Revue de presse

P. Cabanel : « Le fantasme de l’homogénéité religieuse n’a jamais disparu » (lemonde.fr , 9 juin 24 ; Le Monde, 2 août 24)

(lemonde.fr , 9 juin 24 ; Le Monde, 2 août 24). Patrick Cabanel, historien 2 août 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Patrick Cabanel, Le Droit de croire. La France et ses minorités religieuses, XVIe-XXIe siècle, éd. Passés composés, avril 2024, 384 pages, 23 euros.

"L’historien analyse, dans un entretien au « Monde », les relations que l’Etat et la société nouent avec les minorités religieuses en France, de l’irruption du protestantisme jusqu’à notre XXIe siècle sécularisé, où toutes les religions sont devenues minoritaires.

Propos recueillis par Cyprien Mycinski

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Lire "Patrick Cabanel, historien : « Le fantasme de l’homogénéité religieuse n’a jamais disparu en France »".

Eminent spécialiste de l’histoire des protestants français, Patrick Cabanel s’est penché, dans Le Droit de croire. La France et ses minorités religieuses, XVIe-XXIe siècle (Passés composés, 384 pages, 23 euros), sur la construction du pluralisme religieux dans l’Hexagone.

Il s’intéresse, sur le temps long, aux relations que l’Etat a nouées avec les différentes minorités religieuses présentes sur le territoire national. De l’irruption du protestantisme dans la France toute catholique du XVIe siècle à ce début de XXIe siècle où, au sein d’une République laïque et d’une société sécularisée, toutes les religions sont devenues minoritaires, il raconte l’histoire d’un pays oscillant entre une fascination pour l’unité et la gestion de la diversité.

Avec l’apparition du protestantisme au XVIe siècle, la France est confrontée à une première forme de pluralité religieuse. Comment l’Etat gère-t-il alors cette situation ?

Au Moyen Age, la France avait déjà connu la présence de minuscules minorités juives, vaudoises ou cathares. Mais il s’agissait de groupes marginaux qu’on avait écrasés ou expulsés. Avec la Réforme, la situation n’est plus la même. Les protestants français représentent rapidement une minorité substantielle – sans doute 10 % à 12 % de la population vers 1560.

Dans un premier temps, la monarchie française voulut éradiquer le protestantisme, mais cela s’est avéré impossible. Au seuil des années 1560, elle se décide donc à le « tolérer ». Au XVIe siècle, le terme n’a pas le sens positif qu’il a aujourd’hui : il signifie uniquement que l’on accepte ce qu’on ne parvient pas à faire disparaître.

En janvier 1562 est ainsi adopté un édit de pacification qui organise un premier « vivre-ensemble » minimal. L’Etat reste catholique et les protestants sont discriminés juridiquement, mais ils obtiennent malgré tout une certaine liberté de conscience et de culte. C’est une première forme de gestion de la pluralité religieuse.

Toutefois, les guerres de religion éclatent quelques semaines seulement après l’adoption de cet édit de janvier. Elles s’achèveront en 1598, lorsque Henri IV parviendra à imposer l’édit de Nantes – très proche sur le fond de l’édit de janvier.

L’édit de Nantes fut néanmoins révoqué en 1685. Comment comprendre que l’on renoue alors avec le fantasme de l’homogénéité religieuse ?

Parce que ce fantasme n’avait jamais disparu ! La division est toujours douloureuse et le retour à l’unité n’a donc jamais cessé d’être un horizon. Cet idéal d’homogénéité est d’ailleurs sans doute encore plus puissant dans les sociétés catholiques, hantées par l’angoisse des schismes et des hérésies.

En vérité, l’édit de Nantes lui-même témoignait de l’espoir que la division religieuse s’éteigne au plus vite : dans son préambule, il est expliqué que le texte vise seulement à organiser une division religieuse de facto que l’on souhaite aussi brève que possible.

Près d’un siècle plus tard, après avoir envoyé ses troupes [surnommées les « dragons »] dans les régions protestantes et obtenu par la force des conversions massives – c’est l’épisode des « dragonnades » –, Louis XIV estime que la providence a permis la réunion de tous les Français au sein de l’Eglise catholique : en 1685, il révoque un édit de Nantes [avec l’édit de Fontainebleau] devenu caduc à ses yeux.

Ce rêve d’homogénéité s’est-il manifesté dans d’autres circonstances au cours de l’histoire de France ?

Oui, il est arrivé qu’on veuille imposer l’unité intellectuelle et spirituelle au peuple. Ce fut le cas durant la Terreur, par exemple. La « déchristianisation révolutionnaire » témoigne alors que le rêve catholique d’unité a pu, dans l’histoire de France, être retourné contre le catholicisme. Edgar Quinet [1803-1875] l’avait compris, qui voyait dans la Terreur un 1685 inversé.

Charles Maurras [1868-1952], qui entendait revenir à la France d’avant la Révolution, espérait quant à lui retrouver l’homogénéité catholique du pays et vomissait donc juifs et protestants. Vichy trouve là l’une de ses inspirations, même si Pétain ne s’est jamais montré hostile au protestantisme.

