Revue de presse

P. Bruckner : "Cette gauche devenue antisémite par antiracisme" (Le Point, 27 juin 24)

(Le Point, 27 juin 24). Pascal Bruckner, philosophe, auteur de "Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros" (Grasset, 2024). 2 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Cette gauche devenue antisémite par antiracisme".

"Depuis les années 1930, la gauche dégaine l’artillerie antifasciste à l’endroit de tout adversaire qui la menace. L’on peut nourrir une allergie radicale à l’égard du RN, son incompétence économique, sa xénophobie, son allégeance à Moscou et, par voie d’inconséquence, à l’Iran et au Hamas, son lourd passif extrémiste, mais « nazifier » Marine Le Pen et Jordan Bardella n’a d’autre pertinence que polémique. En tout cas pour l’instant, même si l’on peut craindre un retour du refoulé. Entre-temps s’est produit un étrange renversement : l’antisémitisme, passion de la droite nationale, est passé dans le camp de la gauche décoloniale.

La judéophobie « progressiste » a une longue tradition depuis Karl Marx dénonçant « la nationalité chimérique » des Juifs adonnés à l’argent jusqu’à Jules Guesde, anti-dreyfusard déterminé, sans oublier le communiste Benoît Frachon qui, en 1967, pourfendait la « tribu cosmopolite des banquiers ». À leurs yeux, le Juif incarnait le ploutocrate honni qui affame et exploite les peuples. La naissance d’Israël va rajouter à ces griefs celui de colonialisme : ce minuscule foyer national est suspecté de poursuivre à son échelle la grande aventure impérialiste de l’Occident.

Au déporté de l’après-guerre, objet de toutes les sollicitudes, succède le colon armé et raciste, cible de toutes les colères. Fondé sur une spoliation, l’État hébreu, nation de parias, devint peu à peu, aux yeux de ses détracteurs, le paria des nations. Les Juifs, jadis victimes exemplaires, ont perdu cette couronne au profit des Palestiniens dont le procès en béatification se poursuit sans relâche depuis un demi-siècle. Au Proche-Orient se jouerait un combat titanesque pour le titre mondial de « réprouvé » : les Juifs ont démérité de la palme du martyre qui revient désormais aux Arabes. Israël est deux fois condamnable : appendice occidental enkysté en Orient, il masque son appétit territorial sous le paravent d’un tort insurmontable, le génocide. Voilà que la haine de l’Occident, de part et d’autre de l’Atlantique, passe désormais, et surtout après le 7 octobre 2023, par la haine des Juifs, qui en deviennent la communauté emblématique après en avoir été des siècles durant le bouc émissaire.

À cela s’ajoutent deux éléments : le wokisme postule que le « Blanc » est raciste de façon consubstantielle, qu’il le veuille ou non. Or le Juif, depuis la création d’Israël, a subi à son tour une malédiction pigmentaire : il a blanchi, a franchi la « ligne de couleur » (Enzo Traverso), est devenu un membre de la race supérieure. Sur les campus d’outre-Atlantique, on lit le conflit du Proche-Orient comme le double du combat des Afro-Américains contre les suprémacistes blancs. Enfin, le terme d’« islamophobie », réapparu dans le lexique international avec l’affaire Rushdie, vient s’offrir comme substitut à l’antisémitisme. Puisque la gauche, en mal de sujet révolutionnaire, a élu le musulman en nouveau « damné de la terre », l’« islamophobie » devient la forme du racisme dominant. Exprimer une opinion négative sur la religion du Prophète équivaut à un délit, voire un crime. Si la persécution des croyants est passible de la justice, l’examen d’une confession relève du seul esprit critique. Dans la martyrologie contemporaine, le musulman a remplacé le Juif ; mais c’est ce dernier que l’on chasse des écoles, des quartiers, que l’on contraint à la dissimulation et que l’on tue – 13 Français de confession mosaïque assassinés par des djihadistes depuis 2006. On transfère ainsi la dette morale de l’Europe du Juif au musulman, on renvoie le premier du côté du colonisateur à travers la douleur palestinienne, on hisse le second sur le podium des « maudits ». Il ne peut y avoir deux entités martyres. Au nom de la lutte contre le colonialisme, le premier devoir d’un progressiste éclairé serait d’être antisémite. Les Juifs n’ont qu’à se désolidariser d’Israël, disait déjà en 2015 le sociologue Laurent Mucchielli.

