Revue de presse

P. Nora : « L’étrange mémoire des attentats de 2015 et 2016 » (lefigaro.fr/vox , 11 nov. 16)

Pierre Nora, historien, membre de l’Académie française, auteur (dir.) de "Les lieux de mémoire". 28 novembre 2016

"[...] Les attentats perpétrés depuis janvier 2015 en général paraissent pris dans une mémoire étrange et ambiguë. Ces tueries ont changé la situation de la France, la conscience de soi nationale, les clivages de la vie politique, les fractures sociales. Pour autant, ils n’empêchent pas la majorité des Français de vivre à peu près comme avant. Cette ambiguïté de la mémoire exprime bien la difficulté que nous avons à saisir la nouveauté que représente ce type de terrorisme.

Le débat s’est porté sur le lien entre islam et terrorisme, illustré par les interprétations opposées de Gilles Kepel et d’Olivier Roy. Le premier pour qui l’objectif des djihadistes est de fracturer la société française par une guerre civile larvée au nom d’une religion dévoyée. Le second pour qui la radicalité sociale des jeunes candidats au djihad préexiste à leur islamisation. Les interrogations liées aux courants musulmans comme les salafistes et les Frères musulmans, la possibilité d’un lien avec la pression migratoire qui a saisi l’Europe (même si ce n’est pas de façon massive en France), autant d’inquiétudes qui se sont mélangées, recoupées à certains égards, dans des conditions qui imprègnent profondément la mentalité collective.

Au début de la Grande Guerre, le 22 août 1914, 27.000 soldats français ont été tués en une seule journée. Or, le président de la République Raymond Poincaré n’a même pas quitté son bureau à l’Élysée. Ce précédent historique, que Régis Debray aime à invoquer, nous renseigne-t-il sur la différence des temps ?

La bataille des frontières, en août 1914, marquée par Charleroi, Rossignol et Morhange, est la plus meurtrière de l’histoire de France. Le 22 août, la France a perdu autant de soldats que pendant toute la guerre d’Algérie. Cette hécatombe a été recouverte dans la mémoire collective par l’exaltation de la victoire de la Marne quinze jours plus tard et par la volonté de garder le silence sur les cafouillages de l’état-major en août.

La bataille des frontières est sortie de l’oubli à la faveur de l’extension tous azimuts de la mémoire de la Grande Guerre et du changement de sens que le premier conflit mondial a pris aux yeux de nos contemporains. Pour les uns, c’est le symbole de la folie suicidaire de l’Europe. Pour les autres, le sommet exemplaire du sacrifice de soi et du patriotisme.

Quoi qu’il en soit, il est vrai que le contraste avec notre époque est saisissant. Aujourd’hui, lorsque quelques soldats français sont tués en opérations extérieures, le pays leur rend un hommage national lors d’une cérémonie aux Invalides en présence du président de la République. Nos concitoyens sont sortis de l’univers de la guerre depuis un demi-siècle. Aussi restent-ils sidérés par le mélange de dévouement, de consentement et de résignation qui caractérise les soldats de la Grande Guerre. On ne comprend plus le refrain du Chant des Girondins, qui fut l’hymne national sous la IIe République : « Mourir pour la Patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. »

Le socle des conditions qui permettait de nous représenter l’esprit de 1914 s’est volatilisé. Tous les attributs traditionnels de la souveraineté ont disparu : service militaire, frontière, monnaie nationale. La souveraineté nationale a éclaté vers le haut dans une volonté d’adaptation à l’Europe, et vers le bas avec la décentralisation. La sensibilité des Français est devenue hédoniste, individualiste, consumériste.

À mes yeux, le sentiment national demeure aussi fort qu’autrefois, mais il a changé de sens comme de cadre d’expression. Le rapport à la nation était profondément civique et militaire, héroïque, affirmatif et sacrificiel. Il est devenu individuel, affectif, presque amoureux. Il s’investit volontiers dans des performances industrielles et sportives, dans des explorations touristiques. Les Français connaissent un attachement enraciné pour le pays, sa langue, ses monuments, ses paysages, son histoire, sa manière de vivre. Le culte du patrimoine depuis trente ou quarante ans et la fixation actuelle sur l’identité nationale n’ont pas d’autre sens que cette transformation profonde, et pas forcément méprisable.

Engagement dans la réserve, affichage du drapeau, nous avons connu un regain patriotique après les différents attentats perpétrés depuis janvier 2015. Que vous inspire-t-il ?

Ces poussées d’unanimisme collectif et de patriotisme retrouvé se sont manifestées fortement dans les rassemblements monstres du 11 janvier 2015. La Marseillaise chantée par les parlementaires à Versailles après les attentats du 13 novembre, les drapeaux tricolores dans les foules montrent bien le mélange d’un vieux socle patriotique qui subsiste et se réactive temporairement et du nouveau sentiment national tel que je le vois se définir.

Dans cette conjoncture, le lexique de la guerre convient-il à ce que nous vivons ?

Le sens du mot de guerre a complètement changé. Il désignait jadis un conflit entre États, visant à l’anéantissement des forces de l’adversaire et que concluait un traité de paix. Or, la dernière fois que la France a déclaré la guerre, ce fut à l’Allemagne nazie en septembre 1939.

