Patrice Gueniffey, historien. 9 décembre 2018
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Le Point : Quelles sont les racines de cette contestation de la légitimité du pouvoir ?
Patrice Gueniffey : On en revient à l’égalitarisme. Cette passion française ne fait pas de la France un pays plus égalitaire, mais elle traduit l’absence de déférence qui chez nous ne permet pas d’atténuer le sentiment d’injustice. Mais pourquoi une telle passion ? On pourrait remonter jusqu’aux Gaulois indisciplinés, vitupérés récemment par le président, divisés entre une multitude de tribus guerrières qui, au moment de l’invasion romaine, préférèrent la défaite à l’union. Ce système, qu’on retrouve chez les envahisseurs francs, se prolonge sous les Capétiens, la royauté s’évertuant pendant de longs siècles, pour s’affirmer face à des seigneurs parfois plus puissants qu’elle, à affaiblir les grands en s’alliant aux communes, à qui elle accorde de multiples exemptions. Dès lors, la déférence sociale a été une denrée rare en France, à la différence de l’Angleterre, où le peuple s’est souvent révolté, mais sans jamais mettre en cause la position dominante de la gentry, cette oligarchie propriétaire qui réunissait entre ses mains tous les genres de pouvoirs. En France, le roi choisit souvent ses conseillers en dehors de la noblesse, il s’est appuyé sur les Communes (le futur tiers état) pour amenuiser, sinon la richesse, du moins l’influence politique des privilégiés, afin de ne pas être dans leur dépendance. Plus l’Etat se développe, se renforce et se centralise, plus l’égalité gagne dans la société, au détriment des ordres privilégiés et des corps intermédiaires. L’Etat et l’égalité se nourrissent réciproquement, contribuant à la délégitimation des privilèges fondés sur le sang ou l’état (noblesse et Eglise).
Pourtant, jusqu’à la Révolution, hormis dans certains textes politiques du XVIIIe siècle, le pouvoir royal n’est pas, lui, remis en question.
En effet. Les choses changent lorsque les Parlements, en fait des cours judiciaires, prétendent exercer, au nom de la nation, un droit de contrôle sur les lois. Ils vont être les principaux opposants aux réformes, c’est-à-dire aux efforts des ministres du roi pour abolir les exemptions fiscales, dont beaucoup de Français bénéficiaient à un titre ou à un autre, et pour généraliser et augmenter l’impôt afin de remplir les caisses vides du Trésor. A cette époque, le pouvoir est réformateur, l’opposition ne l’est pas. La Révolution de 1789 sera l’aboutissement de cette longue crise qui affaiblit peu à peu la monarchie. Mais à peine les Etats généraux sont-ils réunis que la crise repart en s’adaptant à la conjoncture nouvelle : ce ne sont plus les ministres du roi qui sont la cible de la méfiance, mais les représentants du peuple, accusés de trahir le vœu de leurs électeurs. Les comités et les clubs se multiplient qui réclament le droit de surveiller l’action de leurs élus et, si nécessaire, de les révoquer.
Cette méfiance inoculée par la Révolution va-t-elle perdurer ?
Les exemples en sont légion. Février 1831 : l’église Saint-Germain-l’Auxerrois est mise à sac, car on accuse le régime de la monarchie de Juillet de ne pas respecter l’esprit de la révolution de 1830 et de vouloir en revenir à la Restauration. Quelques mois après la révolution de 1848, les ouvriers des Ateliers nationaux se soulèvent à Paris contre l’Assemblée nationale, qui envoie la Garde nationale et l’armée. La répression sera terrible. Que représente la Commune de 1870 ? Un refus socialiste et patriotique de la légitimité de la République proclamée en septembre 1870, mais qui a signé un armistice jugé infamant. On pourrait aussi énumérer les crises - boulangisme, ligues, 6 février 1934 - où le régime et les élites sont violemment contestés. N’oublions pas la dimension antiparlementaire de mai 1958, lorsque de Gaulle instaure un autre modèle, assez antiparlementaire et qui renoue de fait avec la figure royale. Défiance politique et passion égalitaire marchent de concert dans l’histoire française. Tantôt les élites en sont victimes, tantôt le pouvoir, et les deux lorsqu’ils sont jugés complices. Précisons qu’il ne s’agit pas toujours de fantasmes. Michelet y voyait pourtant la preuve d’une immaturité française que traduit l’oscillation permanente entre la révolte et l’adulation du pouvoir. Les Français ne sont pas des Anglais, c’est ainsi. Napoléon le dit au ministre britannique James Fox : « Vous autres, Anglais, vous pouvez augmenter à volonté les impôts ; en France, on ne peut gouverner contre l’opinion des citoyens. »
On en revient au politique. Pourquoi ce rendez-vous manqué de la France avec le parlementarisme ?
On peut remonter au XVe siècle, à l’époque où la plupart des royaumes et principautés d’Europe se dotent d’assemblées de formes variées, diètes, conseils, cortès, qui vont établir entre le prince et ses sujets des corps intermédiaires. Rien de tel en France, où l’Etat se renforce sur l’affaiblissement de ces corps. Louis XI, après la catastrophe de la guerre de Cent Ans, trouvant le pays ruiné et divisé, contribue à l’absolutisation du pouvoir. En deux cents ans, la France va vivre trois crises majeures, la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion, la Fronde : chaque fois, avec Louis XI, Henri IV, Louis XIV, elle a apporté la même réponse, la concentration de l’autorité, non en supprimant les pouvoirs intermédiaires, mais en les vidant de leur substance et en empilant les structures.
Au XIXe siècle, il existe pourtant des tentatives de monarchie parlementaire…
Elles n’ont pas réussi. La royauté décapitée en 1793, il était difficile de refaire une monarchie. Peut-être impossible. Et le souvenir écrasant de l’épopée napoléonienne n’aidait pas les nouveaux dirigeants. Le seul moment peut-être où la France aurait pu emprunter cette voie est la fin du second Empire, qui, en 1870, s’était libéralisé et ralliait à lui une partie de l’opposition. Sans la guerre de 1870, peut-être la France aurait-elle trouvé dans ce cadre la stabilité qu’elle cherchait en vain depuis près d’un siècle.
N’y a-t-il pas eu des moments de consensus autour de la IIIe République ?
En effet, les années 1880 ont marqué une embellie. Mais très vite les affaires, Panama, Dreyfus, l’ont fragilisée. La victoire de 1918 lui a octroyé un bail supplémentaire, les années 1920 exprimant cet enthousiasme. Mais, dès le début des années 1930, la crise reprend.
La Ve République a pourtant incarné une légitimité où le peuple s’est senti représenté.
Parce que, sous une forme républicaine (le suffrage universel), elle renoue avec la monarchie incarnée par le chef de l’exécutif. Les choses ont changé depuis 1962. Nos institutions, on le voit bien, peinent à assurer la légitimité des dirigeants. Elles ne produisent plus ni efficacité politique ni cohésion sociale. On a trop oublié l’esprit de la Ve : tantôt le parlementarisme revient (quinquennat Hollande), tantôt l’exécutif (Macron) oublie que la Ve repose d’un côté sur la distinction entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, de l’autre sur un équilibre subtil entre régime présidentiel et régime parlementaire."
Lire "Gilets jaunes - Patrice Gueniffey : « L’égalitarisme, cette passion française »".
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