Pascal Bruckner, philosophe, auteur de "Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité" (Grasset). 14 février 2018
"Si Bruckner ne veut rien dire de l’affaire qui a plongé Tariq Ramadan dans la tourmente, il connaît avec précision les méthodes et la doctrine du prédicateur. À l’entendre, elles méritaient à elles seules une vigilance de tous les instants. Selon lui, l’islamologue a parfaitement intégré le progressisme européen pour mieux l’utiliser au service d’un islam politique et radical. C’est par cette méthode qu’il est parvenu à joindre à ses combats une partie de la gauche libérale comme la gauche anticapitaliste.
LE FIGARO.- Si la mise en examen pour viols de Tariq Ramadan tient de la chronique judiciaire, son impact va bien au-delà...
Pascal BRUCKNER.- Le vrai scandale ne réside pas seulement dans les accusations dont il est l’objet, et qui seront ou non confirmées, il est dans les complicités idéologiques dont il a bénéficié depuis vingt ans, dans la cécité des élites européennes à son égard. Tariq Ramadan a vite compris qu’il fallait attaquer l’Europe par son flanc progressiste, séduire une gauche en plein désarroi, toujours prête aux acrobaties idéologiques pour se consoler de la perte du prolétariat alors que les conservateurs, ancrés dans les traditions, seraient plus durs à convaincre. Le seul homme politique qui l’ait démoli à la télévision en 2003, c’est Nicolas Sarkozy ! Il suffisait de lire ses livres ou d’écouter ses discours pour comprendre les ambiguïtés de sa doctrine. S’il a vraiment commis les actes décrits par ses victimes, alors ce moralisateur qui n’avait que le mot vertu à la bouche est d’une duplicité vertigineuse. Il me fait penser au pasteur psychopathe de La Nuit du chasseur de Charles Laughton avec Robert Mitchum (1956). À gauche, seule Caroline Fourest avait osé l’attaquer dans Frère Tariq paru en 2004, dénonçant le double jeu du prédicateur, livre qui lui avait valu insultes, menaces de mort et ricanements des esprits forts.
Vous avez débattu avec lui…
Une première fois en 2004 à propos de la loi sur le voile islamique. Il m’avait dit : « Que faites-vous de la pudeur des femmes ? », je lui avais rétorqué : « Que faites-vous de la pudeur des hommes ? Pourquoi ne pas les coiffer d’un fichu Dior ou Hermès ? » Je l’ai revu à Genève à la fin du mois d’avril 2017 : il n’avait pas modifié d’un iota ses positions. Je lui ai demandé s’il avait réfléchi depuis 2003 à ses déclarations insensées sur la lapidation des femmes face à Nicolas Sarkozy (il avait demandé un moratoire !), il m’a répondu « vous n’allez pas recommencer avec ça ! ». Il a aussi dans une vidéo défendu les mutilations génitales féminines au nom du respect de la tradition. Tariq Ramadan, c’est l’homme qui a dit au moment des attentats : « Je ne suis ni Charlie ni Paris, je suis perquisitionnable. » En d’autres termes, qu’importent les morts, le scandale, c’est que la police tente de traquer les terroristes. Son fond de sauce idéologique est simple : l’islam est victime toujours et en tous lieux, quoiqu’il fasse, même quand, en son nom, des fanatiques tuent, assassinent, massacrent.
L’AFP l’a pudiquement qualifié de « théologien suisse ». Quelle est sa place dans l’islam européen ?
Il est à mon sens l’un des leaders des Frères musulmans en Europe. Celui de la reconquête pacifique de l’Europe par la prédication après la perte de l’Andalousie en I492 et la défaite des armées ottomanes devant Vienne en I683. Ramadan a su concilier avec talent la rhétorique anticapitaliste sans sacrifier la doctrine islamiste. Il est un télévangéliste en terre infidèle, capable de donner des gages aux Kafir (« mécréants ») pour mieux avancer ses pions. Élégant, éloquent, il a été l’homme de la synthèse entre une interprétation rigoriste de sa religion et un accommodement avec les incroyants.
