Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue "Esprit". 13 juin 2017
"Si lʼouragan Macron souffle si fort, cʼest que le personnage atypique et la stratégie audacieuse quʼil associe contrastent avec un malaise national que son livre-manifeste publié en novembre dernier, Révolution, désigne comme « engourdissement général », fermentation de « passions tristes » et même revanchardes, « impression douloureuse dʼinfidélité à nous-mêmes ». Cette personnalité euphorisante contraste avec notre amertume et notre doute, ce qui lʼautorise à faire porter la responsabilité du marasme à une classe politique en perdition et à évoquer la levée dʼune nouvelle génération. Une proposition aurait pu rivaliser avec celle de Macron, celle de Fillon, qui donnait, dans le dernier débat du premier tour, la raison de sa candidature : « La génération à laquelle jʼappartiens a échoué, elle a laissé se dégrader non seulement les comptes publics mais les capacités du pays. » Son programme rigoureux était selon Fillon une manière de se racheter. Cʼétait vrai et honnêtement présenté. Cela a échoué pour les raisons conjoncturelles que lʼon sait mais sans doute surtout parce que, dans la bouche dʼun homme au parcours classique, cela revenait à demander aux électeurs de se reconnaître coresponsables de ce contre quoi ils récriminent.
La déprime nationale quʼEmmanuel Macron promet de surmonter, quʼil secoue en tout cas, est au croisement de deux échecs patents, celui de Jacques Delors et ses héritiers et celui du souverainisme. Le projet de Delors, cʼétait de réformer le système français en lui opposant les disciplines européennes, mais le transfert à Bruxelles de la production des législations a exaspéré des comportements dʼautodéfense, en particulier corporatistes. Le choix opposé, le souverainisme, nʼa pas échoué directement, mais il est resté une velléité, comme le montrent les carrières avortées de Séguin, Pasqua et Chevènement. Fillon était dans cette ligne, tout en lʼinfléchissant.
Macron, lui, enjambe la question de la souveraineté pour en faire une question non pas de principe mais de pratique. « Opposer le souverainisme et lʼEurope, dit-il, est un traumatisme français », « LʼÉtat est plus efficace sʼil sait articuler sa souveraineté avec une vraie souveraineté européenne » (Macron par Macron, Les Éditions de lʼAube, p. 59-61). Donc, en dépit des conceptions classiques, les souverainetés pourraient se combiner et même sʼadditionner ? Mais cela, il nʼest pas sûr que notre président le croie vraiment puisquʼil parle aussitôt après de « transformer le rêve français en rêve européen ». En ce cas, il y aurait glissement dʼune souveraineté à lʼautre. Combinaison ou substitution ? Sans doute la religion de lʼauteur que nous suivons nʼest-elle pas faite, cʼest pourquoi il introduit une certaine labilité dans son concept de souveraineté, il lʼanalyse comme un faisceau de capacités où on trouve, en vrac, « souveraineté énergétique », « souveraineté numérique », « souveraineté face au fait migratoire ou militaire ». Si, pour lui, la souveraineté nʼest pas un bloc, cʼest pour une raison de fond, parce que, pour lui, il nʼy a pas de décision par quoi le sujet politique national sʼéprouve, déchiffre et invente le sens de son existence dans son environnement et face aux événements. À lʼuniversité Humboldt de Berlin, texte en anglais que lʼon ne sʼest pas pressé de traduire, Macron a été particulièrement éloquent pour évoquer la souveraineté européenne et lʼunification des peuples (op. cit p. 98).
