comme son père. « Figure-toi qu’elle habite la rue de ta bonne femme là, avec l’école. » Et voilà. On s’est vus dans un café miteux à deux pas de l’école, avec des photos de Hendrix sur les murs et un poste qui crachait du blues, tenu par des Arabes qui se causaient en arabe après nous avoir servis, dans un français aimable. J’avais tendance à trouver les gens de théâtre toujours un peu théâtraux, je me souvenais de Luchini incapable de se tenir même chez Finkielkraut, incapable d’aligner trois phrases sans emphase. Sarah est à l’opposé délicate, précise, scrupuleuse, pesant ses mots non pas pour leurs effets mais pour leur justesse, attachée dans son récit à chercher des explications, pas des coupables. Elle est fine et jolie, droite et emmitouflée dans des ampleurs laineuses. Elle vit depuis douze ans dans cette rue du 19e sympa, avec ses trois enfants, tous dans les écoles publiques du quartier, et peut-être un homme, je l’ignore, j’aime les questions qui fâchent mais pas celles qui chagrinent. Je sens une habitante plutôt heureuse quand elle raconte son quartier, loin de Riquet ou de Crimée, près de Stalingrad et des Buttes-Chaumont mais loin de la place des Fêtes, dans ce Paris populaire devenu un peu bobo et lieu « d’une vraie diversité, d’un vrai brassage, avec une école catholique en haut de la rue Bouret et des écoles juives pas loin, où le samedi, les familles juives se baladent au parc des Buttes-Chaumont très tranquillement. Et en douze ans, pas l’ombre d’un problème ». Je lui parle du témoignage de Marie, de son départ, et de ses motifs. Je glisse : « Et cette fameuse école alors ? » Elle habite juste à côté. Elle a connu l’ancien consulat d’Algérie, où il y a peu, des gens venaient faire leurs papiers. L’école accueille des filles très voilées et de plus en plus jeunes, dont on ne voit que le visage et les mains, mais aussi des garçons et des filles jusqu’à 14 ou 15 ans, aux cheveux libres, et qui se côtoient comme tous les collégiens. L’établissement ne pose pas de problèmes, et les élèves non plus mais Sarah comprend que Marie se soit sentie menacée. Elle a presque les mêmes mots quand elle évoque les accompagnateurs des enfants, ces « murs d’hommes habillés comme des islamistes, avec qui il n’y a aucun échange », qui affichent en France une idéologie qu’elle rejette depuis toujours, dans toutes les religions. En précisant qu’elle ne veut pas « tomber dans l’islamophobie débile », elle a les mêmes incompréhensions que Marie quand elle confie être atterrée que l’on puisse voiler des gamines intégralement autour de nous et que tout le monde ait l’air de s’en foutre. Cette pression, cette tension nouvelle, elle la ressent aussi, dans sa rue, dans le 19e et au-delà, en tant que juive et que femme. Elle rappelle que personne n’a été frappé et que les violences dans le quartier sont le fait de jeunes qui s’affrontent et règlent des comptes liés à des trafics mais parle d’attitude agressive. « Puisqu’ils savent que ça nous fout la trouille quand ils viennent à l’école en djellaba, pourquoi le font-ils ? » Des voisins lui ont rapporté un incident : l’été dernier, des femmes dont les bureaux donnent sur la rue ont été insultées par ces types parce qu’elles étaient en jupe. Et puis elle est intervenue récemment dans une altercation entre un commerçant de sa rue et le gardien de l’école au moment où le barbu traitait l’autre de « sale juif ».

Je suis allé voir le commerçant, M. Layani, envoyé par Sarah qui le connaît un peu et le décrit comme « un amour qui lui donne plein de légumes ». Il m’a raconté l’incident en toute simplicité, sans drame, sans colère et sans cette indignation qui sied surtout aux professionnels de l’antiracisme, peut-être un peu inquiet de ce qu’un « journaliste » ferait de son histoire. Peut-être aussi parce qu’on ne monte pas sur ses grands chevaux pour un rien quand on tient un Franprix dans un quartier populaire et qu’on est juif, si on veut tenir la distance. Mais on ne se laisse pas faire non plus. Le gardien de l’école algérienne est venu un jour se plaindre de l’attitude raciste d’une employée du magasin, asiatique, après un différend à la caisse. Le ton est monté et le barbu a traité Layani de « sale juif ». Celui-ci est allé s’en plaindre à l’école qui semble avoir remplacé le gardien puisqu’on ne l’a plus jamais revu. Pour Layani, l’incident est clos. Il m’en parle comme d’un dérapage. « Il a oublié qu’il était en France », glisse-t-il en riant. Ce qui le fait moins rire, ce sont ces jeunes qui donnent du « sale juif » quand on les empêche de voler, avec un aplomb effrayant, comme armés d’une légitimité qui ne laisse aucune place au doute ou à l’hésitation, comme si, dit-il, « ça faisait partie de leur identité ». Et ceux-là n’ont pas l’excuse d’oublier qu’ils sont en France, ils sont français, ces jeunes qui forment les bandes du 19e arrondissement, pas forcément ethniques ou religieuses, quoique de plus en plus homogènes, exclusivement mâles et manifestement antisémites.

