(Marianne, 4 jan. 24). Pierre Valentin, essayiste, diplômé en philosophie politique de l’université d’Exeter 14 mai 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Gallimard, coll. Le Débat, 12 oct. 2023, 224 p., 17 €.
Lire "Pierre Valentin : "Quand les militants woke réalisent que leurs propres principes sont intenables"".
"Ce qui paraît quelque peu frustrant lors des débats sur la question woke tient au fait que le lecteur peut en ressortir avec le sentiment qu’on serait face à un pur débat conceptuel dont la réponse dépendrait, in fine, des avis et des sentiments de chacun. C’est ici que surgissent un certain nombre de platitudes qui permettent de sublimer l’indécision en snobisme : « De toute façon, on est toujours le woke de quelqu’un d’autre ! », « woke et anti-woke, deux faces d’une même pièce ! », ou encore « y’a des excès oui, mais y’a des trucs bien, c’est comme tout ! ».
Outre la fonction de « fréquentabilisation » sociale que possèdent ces banalités, elles trahissent surtout le fait que le commun des mortels s’imagine les débats idéologiques, théoriques, conceptuels, comme interminables par essence, une somme d’opinions incommensurables qui se confronteraient éternellement. Or, ce serait oublier que l’on peut réfléchir comme un scientifique dans le domaine des idées en observant empiriquement la concrétisation de ces dernières. Faisons donc l’analyse de deux principes woke que les militants ont essayé d’appliquer dans un contexte social donné avant d’en mesurer « froidement » les résultats.
1 - « FEMMES ON VOUS CROIT »
Commençons par le fameux « Femmes, on vous croit », qui apparaît parfois sous la forme voisine de « Victimes on vous croit » (révélant par là le fait que les femmes et les victimes ont tendance à se confondre dans leur logiciel). Ce principe, qui abolit la notion de présomption d’innocence et avec elle notre système judiciaire (sauf quand ce dernier condamne un « dominant »), a été appliqué pendant deux ou trois ans au sein du parti La France Insoumise. Pour quels résultats ?
Depuis l’attaque du 7 octobre dernier, de nombreuses femmes juives ont accusé le Hamas d’avoir commis des viols. Que faire lorsque ce que votre grille de lecture nomme « colon », ou « dominant », accuse un « colonisé », un « dominé », d’avoir commis l’irréparable ? Nous avons la réponse : le « femmes on vous croit » fut jeté aux orties par les militants insoumis au nom de la cause palestinienne. Les femmes israéliennes mentaient.
De la même façon, une ribambelle d’annulations de personnalités sur la base de témoignages (et sur fond de rivalités internes) parmi lesquelles Taha Bouhafs et Éric Coquerel, aura été suffisant pour convaincre les instances dirigeantes que ce principe féministe n’était pas tenable dans la durée. La défense étonnante que certains militants ont pu faire de ces figures avait même poussé un satiriste à imaginer un collage féministe avec le slogan suivant : « Les femmes et Éric Coquerel, on vous croit ». Le fidèle de Jean-Luc Mélenchon, Manuel Bompard, a logiquement été contraint le 30 juin 2022 de concéder sur BFMTV la phrase suivante : « Il ne faut pas jeter des accusations sans aucune preuve ni aucun élément sérieux ». Voilà ce jeu désormais jugé impraticable au sein d’un parti par ceux-là mêmes qui ont essayé de convaincre la France entière d’y jouer. Faire fi de la notion de présomption d’innocence là où les luttes de pouvoir sont fréquentes, revient bien à allumer une mèche.
2 - L’INTERSECTIONNALITÉ DES LUTTES ET L’AUTOIDENTIFICATION DE GENRE
Le cœur battant du logiciel woke provient de l’intersectionnalité, concept théorisé par Kimberlé Crenshaw en 1989 puis de nouveau en 1991, dans deux articles académiques. Cette notion sert à unir des catégories identitaires divergentes voire contradictoires sous une même bannière (« les dominés ») dans le but de mieux accabler un groupe et son système (« les dominants », « le patriarcat » etc.). En lisant les écrits, on ne comprend pas comment tout cela peut bien fonctionner dans la pratique.
L’intersectionnalité se veut égalitaire, mais les militants sont bien obligés de découvrir l’inéluctabilité de la hiérarchisation lorsqu’il s’agit d’organiser la marche de la Pride Radicale, ce que Nora Bussigny nous raconte en détail dans son enquête Les Nouveaux Inquisiteurs. Qui peut venir marcher, et dans quel ordre ? Faut-il mettre la lesbienne, blanche « mais » handicapée, au premier, deuxième ou troisième rang de la marche ? Quid du transgenre « devenu homme » ? N’a-t-il pas récupéré quelques « privilèges » en chemin ? Non content de ne pas savoir conceptuellement hiérarchiser entre les catégorisations identitaires « opprimées », les militants savent encore moins discriminer entre les superpositions chaotiques de ces catégories, surtout dans la mesure où les « combinaisons » possibles sont infinies.
Bussigny raconte notamment que face au constat délicat de la présence de « plusieurs hommes très clairement cisgenres, voire hétérosexuels » au sein du défilé, la réponse gênée d’une des organisatrices sera de dire « bah on peut pas vérifier leur genre quoi… C’est délicat de leur demander, ça peut être très violent… ». Le principe d’autoidentification de genre rentre en conflit avec celui de hiérarchisation victimaire intersectionnelle. Voici donc une nouvelle fois des militants qui acceptent qu’ils ne peuvent pas « tenir » leurs principes jusqu’au bout. On peut en effet difficilement à la fois vouloir « inverser » la hiérarchie homme/femme et, en même temps, dire que chaque individu peut « s’auto-identifier » selon ses envies du moment, ce qui détruit les catégories que l’on prétend mobiliser.
Que ce soit au sein d’un parti, d’une entreprise (Disney a récemment annoncé faire marche arrière sur le wokisme), ou même d’une marche, le wokisme a donc échoué sur ses propres termes. De plus, beaucoup parmi ceux qui pensaient cyniquement tirer parti de ce mouvement ont déjà fini par scier leurs propres branches. Cela n’a même pas fonctionné pour eux. Voilà des éléments factuels qui doivent permettre d’éteindre le relativisme idéologique des débats autour du wokisme. Certains principes, certains concepts, sont capables d’être appliqués plus que trois ans sans imploser, sans se contredire, d’autres non.
Si ces principes sont à ce point intenables même à très petite échelle, et pour une durée aussi courte, comment croire qu’ils puissent tenir sur le long terme à l’échelle d’une civilisation ?"
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