Cela nʼempêche pas Emmanuel Macron dʼêtre patriote mais dʼune manière sentimentale et esthétique, séparée de lʼaction de gouverner. Il est aussi soucieux de la cohérence de lʼaction politique. Son expérience du pouvoir lʼa rendu particulièrement sensible à ce que lʼon pourrait appeler « la discordance des temps », qui affecte lʼactivité des gouvernements. Il y insiste dans le plus important des articles quʼil a publiés dans Esprit (« Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? », mars-avril 2011), cette action est sans cesse bousculée par la pression de lʼurgence ou plutôt des urgences successives. Un pouvoir urgentiste, à force dʼêtre brouillon, corrompt la communauté civique elle-même, étant à son égard « maternant plus que pédagogue ». Que le long terme soit autre chose quʼune succession de courts termes, Emmanuel Macron en est si conscient quʼil estime dangereux le serment de tenir ses engagements par quoi les politiques essaient de fidéliser leur public : que faire si telle décision sur quoi on sʼest engagé se révèle contre-productive ? À ces dangers de la démocratie quʼon peut dire immédiate, Macron propose deux remèdes. Dʼabord la démocratie continue - « Le débat, dit-il, fait partie de lʼaction » - et aussi, à lʼopposé, une limitation de la démocratie. « Les problèmes longs impliquent parfois, dit-il, des mécanismes qui garantissent une application constante. » On est perplexe devant cette méfiance vis-à-vis du peuple, surtout on sʼétonne quʼil nʼy ait aucune réflexion sur la représentation politique qui, justement, offre au corps électoral la possibilité de juger périodiquement ses mandataires et, à travers ceux-ci, dʼévaluer ses choix antérieurs, donc de sʼéduquer lui-même à la responsabilité et de surmonter les dangereuses « passions tristes ». Tout au contraire, on voit le président et les siens, épousant la démagogie ambiante, promouvoir une représentation-reflet, qui nʼa pas dʼautorité propre pour agir au nom de la collectivité politique. La brièveté des carrières politiques, que lʼon préconise actuellement, correspond à ce type de représentation faible. Pourtant, lʼhistoire de nos Républiques montre que les politiques dont lʼaction a compté (Clemenceau, Poincaré, Briand, de Gaulle, Mendès) ont eu des carrières politiques longues et chahutées. La « jurisprudence » Jospin-Fillon (jʼai échoué donc je me retire) ne peut que produire en politique une perte dʼexpérience et de sens de la complexité donc de véracité.
Ce paradoxe sʼéclaire si lʼon prend conscience que la continuité dont Macron se soucie est une cohérence technique, et non celle, biographique peut-on dire, de lʼhistoire dʼun peuple, dont le concept classique de souveraineté est le sceau.
Question cruciale : y a-t-il un rapport nécessaire entre la cohérence de lʼaction publique et le fait de rapporter celle-ci à lʼexistence dʼun sujet historique ? Lʼusage que fait Emmanuel Macron du mot « sens » montre que pour lui il nʼen est rien. Ce mot lui sert à mettre en rapport différents développements dʼune action et non à interroger, à travers nos actes, lʼénigme que nous sommes pour nous-mêmes, personnellement ou collectivement. Plus révélateur encore est lʼemploi dans ses textes du mot « idéologie ». Dans lʼarticle dʼEsprit, il en recommande fortement lʼusage pour montrer que la politique dépasse la gestion et lʼurgence, quʼelle peut avoir de grands projets, une « vision de la société et de sa transformation », mais la question nʼapparaît pas de ce quʼest pour lui-même le sujet politique. En lʼoccurrence, Emmanuel Macron se réfère implicitement à un texte où Paul Ricoeur analyse, à propos dʼun débat entre Hans-Georg Gadamer et Jürgen Habermas, les significations du mot « idéologie » pour conclure que « la fonction la plus profonde de lʼidéologie est de servir de relais pour la mémoire collective afin que la valeur inaugurale des événements fondateurs devienne la croyance du groupe entier ». Ricoeur sʼoppose donc à Habermas pour qui lʼéthique de la délibération suffit à unir une communauté politique. En somme, nous dit Ricoeur, lʼidéologie, au sens fondamental, est substantiellement reliée à un antérieur, à une transcendance identitaire. Au contraire, Emmanuel Macron, disciple infidèle sur ce point, la voit comme un élargissement de la « capacité de proposer », en écartant la question du fondement enfoui.