Désormais, on parle de conflits asymétriques, de droit d’ingérence et, depuis l’ouvrage d’un général anglais, Rupert Smith, The Utility of Force (2005), de guerres au sein des populations. La manipulation de l’opinion par l’intermédiaire des médias est devenue un des objectifs de ces conflits d’un nouveau type. L’expression d’« ennemi de l’intérieur » est donc ambiguë. Les terroristes islamistes qui ont frappé notre pays sont français, pour la grande majorité. Et télécommandés ou revendiqués de l’étranger par l’État islamique. De plus, nous voilà hors d’état de dire avec précision la nature de ce conflit : ethnique ? de civilisations ? de religions ? On sent l’incertitude de nos moyens d’appréciation.

La France semble partagée entre déni (le terrorisme tue moins que le tabac, dit Michel Serres), résignation (il faut s’attendre à des attentats à répétition, assure le premier ministre) et catastrophisme (la guerre civile a commencé, entend-on souvent). Quel est, selon vous, le juste point de vue sur notre situation ?

Ni déni, ni résignation, ni catastrophisme. Chacun ressent une très profonde inquiétude et un immense besoin d’essayer de comprendre. En dépit de la remarquable sagesse des réactions populaires après les différents attentats, ceux-ci ont eu pour effet de creuser les divisions nationales, de faire douter des capacités de réaction de l’État. L’opposition politique a exploité ce doute. Les manifestations de policiers représentent un symptôme très important. On ne peut exclure une provocation locale, comme une bombe dans une mosquée, qui mettrait le feu aux poudres.

Au-delà des réactions affectives et passionnelles qui s’attachent à ces sujets, il n’est pas toujours facile de les connaître et d’isoler les faits, les enquêtes et les expertises des idéologies qui les inspirent. On constate en tout cas un succès récent et très large des livres sur tous les problèmes liés à l’islam. Nous sommes tous devenus des islamologues amateurs.

De burkinis sur les plages en crèches de Noël dans les bâtiments publics, la France ne semble plus savoir qui elle est. Votre nom et vos travaux sont associés à l’expression « roman national ». Faut-il le restaurer ou se contenter d’un récit national ?

J’avais jadis, en exhumant Ernest Lavisse (1842-1922), caractérisé son Histoire de France comme l’écriture du « roman national ». Lavisse correspondait à une époque très précise. Il s’agissait, pour établir le nouveau régime républicain, de se réapproprier toute l’histoire de France et de surmonter ainsi la rupture de 1789. Lavisse avait pour objectif de ne faire qu’un de la République, la Nation et même la France. De l’Ancien Régime, il distinguait les règnes féconds ou désastreux, les bons ou les mauvais rois, les grands ministres ou les médiocres. Le « roman national » supposait également une fin heureuse : c’est la victoire de 1918, qui couronnait le plus grand effort que la France ait jamais fait sur elle-même. Cette histoire est contemporaine de la fameuse définition de la nation par Renan, « un plébiscite de tous les jours (…), avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore » [1].

Aujourd’hui, le roman national est mort et il ne ressuscitera pas plus que Renan, pour qui la nation comme héritage était solidaire de la nation comme projet. Le « roman national » est devenu une romance. Quant au récit national, c’est un peu le cache-sexe du roman national ou bien n’importe quoi. Alors ? Je fais mien le jugement déguisé en boutade de Paul Veyne : « Il ne faut pas s’intéresser à l’histoire de la France parce qu’on est français, mais parce qu’elle est intéressante. » C’est ce que j’ai essayé de faire, enfin pas tout à fait… Du moins ai-je cherché dans mon travail à sortir l’histoire nationale du nationalisme, que ce soit celui de gauche (la devise républicaine, les droits de l’homme) ou de droite (la terre et les morts, Barrès et Maurras).

On ne peut plus, comme Lavisse l’avait fait, raconter l’histoire de France du même ton pour les enfants et pour les chercheurs. Cette forte unité organique est brisée. Il faut sans doute dissocier carrément l’enseignement de l’histoire dans le primaire de celui que l’on dispense dans le secondaire et le supérieur. Et je ne vois pas quelle autre histoire apprendre aux enfants que celle de la France, pour la simple raison que c’est le pays où ils sont appelés à vivre et dont ils doivent parler la langue. À condition d’ajouter que « l’histoire de France » n’a jamais été seulement celle de la France et qu’il faut faire l’histoire de la France dans le monde, ce qui est tout autre chose que l’histoire d’une France « dominatrice et sûre d’elle-même ».

L’Orgie analogique (Alain Finkielkraut) nous renvoie sans cesse aux années 1930. Les musulmans seraient les juifs d’avant-guerre et les populismes qui partout progressent en Europe, les nouveaux fascismes. Est-ce comparable ?

Les musulmans ne sont en rien comparables aux juifs des années 1930. Les juifs arrivés dans notre pays dans l’entre-deux-guerres étaient prêts à épouser la France. Ils y rejoignaient une population juive qui était française depuis un siècle et demi et qui, vivant en France depuis le Moyen Âge, était liée à son histoire. Quant aux populismes actuels, ils n’ont rien à voir avec les fascismes du XXe siècle. Ce sont des réactions nationalistes et populaires devant les pressions extérieures migratoires ou celles de la mondialisation.

Mais si on veut dire que les démocraties européennes, et la France laïque au premier chef, ont du mal à appréhender un phénomène aussi neuf et étranger à ce qu’elle est devenue que le totalitarisme islamique, comme elles ont eu du mal à comprendre le phénomène nazi, alors oui, peut-être…"

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