Pascal Bruckner, philosophe. 23 mai 2016
"[...] Cette gauche radicale a la police pour adversaire. Le 11 janvier est-il déjà oublié ?
Nuit debout, c’est aussi un crachat lancé au visage des victimes de janvier et de novembre 2015. L’un des leaders du mouvement a expliqué que la place de la République est habitée de passions tristes et qu’il faut y substituer une subversion joyeuse. On n’a pas osé arracher les fleurs et les témoignages de solidarité, mais on voit bien que ce sont deux mondes qui s’ignorent. La vérité est que, pour l’ultra-gauche, il n’y a pas eu d’attentats : la France a payé sa politique belliqueuse et « islamophobe » et l’a bien cherché. Il faut combattre le seul ennemi : l’économie de marché, la bourgeoisie et ses laquais, l’État et la police.
[...] L’islam a-t-il fracturé la gauche ?
Depuis 1989, la gauche démocratique prétend avoir fait son aggiornamento sinon à l’égard du capitalisme, du moins à l’égard du totalitarisme. En réalité, toute l’ultra-gauche est encore habitée par le rêve totalitaire, celui de la révolution totale. En perte de vitesse pendant vingt-cinq ans après la chute du communisme, années durant lesquelles elle a remâché son amertume, elle a reçu avec le 11 septembre 2001 un formidable coup de pouce. Elle peut enfin conjoindre son ressentiment avec celui de l’islamisme. Elle a perdu la classe ouvrière qui s’est embourgeoisée, le tiers-monde qui s’est converti au capitalisme, la Chine, l’Inde, le Brésil, une partie de l’Afrique. Ne reste que l’islam radical. Les bombes, les attentats suicides renouent avec la stratégie des mouvements insurrectionnels. Toute l’ultra-gauche est fascinée par la puissance éruptive du djihadisme. Cette alliance a été théorisée par le Socialist Workers Party (des trotskistes) en Angleterre : sous certaines conditions, l’alliance avec les musulmans même rétrogrades est nécessaire pour ébranler la forteresse capitaliste. Ce qu’on a raté avec les prolétariats, le tiers-monde, on va le réaliser avec ce monothéisme sacrificiel dont les fidèles forment un prolétariat de substitution. C’est ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme.
Que vous inspire l’invitation de Black M à Verdun ?
Je ne connais pas ce chanteur, dont on dit qu’il a regretté ses propos antisémites, homophobes et sectaires. Mais quel est le bureaucrate « djeuniste » qui a eu l’idée saugrenue d’organiser un concert de rap à Verdun ? Aux grandes douleurs il faut de la grande musique. Ce qu’on aurait dû faire pour le centenaire de la bataille de Verdun, c’est ce qu’a fait Rostropovitch après la chute du Mur où il avait interprété une suite de Bach, c’est ce qu’ont fait les Russes à Palmyre en organisant un magnifique concert après la libération de la ville.
« Tout est culture », dirait pourtant Jack Lang…
Une gauche soucieuse de transmission et de beauté, dans la lignée de Jean Zay, de Léon Blum ou de Jaurès, ne peut pas mettre sur le même plan le rap, la pop, le jazz et Bach. Pourquoi pas une rave party à Hiroshima ou une « teuf » à Dachau ? L’industrie du divertissement n’a pas à se réapproprier l’intégralité de notre histoire. Se soucier de culture, c’est se soucier de continuité, c’est donc évaluer, c’est donc rejeter, hiérarchiser. On ne célèbre pas la bataille de Verdun dont le poids symbolique est immense avec une musique de variété. Convertir le tragique en festif est le péché originel de la gauche depuis Mitterrand. Ce gouvernement est, hélas, insensible. Il n’a pas vu l’outrage fait à la mémoire française qu’était cette invitation de Black M. Et comme pour rajouter la sottise à l’aveuglement, voilà qu’il crie au fascisme face à l’annulation du concert.
Pouvait-il céder face au FN ?
Il est regrettable que la gauche n’ait pas été la première à se mobiliser contre l’invitation de Black M à Verdun et ait laissé la protestation légitime au Front national. Mme Azoulay, dont on se demande si elle sait qui est Black M, a crié au retour « d’un ordre moral nauséabond » : c’est désolant. Cet antifascisme est tragiquement bête. L’antifascisme a été la grande stratégie du Komintern pour discréditer ses adversaires, mais on pouvait espérer que dans un gouvernement social-démocrate il y ait un petit peu plus de discernement. La faiblesse de la gauche est préoccupante : elle oscille entre dogmatisme et frivolité, la révolution permanente d’un côté, le fun de l’autre. Elle se veut subversive et sympa.
[...] La gauche a-t-elle perdu la bataille des idées ?
Quand Le Monde et Libération essayent de dresser une liste des « intellectuels de gauche », ils n’en trouvent pas ou très peu. Les colonnes vides remplacent celles qui, dans les années 1970, débordaient de noms puisque les deux termes étaient synonymes. On rameute des profs obscurs, des théoriciens de seconde zone dont le seul mode de penser est l’anathème : « Maudits soient ceux qui ont tourné leur veste. » Cette gauche qui est en train de perdre le magistère de la pensée n’a d’autres ressources que de qualifier les déviants de « réactionnaires ». Mais est réactionnaire à leurs yeux celui qui prend en compte la complexité des choses et se refuse à réduire le réel à une seule idée, un seul slogan. Cette injure doit devenir un titre de fierté. Je plaide pour une forme de « réac pride ». La gauche, aux abois, devrait saisir l’occasion historique de se réformer. Mais elle reste incapable de se détacher du surmoi de l’ultra-gauche (qui influence aussi une partie de la droite) et continue de lui obéir. C’est à elle qu’elle continue à rendre des comptes. Quiconque agit, légifère doit se mesurer à cette toise idéologique qui a remplacé l’Église et les autorités morales. Tant que la social-démocratie restera hantée par ce bolchevisme mou, elle sera incapable de se transformer. Le gauchisme est devenu la maladie sénile du socialisme."
Lire " Pascal Bruckner : « Réactionnaire ! Cette injure doit devenir un titre de fierté »".
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