Antisémitisme par altruisme
Trait spécifique de la modernité : le nouveau racisme s’exprime de nos jours dans les mots de l’antiracisme. Cette judéophobie new-look revêt toujours les habits de la résistance à l’antisémitisme et jure, la main sur le cœur, qu’elle combat toute forme de discrimination. On a vu le tweet larmoyant de Mélenchon à propos de cette petite fille violée à Courbevoie par trois adolescents, un mini-7 Octobre à l’échelle hexagonale, alors qu’il estimait peu avant l’antisémitisme « résiduel » en France. Les jeunes gens qui à Berkeley, à Columbia ou à Sciences Po manifestent contre Netanyahou et le « génocide » des Palestiniens sont sans doute de bonne foi. Eux aussi cherchent l’étalon-or de la souffrance, la victime absolue pour qui se battre. C’est au nom de l’humanité qu’ils diabolisent Israël et disent leur aversion des sionistes : antisémitisme par altruisme.

Mais la concurrence victimaire ne fait pas une politique. Ce palestinisme-là n’est qu’une idée pure, très loin de la vie réelle des hommes et des femmes de Gaza et de Cisjordanie qu’ils sont prêts à livrer pieds et poings liés au Hamas. Quand Rima Hassan, poursuivie pour apologie du terrorisme, affirme que les déclarations de Stéphane Séjourné sur Israël sont dictées par le Conseil représentatif des institutions juives de France, quand Aymeric Caron estime que les « sionistes » n’appartiennent pas à la même humanité que lui, ils dévoilent l’un et l’autre le vrai visage de leur parti. Se souvient-on que l’ancien diplomate Stéphane Hessel, fervent supporteur du Hamas, avait affirmé en 2011 au Frankfurter Allgemeine Zeitung : « L’occupation allemande était, si on la compare avec l’occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens, une occupation relativement inoffensive, abstraction faite d’éléments d’exception comme les incarcérations, les exécutions, les internements et le vol d’œuvres d’art. » Déjà l’État d’Israël avait détrôné le IIIe Reich comme incarnation de la barbarie. Quand les Juifs oppriment, ils sont pires que les nazis.

L’héritage de Vichy à nouveaux frais
L’intransigeance des activistes du Nouveau Front populaire serait plus crédible s’ils commençaient par dénoncer leur propre tumeur fasciste en la personne de La France insoumise, à laquelle ils n’auraient jamais dû s’associer. On se trompe lourdement en invitant à voter Front populaire pour faire barrage au RN : c’est nous demander de contracter la peste pour éviter le choléra. La judéophobie de gauche serait-elle plus cool que celle de la droite extrême ? Mais entre Dieudonné, Alain Soral et Jean-Luc Mélenchon, il n’y a que l’épaisseur d’une feuille de papier. L’Europe et surtout la France croyaient avoir érigé toutes les barrières morales pour prévenir le retour de la « bête immonde ». Celle-ci nous revient recyclée par l’extrême gauche dans sa dénonciation obsessionnelle d’Israël. La célébration du Hamas, qualifié de « mouvement de résistance », l’explosion des actes antisémites après le 7 Octobre, les invectives ordurières de LFI à l’endroit de Yaël Braun-Pivet et de Raphaël Glucksmann prouvent que les Insoumis, ces complices actifs de l’islam radical, ont repris à nouveaux frais l’héritage de Vichy, tout en prétendant résister à la peste brune. Parce qu’il jouit du privilège de l’ancienneté, le Juif reste l’étalon-or de la haine raciale. Une fois la ronde des boucs émissaires épuisée, il est toujours là en dernier recours. À quand des pogroms républicains pour « dé-sioniser » la France ?"


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