Revue de presse

P. Vermeren : « La crise sanitaire, révélateur du déclassement de la France » (lefigaro.fr , 19 av. 20)

Pierre Vermeren, universitaire, agrégé et docteur en histoire. 21 avril 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le sentiment de déclassement de nombreux Français masquait une vérité que peu voulaient connaître : la cinquième ou sixième puissance économique mondiale est un pays déclassé. L’ancienne première puissance politique, économique, militaire et démographique occidentale (selon les domaines entre les XVIIe et XIXe siècles) est devenue une puissance moyenne. Soit. Mais la promesse faite aux Français d’un État protecteur, éducateur, visionnaire et architecte, en un mot stratège, dont les premières dépenses publiques au monde sont acceptées du fait de notre contrat social, est rabaissée au rang de gestionnaire endetté et dépassé. Si la tiers-mondisation parfois dénoncée est excessive, la France est revenue à sa condition de pays méditerranéen aux côtés de ses sœurs latines, l’Espagne et l’Italie, littéralement fauchées par la crise du coronavirus.

De François Ier à Charles de Gaulle, quelques séquences douloureuses mises à part, la France a longtemps échappé à sa condition : en s’appuyant sur le plus riche terroir d’Europe, de grands dirigeants ont sublimé la nation grâce au pouvoir d’attraction universel de Paris et, un temps, de Versailles : écrivains, intelligences, théologiens, artistes, beaux esprits et belles femmes avaient rendez-vous à Paris. Pour soutenir son rang, l’État dirigeait sous la Révolution et l’Empire la première armée d’Europe, puis bénéficiait d’une industrie à la pointe de la technologie mondiale. Si l’Angleterre a inventé l’industrialisation, lorsque éclôt la deuxième révolution industrielle, au tournant du XIXe siècle, la France mène le bal du progrès technique : automobile (Renault), aviation (Ader), électricité (Bergès), cinéma (frères Lumière), armement (pneumatique, turbine à vapeur, camion), chimie (Pasteur), on fera grâce de la bicyclette et du soutien-gorge ! Puis, d’une guerre à l’autre, le leadership politique et l’attractivité ont basculé vers l’Angleterre et les États-Unis, qui ont attiré les talents. La translation a été lente, car la France est le grand vainqueur de 14-18. Mais elle en sort si affaiblie dans sa chair que son abaissement est inéluctable, ce qui conduit à 1940. L’Allemagne, à défaut d’imposer son empire militaire, s’est ensuite emparée du leadership industriel dans les années 1970, quand la France a commencé à sacrifier par pans entiers son industrie. Puis l’Allemagne a été rejointe par l’Asie orientale, qui devait se substituer aux rétractions industrielles conjointes de la France, du Royaume-Uni et de l’Amérique.

La crise du coronavirus est l’ordalie (ce « jugement de Dieu », après que le suspect d’un procès médiéval eut été soumis par ses juges à la torture afin que Dieu se prononce) de notre nouvelle condition. Les puissances industrielles d’Asie sont à la pointe de l’équipement et de la réactivité. Ayant décrété que la mort de millions de personnes dans une épidémie n’était plus acceptable au XXIe siècle - même en Chine communiste -, elles ont, au prix d’une exceptionnelle préparation, jugulé la mortelle pandémie. Si l’opacité des autorités chinoises quant à la virulence du virus et à sa mortalité a favorisé la pandémie, cela n’enlève rien à l’exploit d’avoir cantonné l’épidémie à Wuhan (un Chinois sur trente). Mais Japon, Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Vietnam, Asie confucéenne et même Thaïlande ont réagi avec une méthode et des moyens qui en imposent. Tout le monde y est masqué, et la détection, systématique. Hors du foyer originel de Wuhan, le confinement total était dès lors inutile.

Quand l’épidémie a touché l’Europe puis les États-Unis, la crédulité l’a emporté. « Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit, ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions », dit le narrateur de La Peste. Nous y voilà.

Il y a longtemps que nos dirigeants ne lisent plus La Peste ni de romans, sauf goût personnel. Même avant sa suppression officielle à Sciences Po, la culture générale était devenue un vernis mouliné en fiches de lecture afin que brillent de beaux esprits. Parmi les quelques citations incontournables pour préparer l’ENA, retenons la pensée de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Fallait-il pour autant écarter la science, les ingénieurs et les connaissances scientifiques de la formation de nos hauts fonctionnaires ?