Tel un miroir, il réfléchissait chaque fois l’opinion de ses interlocuteurs, accordant à chacun ce qu’il en attendait. Il se donnait même la générosité de défendre le christianisme (notamment les crèches dans les mairies) tout en expliquant que la France était d’ores et déjà un pays musulman. En février 2016, au congrès de l’UOIF, il proclamait : « La France est une culture maintenant musulmane. La langue française est une langue de l’islam. Vous avez la capacité culturelle de faire que la culture française soit considérée comme une culture musulmane parmi les cultures musulmanes. » C’est toute l’habileté des Frères musulmans par rapport aux djihadistes que de défendre la patience, l’entrisme, le combat culturel, la démographie, le djihad par la persuasion.
Il a été le conseiller de Tony Blair…
L’aveuglement des Anglo-Saxons sur l’islam politique est effrayant. Pour eux, la religion du prophète est parfaite, le terrorisme n’a rien à voir avec elle. Aux États-Unis comme en Angleterre, attaquer Tariq Ramadan vous valait encore récemment une accusation de racisme. Aujourd’hui même, la « féministe » Joan Scott et l’éditorialiste au New Yorker Adam Shatz, tous deux francophobes rabiques, osent écrire que le procès intenté à Ramadan flatte l’« islamophobie » des Français. Souvenons-nous que l’université d’Oxford lui a attribué une chaire (payée par le Qatar). En France, la gauche de la gauche s’est également fourvoyée à ses côtés : Alain Gresh, ancien directeur du Monde diplomatique, Edgar Morin sans oublier Mediapart totalement inféodée et qui tente aujourd’hui, de dénégations en contre-feu, de s’en dégager.
Il faut reconnaître à Tariq Ramadan un talent indéniable : il est capable de lancer la pire perfidie avec le sourire et de jouer avec finesse sur la nature humaine. Il s’agissait presque d’un phénomène d’envoûtement. Je me souviens d’une vidéo éloquente, lors d’un meeting contre « l’islamophobie » quelques jours après les attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher. Ramadan accueillait Edwy Plenel sous les applaudissements, l’inondait de compliments et Plenel se contorsionnait, ronronnait comme un vieux matou. J’ai admiré ce savoir-faire. Flatterie et caresse, emprise et magnétisme. Mohamed Louizi, cet ingénieur qui vient de publier une note passionnante pour laFondapol, a quitté Mediapart pour son allégeance aux Frères musulmans.
La une de Charlie sur Ramadan au mois de novembre leur avait valu insultes et menaces…
Charlie a été un formidable révélateur d’une certaine gauche qui ne sait plus à quel intégriste se vouer pour imaginer un avenir radieux. L’offense faite au prêcheur puis la semaine suivante la remise en cause d’Edwy Plenel, coupable de n’avoir rien dit et rien vu, a poussé ce dernier à la faute et à se comparer aux résistants de la Seconde Guerre mondiale contre Vichy. Le monde à l’envers ! Après quoi nous avons vu la pétition des 150 pour défendre Mediapart : Thomas Piketty, Caroline de Haas, Edgar Morin, entre autres. Quelle misère ! L’éclipse de Ramadan, qui n’a aucun successeur digne de ce nom - Marwan Muhammad du CCIF (Comité contre l’islamophobie en France), n’a ni son talent ni sa combativité - est une catastrophe pour le courant fondamentaliste comme pour l’ultra-gauche, tous deux orphelins de leur gourou. Les « rouges verts » sont en deuil. C’est aussi une excellente nouvelle pour l’islam de France, enfin débarrassé de ce faux prophète : le prédicateur Tariq Ramadan n’était pas moins dangereux que le (présumé) prédateur."
Lire "Pascal Bruckner : « Tariq Ramadan rêvait d’une conquête pacifique de l’Europe »".
Voir aussi la rubrique Tariq Ramadan (note du CLR).
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