« Il n’est pas possible qu’aujourd’hui, en France, mes enfants puissent entendre “sale juif” quand ils sortent dans la rue », me dit Sarah en reposant son café avant de constater que l’impossible est devenu réalité. Mais fuir comme Marie, elle n’y pense pas. Elle n’a pas entendu parler d’autres projets de départs envisagés par des habitants gênés mais regrette que Marie s’en aille. « Elle n’est pas chouette votre nana », dit-elle, fermement décidée à « ne pas lâcher un pouce de terrain ». Elle évoque sans s’y attarder l’histoire de sa famille et plus encore le tempérament et l’idéal social de sa mère, professeur engagé, qui allait chercher des gosses dans les bidonvilles, et qui il y a peu enseignait encore le français à des classes techniques dans des zones difficiles. De cet héritage, Sarah semble avoir gardé une conviction solide : on ne vit pas bien dans un monde qui s’accommode de ces ghettos, et on doit s’inspirer de ceux qui tendent des mains par-dessus les murs.

Mais aujourd’hui dans sa rue, le mur a changé. Il n’est plus cet objet contre nature qui nous sépare d’un autre aimable. Le mur ici, c’est l’autre, dans toute son arrogance. C’est l’autre qui se voile au-delà du pudique ou du religieux, et jusqu’à faire peur. C’est l’autre qui n’a plus un regard, sinon réprobateur, et plus un mot sinon insultant. Nous attendons tous de l’autre, de cet inconnu croisé dans l’espace public, dans l’espace commun, qu’il soit un écho à notre existence. Un échange de regards bienveillants ou un pas de côté pour laisser la place, une formule de politesse ou un « après vous » urbain sont autant de signes d’existence que nous nous adressons les uns aux autres. Un simple mode de vie qui n’oblige personne, qui semble aller de soi, mais qui manque cruellement quand il disparaît. Dans ce monde vers lequel semble nous mener insensiblement mais inexorablement la rue Bouret, ce ne sont pas les différences qui dressent des murs entre les gens mais le comportement de certains. Et sur ces murs, se brisent chaque jour, sans heurts et en silence, les habitudes du « vivre ensemble » en vigueur en France, défendues par Marie et par sa mère italienne avant elle, ou par Sarah, fille de Français d’Algérie. Pour vivre ensemble, il faut être deux. Et ces femmes qui voient leur rue changer vers une certaine régression se sentent bien seules. L’une s’exile pour retrouver des regards nouveaux et inconnus mais amis, parce que « les plus gênés s’en vont ». L’autre se fait à l’idée qu’il faut résister à ce que le monde devient, jusqu’en bas de chez soi, quand on est attaché à l’idée de progrès comme au projet de vivre ensemble, les uns avec les autres. Mais dans l’état actuel des choses, même pacifiquement, dans la rue Bouret, on ne vit plus tellement les uns avec les autres mais les uns à côté des autres.

Les esprits les plus fins grimacent quand ils évoquent « le grand remplacement ». « Trop logique ! » s’exclament de concert Élisabeth Lévy et Alain Finkielkraut au micro de RCJ pour qualifier l’idée de Renaud Camus. Dans la réalité et dans l’immeuble de Marie, un petit remplacement a pourtant lieu, sans planification ni orchestration, sans autre logique que celle qui pousse les uns à fuir, gênés, ou à assister impuissants aux régressions en marche et aux menaces implicites, quand les autres imposent leur mode de vie là où ils s’installent, comme au temps des colonies. « Pourquoi viennent-ils devant l’école en djellabas puisqu’ils savent que ça nous fait peur ? » demande Sarah. La réponse est peut-être dans la question, et la logique aussi. Sa réponse est courageuse : elle ne lâchera rien. Mais jusqu’à quand peut-on défendre la liberté de son mode de vie, aussi légitime soit-il dans une rue de Paris, au pays des droits de l’homme et de la femme, quand les Marie s’en vont et que des femmes voilées arrivent ? Combien de temps peut-on vivre dans un environnement qui s’islamise, quand une partie du pays semble s’en moquer et qu’une partie de la gauche, de Todd à Juppé, dénonce d’abord les amalgames et les stigmatisations ? Nous avons tous affirmé le lendemain des assassinats de Charlie Hebdo que, « même pas peur », nous allions tenir bon. Pourtant depuis, personne n’ose plus se moquer du prophète. Nous nous sommes payés de mots et nous avons reculé d’un pas.

J’ai peur que la rue Bouret nous raconte un peu la même histoire, celle d’un pays qui se gargarise de république et de laïcité, mais qui continue de laisser venir par an et par centaines de milliers, des populations qui, loin d’être séduites par les vertus de nos libertés, semblent décidées à ne pas s’en laisser convaincre. Face au risque que ces incompatibilités de mœurs produisent de dangereuses et peu républicaines sécessions, un consensus rassemble aujourd’hui les partisans de plus en plus nombreux d’une laïcité intransigeante. Réjouissons-nous que le bon sens et le droit d’être nous prennent le dessus sur les lubies multiculturalistes. Mais même en chassant l’expression religieuse de l’espace public par la persécution, même si une police des mœurs protège le droit de porter des minijupes et impose la parité aux terrasses des cafés, aucune loi ne rendra à la rue Bouret son sirop d’antan, ni son envie d’avenir commun. Il y a peut-être plus réaliste, plus simple et moins répressif : nous pourrions cesser de prendre des vessies pour des lanternes, et des dévots hostiles et fermés à tout ce que nous aimons et tout ce que nous sommes, pour de possibles Français."

Lire "Le petit remplacement".


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