Si lʼon schématise le modèle dʼEmmanuel Macron, on voit que la fonction de la représentation politique et des partis y est réduite ou même déniée. Cela correspond à une polarisation sur le projet sans égard au sujet historiquement constitué qui doit sʼy reconnaître et au fait que le principal repère de la réforme annoncée se trouve à lʼextérieur dans une mondialisation dont la légitimité est un article de foi. Lʼaction mise en route se présente plutôt comme une tâche que comme une ambition, une tâche dʼadaptation, dont le noyau est économique. Est en effet reconduit le préjugé que lʼéconomie décide de lʼessentiel, puisque, selon son état, les problèmes sociaux peuvent ou non être résolus. Selon cet économisme, que partagent la droite et la gauche, lʼéconomie devrait être notre seul vrai souci. Dans un cadre ainsi configuré les questions morales ou culturelles, la laïcité ou lʼintégration sont traitées dʼune manière convenue et superficielle.
Le social ne se voyant reconnu que peu de substance, on nous annonce une révolution de lʼindividu, un individualisme actif où chacun, à la manière dʼEmmanuel Macron lui-même, est à soi-même son projet, lʼÉtat capitalisant stratégiquement les performances de tous. Les statuts sclérosés et contraignants une fois balayés, la généralisation du succès, lʼaccès (mot-clé) aux performances et aux chances, deviendra la grande affaire, le critère. Dʼoù lʼimportance du programme éducatif. Le rêve serait que lʼinégalité se dissolve dans la mobilité, grâce au caractère interchangeable des positions. Mais ceci nʼest pas pour demain. En attendant, un enseignement rénové, le patrimoine surimposé et lʼentrepreneuriat favorisé apparaîtront comme un pas sur cette bonne voie.
On peut trouver cette promesse rationnelle peu attrayante. Comme société, un espace dʼindividus performants ressemblerait à un terrain vague. On nʼhabite pas sur un champ de foire, encore moins dans une salle de marché. La pertinence du principe de base selon lequel la prospérité économique fait lʼharmonie sociale nʼest dʼailleurs pas du tout assurée. On a de bonnes raisons de penser que la détermination peut aussi aller du social à lʼéconomique. Le modèle tant vanté de lʼEurope du Nord suggère que la concorde sociale est parfois le préalable et que cette concorde doit beaucoup à une histoire qui nʼa connu aucune des grandes fractures de lʼEurope moderne : tout le contraire de lʼhistoire de la France. Cʼest pourquoi lʼuniversalisme abstrait dans la variante économique que lʼon veut imposer ne sera sans doute pas directement opérationnel. La question de la personnalité spécifique du sujet politique français risque de se rappeler à lʼattention de ceux qui sʼefforcent de lʼoublier.
Le programme de Macron pâtit de lui ressembler trop, dʼêtre celui dʼun seul homme et de ceux qui sʼidentifient à lui. Lʼimpasse faite sur le sujet politique empêche que soit partagé un projet qui veut être pour tous mais nʼarrive pas à être, imaginairement du moins, celui de tous. Lʼexternalité de la prescription est même proclamée par le titre Révolution sur le livre-manifeste. Quant au mouvement dʼopinion favorable, on peut se demander si, en dehors de la France bien portante, il ne traduit pas surtout le ressentiment contre un système épuisé, donc une de ces passions négatives et tristes quʼEmmanuel Macron a sans doute moins dépassées quʼil ne le voudrait.
Il nʼempêche, le mouvement macronien correspond à un sentiment répandu et fort, celui dʼêtre dans une nasse à faire éclater, celle des comportements institués de lʼindividualisme passif et récriminant devant un État républicain devenu débiteur universel. La tabula rasa annoncée de certains privilèges qui ont perdu beaucoup de leur légitimité peut avoir un effet libérateur, lever la honte sournoise, découragée, velléitaire où nous nous sommes complu, nous vantant même dʼêtre le pays de la détestation de soi. Mais pour une véritable reconstruction et dʼabord pour déjouer, dʼune manière ou de lʼautre, le piège de lʼeuro, il faudra faire appel à dʼautres ressources, dʼautres motivations que ce qui est actuellement proposé."
Lire "Paul Thibaud : « Emmanuel Macron pourra-t-il vraiment répondre au mal français ? »".
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