Vous observez que souvent, au cours de l’histoire, les minorités religieuses ont noué une relation étroite avec l’Etat. Comment l’expliquez-vous ?

Jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes en 1685, les protestants ont été d’enthousiastes partisans de l’absolutisme. Plus tard, comme les juifs, ils sont devenus de fervents adeptes de Napoléon, puis de la République.

Si les minorités soutiennent ainsi l’Etat, c’est qu’elles craignent la majorité, toujours susceptible de se retourner brutalement contre elles. Les protestants se souviennent des massacres de la Saint-Barthélemy [1572] et les juifs ont la mémoire des pogroms. Les uns et les autres savent donc que, face à une population majoritaire parfois bouillante de haine, l’Etat est « froid ». Ainsi, quand il n’est pas hostile, il est garant d’une certaine sécurité.

Selon vous, c’est dans le contexte de la révocation de l’édit de Nantes que le philosophe Pierre Bayle (1647-1706) développe une première pensée moderne sur le pluralisme religieux. Quelle est cette réflexion ?

Pierre Bayle sait d’expérience ce que signifie la fin de la liberté religieuse. Huguenot, il est contraint à l’exil en Hollande tandis que son frère, pasteur, meurt dans les geôles de Louis XIV. Dans les mois qui suivent immédiatement la révocation, Bayle rédige un essai passé à la postérité sous le titre De la tolérance. Il y développe l’idée que le pluralisme religieux doit non seulement être toléré, mais qu’il est bénéfique à la société et à l’Etat.

En effet, si plusieurs religions cohabitent dans un pays, explique-t-il, elles seront en compétition pour attirer des fidèles et cela générera une forme d’émulation positive. Elles se feront plus vertueuses, plus charitables, etc. Son argumentation emprunte presque à l’économie politique : pour Bayle, le monopole religieux est néfaste, la religion unique n’ayant alors aucun effort à faire pour préserver sa « clientèle ». Au contraire, un « marché » religieux ouvert bénéficie aux « consommateurs » puisque la qualité des « produits » que sont les différentes confessions s’améliore du fait de la concurrence.

En une vingtaine d’années, de 1787 à 1808, on passe d’une France catholique à un Etat qui organise le pluralisme religieux. Comment cette bascule se réalise-t-elle ?

On peut distinguer trois étapes. En 1787 est adopté un édit [l’édit de Versailles est signé par Louis XVI le 7 novembre 1787 et enregistré au Parlement le 29 janvier 1788] qui admet la présence de protestants en France et crée pour eux un état civil. Depuis 1685, tous les Français étaient officiellement catholiques et l’Eglise romaine seule enregistrait baptêmes, mariages et sépultures.

Le problème est que l’étroite minorité protestante qui s’était maintenue refusait souvent de recevoir ces sacrements, ce qui créait des situations compliquées. Par exemple, les enfants d’un couple qui ne s’était pas marié à l’église étaient considérés comme des bâtards et ne pouvaient hériter. L’édit de 1787 est donc un texte pratique, qui vise uniquement à mettre un terme à un désordre social.

Vient ensuite la Révolution, avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui proclame la liberté de conscience et de culte. La citoyenneté est accordée à tous les Français, y compris les juifs en 1791, ce qui est une nouveauté absolue.

Enfin, la troisième étape a lieu sous le Consulat et l’Empire napoléonien, avec le concordat de 1801, les articles organiques de 1802 et les décrets sur les juifs de 1808. Dans ce « régime concordataire », l’Etat reconnaît et finance quatre cultes : le catholique, le luthérien, le réformé [ces deux branches du protestantisme se distinguent, notamment, par une vision différente de l’eucharistie] et le juif.

La loi de 1905 marque l’avènement d’un pluralisme que vous qualifiez d’« absolu ». Pourquoi ?

Avant 1905, il y avait des cultes « reconnus » et d’autres qui ne l’étaient pas. C’était le cas de minorités infimes, comme les anglicans, les orthodoxes, les musulmans… Si l’Etat assurait alors la liberté de conscience et de culte pour toutes les confessions, celles qui étaient « reconnues » étaient privilégiées puisqu’elles recevaient de l’argent public.

Avec la loi de 1905, l’Etat devient pleinement laïque. Il ne reconnaît ni ne finance aucun culte : sa neutralité religieuse est complète. Le pluralisme est désormais absolu.

Vous remarquez toutefois que le régime des cultes « reconnus » n’a pas intégralement disparu…

En effet, cela était prévu dès la loi de 1905. Celle-ci garantit à tous les citoyens la liberté de culte, mais certains citoyens ne sont pas en mesure d’aller aux offices. C’est le cas des militaires, des prisonniers, des personnes hospitalisées… L’Etat continue donc de financer les aumôneries, pour que des religions puissent faire venir le culte à ceux qui ne peuvent s’y rendre.