La France du XIXe siècle fit une place de choix aux corps techniques à la direction des affaires publiques, renforcée par la planification industrielle des années de Gaulle. Les X-Mines et les X-Ponts ont codirigé l’armée française, construit nos grandes infrastructures, recomposé notre territoire (pas toujours de manière très heureuse !), lancé les grands programmes d’armement, du nucléaire, de l’aéronautique (Airbus), du spatial et des satellites, du TGV… Aucune décision de politique publique ne s’opérait sans leur accord ou leurs recommandations. Ils étaient au cœur du pouvoir et de la décision publique.

Or dans le choix qui a présidé la création de l’ENA, en 1945, les humanités n’ont pas été la seule victime collatérale.
Jusqu’aux années 1960, les énarques sont peu nombreux, et la direction de l’État est aux mains d’élites diversifiées, dont les fameux corps techniques. Mais au fil des décennies, notre « État de droit », considérablement renforcé par la désindustrialisation et la dérégulation financière des années 1980, construction européenne oblige, devient affaire de juristes : généralistes du droit public, spécialistes de la note de synthèse et du commentaire d’arrêt, conseillers d’État et inspecteurs des finances se suffisent.

Les plus brillants ingénieurs des corps d’État sont priés de pantoufler à la tête des entreprises publiques et privatisées et de s’adonner au jeu des chaises musicales à la tête de nos institutions financières. De cogérants de l’État, les corps techniques deviennent auxiliaires, raison pour laquelle les polytechniciens ne font plus carrière dans l’armée, ce qui est singulier pour une école militaire. Il en ira bientôt de même des normaliens, puisque le Saint Graal se nomme droit public et finance !

Au diable ingénieurs, officiers et écrivains : le développement déraisonnable de notre bureaucratie - conforme aux anticipations de Max Weber dans Économie et société (1921) - les a marginalisés. Cette rétraction de l’élite dirigeante s’est accompagnée de sa conversion, dans les années 1980, à l’économie financière post-dérégulation, qui a produit une montagne de dettes. Même notre précautionneux État gaullo-pompidolien désendetté en 1970 a atteint 100 % du PIB de dette publique en 2010. Et le malade national n’éprouve aucune amélioration : en atteste l’intensification des crises sociales et politiques récentes.

La France a d’abord cantonné ses ingénieurs aux sphères techniques, avant qu’on ne les déshabille une à une : planification, régulation, politique bancaire, industrielle et agricole, aménagement du territoire, prospective (que l’on n’écoute plus), réduction de la fonction publique d’État, notamment de l’armée, privatisations, fermeture des directions départementales de l’équipement (DDE) en 2009, etc. L’État est comme une volaille dont on a coupé les membres. D’où la tragique fuite des meilleurs - ou de trop d’entre eux - vers l’Amérique, et la conversion de nos polytechniciens à la finance.

L’industrie française est l’autre victime collatérale de cette épuration scientifique et technique. Voilà pourquoi, sans conception ni usines,la France ne peut plus produire assez de masques, de tests, de médicaments ni de machines. Après la guerre d’Algérie, la France a aussi écarté les officiers du pouvoir - on aurait tort d’oublier qu’ils étaient au cœur de la machine étatique sous les IIIe et IVe Républiques - et les a envoyés en opex avec des moyens de plus en plus dérisoires. Après Mitterrand, notre dernier président lettré, elle a marginalisé écrivains et professeurs, renvoyés à leur condition superfétatoire soldée à bon compte. Seuls les médecins ont gardé statutet revenus conséquents, car il faut bien se soigner !

Mais le délabrement progressif de l’hôpital public et des métiers qui le servent, dont on paye la facture, révèle en quelle estime ils sont tenus. Car si la France a un budget santé équivalent à l’Allemagne, l’hôpital est un bateau ivre : bureaucratie et médecins hospitaliers sont en guerre ; cliniques privées et CHU se tirent le tapis ; les agences régionales de santé n’écoutent que Bercy ; rien n’a été pensé sur les conséquences du numerus clausus, l’absence de dossier médical individuel, les 35 heures, la féminisation du corps médical, liée à l’effondrement de la médecine de ville qui noie les urgences, l’héliotropisme du corps médical, la prévention et l’anticipation des crises sanitaires, la dépendance aux médecins étrangers sous-payés - mais ralliés par les élites africaines qu’il faut soigner -, la gabegie des soins pour nombre de pathologies inutiles, la vacuité du Conseil de l’ordre, la constitution d’un état-major médical ministériel déconnecté du soin, les pressions corruptrices de l’industrie médicale, etc. L’addition va se payer en dizaines de milliards d’euroset en milliers de vies humaines.