L’Etat verse aussi de l’argent public à plusieurs confessions et familles de pensée pour qu’elles diffusent des émissions religieuses à la radio et à la télévision, notamment à destination des personnes âgées qui ne se déplacent plus. En ce sens, se maintient dans quelques secteurs un système de cultes « reconnus », qui bénéficie avant tout à quatre religions : le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme et l’islam.

Depuis les années 1970, l’islam est devenu la deuxième religion de France. Quelle relation l’Etat a-t-il nouée avec le culte musulman ?

Dans sa relation avec l’islam, l’enjeu principal pour l’Etat est de pouvoir dialoguer avec un interlocuteur représentatif afin de gérer avec lui les questions qui se posent quant à l’organisation du culte. Des interlocuteurs de ce type existent pour les différentes confessions (la Conférence des évêques de France, la Fédération protestante…).

Depuis une trentaine d’années, l’Etat veut faire émerger une structure équivalente pour l’islam. Ce fut d’abord le Conseil français du culte musulman, et c’est, depuis 2021, le Forum de l’islam de France. Le problème est que l’islam français est beaucoup trop divisé, aussi bien religieusement qu’en fonction des origines nationales (algérienne, marocaine, turque, etc.). Aucune structure n’a pour l’instant réussi à être acceptée par l’ensemble des tendances.

Avec une moitié des Français se disant « sans religion », toutes les confessions sont désormais minoritaires. Vous estimez toutefois que les catholiques ne peuvent qu’être une minorité « anormale ». Pourquoi ?

Dans l’histoire de France, les catholiques ont non seulement toujours été majoritaires, mais ils ont longtemps représenté la quasi-totalité de la population. Au début du XXe siècle encore, 98 % des Français étaient catholiques, au moins nominalement.

Si les catholiques ne peuvent être une minorité comme les autres, c’est d’abord parce que l’imprégnation catholique de la culture française est extrêmement profonde. Il suffit de songer au paysage quotidien, avec sa cathédrale ou son église de village.

D’autre part, la situation actuelle conduit les catholiques français à devoir apprendre à être minoritaires alors qu’ils ne l’ont jamais été, ce qui peut susciter des crispations chez certains. Reste que l’Eglise catholique elle-même apprend à ses fidèles le pluralisme religieux. Depuis le concile Vatican II [octobre 1962-décembre 1965], elle a en effet beaucoup œuvré pour l’échange avec les non-catholiques, notamment en promouvant l’œcuménisme et le dialogue interreligieux.

Le pluralisme religieux de la France d’aujourd’hui est historiquement inédit. Vous risqueriez-vous à des scénarios pour l’avenir ?

La prospective est dangereuse pour un historien ! Mais je m’y essaie tout de même. Le scénario d’un « réveil » catholique n’est pas à exclure, l’histoire en a donné des exemples.

Toutefois, si l’on prolonge les courbes actuelles avec un catholicisme en baisse et un islam en hausse, le plus probable est que l’on en arrive, vers le milieu du XXIe siècle, à une situation où, à côté d’une majorité religieusement indifférente, le catholicisme et l’islam représenteraient deux minorités substantielles : une forme de « tripartisme » religieux parfaitement inouï.

On compterait également d’autres minorités, mais très nettement moins importantes numériquement, dont la juive. Reste le protestantisme, qui représente aujourd’hui environ 3 % de la population. Tiré par le courant évangélique, le protestantisme français a recommencé à croître pour la première fois depuis plus de quatre siècles. Pourrait-il (re)devenir une minorité conséquente en France ? Ce n’est pas tout à fait inenvisageable.

Malgré le pluralisme, les chrétiens sont les seuls à avoir des jours fériés. En outre, les églises construites avant 1905 sont propriétés publiques, tout en restant affectées au seul culte catholique, même lorsque celui-ci n’y a plus de fidèles… Cette situation conduit parfois à parler de « catho-laïcité », qu’en pensez-vous ?

De fait, le christianisme jouit d’une présence millénaire qui ne saurait être effacée facilement, comme on le voit avec les jours fériés, pour beaucoup chrétiens – et même uniquement catholique pour le 15 août. Le fait que les cathédrales et églises catholiques construites avant 1905 sont à la charge des départements et des communes – alors que temples et synagogues sont à la charge de leurs fidèles – est lié au refus de la loi de 1905 et de la constitution d’associations cultuelles par la seule Eglise catholique, ce qui a contraint l’Etat à choisir cette solution alternative. Refus gagnant pour l’Eglise…

Si l’on ajoute le très large financement public d’un enseignement catholique qui, par ailleurs, est de plus en plus l’outil d’une ségrégation scolaire et sociale plébiscitée par la bourgeoisie, gauche comprise, alors on peut estimer que la laïcité française fait la part belle à une Eglise catholique qui fut fondamentalement antilaïque.


Lire aussi Catho-laïcité : le retour (P. Kessel, 28 nov. 16),
dans la Revue de presse la rubrique Religions, églises (note de la réaction CLR).


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