La France est devenue un énorme pourvoyeur de prébendes, subventions et rentes, grâce à un rendement fiscal exceptionnel assis sur notre économie de services mondialisée et à notre dette publique. L’espoir, comme dans les années 1920, reste de faire payer l’Allemagne - via les eurobonds -, dont on feint de s’étonner que les Allemands les refusent. Mais si la France espère que le Covid-19 contraindra la Banque centrale européenne à mutualiser les dettes européennes, ce pourrait être le signal du départ de l’euro d’une Europe germanique exaspérée.

Notre « État de droit » repose sur trois solides piliers. Les communicants agréés, médias officiels et officieux qui constituent un orchestre polyphonique redoutable pour porter la bonne parole de l’État, quand sa fonction est de guider les citoyens dans un monde qui leur échappe. Le ministère de l’Intérieur et ses corps (préfectorale, CRS, police, douanes, sécurité civile, pompiers), à la manœuvre sur tousles foyers d’incendies qui se succèdent depuis 2005 : il leur revient de ramener au réel les citoyens que la communication n’a pas convaincus. Enfin, la bureaucratie« légale-rationnelle » (Weber), qui écrit ses ordonnances avant leur suivi juridico-administratif. Ce sera une contribution de plus à notre montagne réglementaire, auxiliaire du Moloch législatif qui régit notre pays. La loi claire, courte et précise a laissé place à un monstre kafkaïen qui détourne citoyens et intelligences.

Munis de cet attelage baroque, nous voilà confrontés à un ennemi que les Asiatiques ont désigné avant nous et que nos dirigeants ont dû faire leur. Comment transformer nos carences en arme de combat contre l’invisible virus ? C’est à cette quadrature du cercle que nous invite la déclaration de guerre du président : l’urgence sanitaire est implacable, servie par des millions de bonnes volontés de ce peuple réputé frondeur, mais si obéissant - qui accepte tour à tour la dégradation de ses services publics, une pression fiscale record, l’obligation, pendant un ou deux mois, de marcher durant des heures chaque jour pour aller travailler faute de transports publics, l’annulation des examensde ses enfants et, désormais, l’injonction de rester enfermé chez lui…

Mais l’appareil qui nous régit est déboussolé. En quelques années, la France a transféré ses usines pharmaceutiques et une partie de son industrie mécanique en Chine ;l’État a bradé 1,5 milliard de masques sanitaires et fermé 100.000 lits d’hôpital (selon la Drees) ; faute grave et peu connue, il a liquidé les forces vives de la médecine militaire (Santé navale Bordeaux, fermeture d’hôpitaux militaires, dont le Val-de-Grâce, et de la plupart des spécialités, etc.) Quand l’Allemagne aligne 30.000 lits d’urgence, la France en avait 5000, et l’armée ne peut plus en construire que quelques dizaines au lieu des milliers nécessaires.

Nous nous retrouvons confinés avec nos sœurs latines impécunieuses. L’Allemagne semble avoir les moyens d’endiguer la pandémie à coups de tests. L’Amérique de Trump et le Royaume-Uni de Johnson, que l’on savait en crise, dont les dirigeants ont été élus par la part abandonnée de leurs peuples respectifs, sont livrés aux maux qui nous accablent, mais délestés de notre montagne réglementaire.

Médecins et scientifiques, aidés par l’armée des invisibles, font fi des entraves pour sauver les dizaines de milliers de vies menacées. Tout sera fait pour revenir à la routine après la crise sanitaire. Mais le choc économique sera saignant. Et la reconfiguration de l’État ne sera pas une option."

Lire "Pierre Vermeren : « La crise sanitaire, révélateur du déclassement de la France »".


Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Crise du coronavirus (note du CLR).


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